Mythologies postphotographiques

Introduction

Introduction

Servanne Monjour, « Introduction », Mythologies postphotographiques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-3981-2, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/10-mythologies/introduction.html.
version 01, 01/08/2018
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Désormais, nous sommes tous photographes. Les appareils intégrés à nos téléphones nous permettent de capter, de visualiser, de modifier et de partager nos clichés sur les réseaux sociaux en moins d’une minute. Omniprésente sur nos écrans, la photographie est devenue une nouvelle forme de langage – une image conversationnelle, pour reprendre l’expression d’André Gunthert (2014). Ces mutations fascinent autant qu’elles inquiètent. Alors que les clichés s’accumulent par centaines sur nos disques durs, où l’on finit par les oublier, certaines voix s’élèvent pour se demander si, dans sa transition de l’argentique vers le numérique, la photographie n’aurait pas perdu ce qui la rendait justement photographique :

Au dix-neuvième siècle, on considérait que la peinture avait précédé, inspiré, puis été menacée par la photographie [sic], dans une lutte opposant la main à la machine. Au vingt et unième siècle, la photographie numérique, connectée, instantanée, automatique, malléable, partie intégrante de l’univers plus vaste du multimédia, pourrait bien se révéler encore plus éloignée de la photo argentique qui l’a précédée (Ritchin 2010).

Un terme s’impose peu à peu pour qualifier cette « révolution » à l’œuvre : la postphotographie. On peut évidemment s’interroger sur le sens exact que revêt ici le préfixe post-, ce marqueur théorique de la fin du XXe siècle « qui dit tout à la fois rupture et continuité, début et fin, dépassement et déclin » (Ruffel 2016) : la photographie aurait-elle vraiment disparu en même temps que ses chambres noires ? Ou bien les technologies numériques ne favoriseraient-elles pas au contraire la renaissance du média ?

Notre époque, marquée par une transition technologique accélérée, est habitée par de nombreuses incertitudes : à quel point notre humanité est-elle affectée par le progrès technique ? Maîtrisons-nous vraiment toutes ces inventions ? Ne risquons-nous pas de nous égarer dans ce qu’il est convenu désormais d’appeler la « réalité augmentée » ? L’urgence de faire face à ces problématiques est bien réelle. Car ce que l’on craint finalement, c’est de voir certains grands romans de science-fiction et d’anticipation, du Frankenstein de Shelley (1818) au 1984 d’Orwell (1949), devenir réalité. Contaminé par cet imaginaire, le terrain critique et théorique a lui-même tendance à se diviser entre une obsession de l’apocalypse et une tentation téléologique. Le champ photographique n’échappe pas à la règle. D’un côté, le numérique est accusé de façonner des images virtuelles, dématérialisées, sans art, artificielles et trompeuses. De l’autre, on ne peut s’empêcher d’en reconnaître les indéniables qualités et potentialités techniques : plus rapide, plus facile, plus léger et plus précis, l’appareil numérique achève le grand projet de démocratisation de la photographie amorcé par George Eastman, le fondateur de Kodak – dont il aura, ironie du sort, précipité le déclin. Ce grand saut technologique compte pourtant ses petits paradoxes : chaque fois que nous prenons un cliché avec notre téléphone, celui-ci nous renvoie le bruit mécanique caractéristique de son ancêtre argentique ; de leur côté, les photos qui s’échangent à tour de bras sur les réseaux sociaux s’efforcent d’imiter la sépia et la patine des vieux clichés usés par le temps…

La période que nous traversons s’avère passionnante, car elle fait cohabiter, pour quelque temps encore, l’analogique et le numérique. Nous serions donc aux avant-postes pour observer le phénomène de remédiation, ce processus décrit par Bolter et Grusin (2000) selon lequel tout nouveau média se déploie en imitant les formes de celui auquel il succède – en le « vampirisant » – afin de mieux négocier son intégration auprès du public. La relation qui unit l’argentique au numérique se révèle pourtant plus complexe. Car si le numérique a d’ores et déjà largement remporté l’adhésion du grand public et, par conséquent, la bataille économique (ce qui n’est pas sans causer de vives tensions, notamment dans l’industrie photographique ou chez les photographes professionnels), l’influence de l’argentique demeure essentielle. La chambre noire a beau être devenue obsolète, son imaginaire est encore très vif et, surtout, très actif. De fait, là où l’on s’attendrait à voir éclater la rivalité entre les deux médias et leurs « partisans » respectifs (à la manière d’un conflit entre « anciens » et « modernes »), apparaissent au contraire des phénomènes d’intercontamination particulièrement féconds. Ce qui montre, comme l’a notamment fait valoir Jenkins (2008), qu’un média ne meurt jamais vraiment. Reste cependant à déterminer les conditions de sa « survie » – utilisons pour le moment ce terme, dont il faudra cependant rapidement s’affranchir si l’on veut éviter le piège d’un discours apocalyptique.

À contre-courant de l’idée de « révolution », rappelons en effet que la photographie n’est pas devenue numérique en un jour. L’invention de l’informatique dans les années 1940 marque le début d’une transition technologique progressive, qui s’accélère au cours des années 1980 avec les premiers développements industriels, bientôt suivis d’un processus de démocratisation tout au long des années 1990. Cette transition prend cependant une tout autre dimension à partir des années 2000, avec l’avènement du web et en particulier du web social. Désormais, le « numérique » est devenu bien plus qu’un outil : il s’est imposé comme une culture à part entière (Doueihi 2008), redéterminant nos concepts les plus fondamentaux et nos croyances les plus profondes. Comme n’importe quelle culture, le numérique a en effet dû forger ses propres mythes et négocier avec les anciens : ce sont ces récits, et en particulier – pour reprendre ici le titre de l’ouvrage de Jérôme Thélot (2003) – ces « nouvelles inventions littéraires de la photographie » à l’heure de sa transition technologique, que l’on tentera de déconstruire et d’étudier dans cet ouvrage. L’hypothèse ainsi défendue est qu’un média n’est pas seulement une réalité technique : il est aussi une construction discursive et, en particulier, une construction littéraire.

Ainsi, les écrivains qui, au XIXe siècle, faisaient le récit des prouesses comme des dangers supposés du medium d’enregistrement ont pleinement participé à l’invention de la photographie, autant que Niepce, Daguerre ou Talbot. Leurs écrits constituent une mythologie du fait photographique qui a influencé aussi bien la production que la réception des images. C’est tout l’enjeu de ces champs de recherche aujourd’hui en vogue – la photolittératureLe néologisme est forgé par Charles Grivel en 1988, dans un numéro de la Revue des Sciences Humaines (Grivel et Von Amelunxen 1988).
Pour une histoire précise du concept, consulter l’introduction des Transactions photolittéraires rédigée par Jean-Pierre Montier, « De la photolittérature » (2015).

, l’archéologie des médias ou encore l’intermédialitéEn tant qu’approche théorique dont l’objectif est, littéralement, de comprendre ce qui se trouve entre (l’inter) et ce qui est entre (le média), l’intermédialité suppose une conception non-essentialiste des médias, reconnus comme des constructions multiples, hétérogènes et continuellement mouvantes. Au-delà de cette définition liminaire – et, reconnaissons-le sans peine, peu précise – l’intermédialité reste un terme dont la polysémie est à l’image de la multiplicité des approches qu’en proposent depuis plusieurs années les chercheurs d’horizons disciplinaires différents.
En Europe, l’intermédialité a notamment été popularisée par des chercheurs tels que : Irina Rajewski (2005), Jürgen Müller (2010 , 2006), Lars Elleström (2010) ou encore Yves Citton (2016).
Mais c’est plutôt à l’« école » montréalaise et à son approche résolument philosophique et interdisciplinaire que ma réflexion est ici redevable, dont : Silvestra Mariniello (2003), André Gaudreault (2000), Jean-Marc Larrue (2015) et Éric Méchoulan (2010). Cette approche intermédiale me conduira dans cet ouvrage à plaider pour une conception anamorphique des médias, dans laquelle les aspects techniques et les aspects discursifs s’influencent réciproquement (voir notamment la Partie III). La relation anamorphique que je souhaite définir est une autre déclinaison de cet « être entre » que l’intermédialité cherche à identifier ; mon objectif est de penser un modèle conceptuel pour appréhender cette dynamique propre à l’émergence des médias, ainsi qu’à leur négociation toujours en cours.

, dont cet ouvrage est assurément tributaire. Depuis une vingtaine d’années, la culture numérique émergente vient réécrire cette mythologie. Comme autrefois Balzac, Jarry, Verne et tant d’autres témoignèrent dans leurs fictions de l’invention de la photographie, la « révolution » photonumérique inspire les écrivains contemporains, qui racontent les bouleversements formels et culturels accompagnant cette transition de l’argentique vers le numérique. Les interrogations, les inquiétudes et les fantasmes se succèdent : le temps de l’argentique est-il définitivement révolu, entraînant avec lui cette capacité de la photographie à convoquer la présence du passé – ce que Roland Barthes qualifia en son temps de « ça a été » ? L’image numérique est-elle encore photographique, alors même qu’elle entraîne la disparition des chambres noires, en substituant l’électronique à la chimie, les capteurs au film, les pixels au grain d’argent ? Peut-on seulement lui faire confiance, elle qui semble se laisser plus facilement manipuler que jamais ? Face à la prolifération des images sur nos écrans – qui pose d’ailleurs la question de l’avenir du papier – la photographie n’est-elle pas en train de redessiner le réel ? Du selfie partagé sur les réseaux sociaux jusqu’aux paysages de Google Street View, la littérature ne manque pas d’éléments pour alimenter une nouvelle mythologie de l’image et pour comprendre ce que la photographie, dans son glissement vers le modèle numérique, implique désormais en matière de temps, de mémoire, d’espace, d’identité, d’amour et de mort.

Dans une perspective archéologique, la première partie de cet ouvrage revient sur la construction de la mythologie du fait photographique au moyen d’un motif absolument essentiel : la révélation. Issu des procédures laborantines de la photographie, ce motif de la révélation est étroitement lié à la problématique ontologique du fait photographique – rendue visible par l’action du révélateur, l’image est à son tour sommée de révéler le réel. Mais dans un contexte numérique, cet imaginaire de la révélation a-t-il encore une quelconque pertinence ? Que peut (encore) nous révéler l’image ? La notion de postphotographie peut-elle nous amener à déconstruire certains présupposés théoriques majeurs – le concept d’empreinte ou d’indicialité, par exemple – invalidés par le numérique ?

La deuxième partie aborde la question de la transition, ou plus précisément de la remédiation du fait photographique, en s’interrogeant sur les raisons qui poussent de nombreux photographes de l’ère numérique (amateurs comme professionnels) à multiplier les emprunts formels à l’argentique. Ces pratiques néo-argentiques (lo-fi, vintage ou faux-vintage) sont-elles vraiment des stratégies de résistance à l’argentique ? Ou bien ne doit-on pas y voir un supplément de sens que le numérique confère désormais rétroactivement à l’argentique ? Est-il possible de dépasser le clivage apocalypse-téléologie dans lequel le discours industriel, mais aussi parfois le discours théorique, semble nous précipiter ?

La troisième partie, enfin, pose la question de la reconfiguration de notre regard contemporain sous l’effet des techniques et des dispositifs photonumériques : que l’on se place à l’échelle des spectaculaires logiciels Google Earth et Google Street View, ou à celle du pixel, que signifie voir – et à plus forte raison bien voir – à l’ère numérique ? Que nous montrent ces images ? Quelles représentations du réel nous renvoient-elles ou construisent-elles ? Cette dernière étude vise à poser les bases d’une nouvelle ontologie de l’image photographique à l’ère numérique, au moyen d’une figure visuelle, mais aussi conceptuelle : l’anamorphose.

Contenus additionnels

Sélection de vidéos illustrant l’ouvrage Mythologies postphotographiques de Servanne Monjour

Crédits :

Source

Proposé par editeur le 2020

Références

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