Léon Battista Alberti, en théorisant l’invention de Brunelleschi sur la perspective [1], a doté l’homme de la Renaissance d’un nouveau mode de représentation de l’espace et, par là même, d’une possibilité de s’y projeter et de le penser. Avant la perspective, il n’y avait selon le psychanalyste Gérard Wajcman aucune distance pensable et, par conséquent, aucun lien pensable entre objet et sujet [2]. Cette avancée fondamentale, qui a structuré le regard de l’Occident, a été un moyen de concevoir l’espace adapté à la vision humaine, limitée à un point de vue unique. L’homme de la Renaissance s’est approprié un champ visuel que seul le regard d’un dieu omnivoyant avait appréhendé jusqu’alors. Il a pris possession du paysage à distance en l’assujettissant à une projection perspectiviste et une veduta [3] s’est progressivement ouverte sur le monde pictural fixe, mesurable et pensable de la modernité.
Le point de vue unique de la Renaissance apparaît aujourd’hui obsolète pour saisir la complexité de notre univers en expansion. La perspective a d’ailleurs été malmenée au cours du 20e siècle, notamment par les artistes fauves, cubistes et abstraits. Depuis les années 1990, nous vivons dans une société hypermoderne marquée par l’excès, la flexibilité et la porosité des frontières spatiotemporelles ; une société où « l’accent est mis non pas sur la rupture avec les fondements de la modernité, mais sur l’exacerbation, sur la radicalisation de la modernité [4] » ; non pas une société du choix et de la réflexivité de l’individu moderne, mais une société de l’hyperchoix et de l’hyper-réflexivité. L’individu hypermoderne découvre l’univers à travers la fenêtre de son écran numérique qui lui donne accès à un monde fluide, complexe et surveillé. Ayant perdu son « émancipation visuelle », acquise en partie par le tableau de la Renaissance (lui-même considéré comme une fenêtre ouverte sur le monde), il se trouve dans le champ des webcams ou des caméras de surveillance et est ainsi redevenu la proie d’un regard, aujourd’hui électronique et profane. Dans ce contexte, le voilà forcé de faire de nouveaux choix, de se positionner et, dans le même élan, d’y réfléchir : doit-il accepter docilement d’être regardé, surveillé ? Et pourquoi ?
Force est de constater que voir et pouvoir sont intimement liés dans les religions monothéistes soumises au droit divin ; le privilège de Dieu étant de voir sans être vu. L’omniprésence induit l’omniscience et l’omnivoyance, mais à présent, ce sont « les pouvoirs terrestres, démocratiques et éclairés qui cherchent à s’emparer du regard absolu [5] ». Dès le 18e siècle, le philosophe Jeremy Bentham a imaginé un type d’architecture carcérale — le Panopticon [6] —, permettant à un surveillant d’observer tous les prisonniers sans que ces derniers puissent savoir à quel moment ils étaient « soumis » à son regard. Les cellules de ce dispositif, disposées en arc de cercle autour d’une tour centrale, conduisaient à une économie de personnel, car les gardiens n’étaient pas obligés de se tenir constamment à leur poste, l’éventualité de leur observation contribuant à elle seule au maintien de l’ordre [7]. À l’instar des prisonniers du panoptique, l’individu hypermoderne se retrouve assujetti à une vigilance numérique dont les modalités de réception se situent dans un ailleurs inatteignable et tenu secret. Il ne sait si les surveillants le guettent en permanence et cette potentialité d’observation, par écran interposé, suffit à lui faire modifier son comportement conformément aux attentes d’une société de contrôle. L’efficacité de ce dispositif marque le passage de la sanction physique à une fonction « normalisatrice », comme l’a décrit Michel Foucault. Le panoptique visant le redressement des âmes des détenus au moyen de l’observation de leur corps a été analysé par le philosophe dans son essai Surveiller et punir. Naissance de la prison [8]. Il y a notamment étudié les modalités d’obéissance face à un regard inquisiteur tout en mettant en relation l’application du pouvoir et la connaissance de l’individu. Michel Foucault apparaît dès lors comme un précurseur de la mise au jour de la perversité des liens entre voir et pouvoir qui résonnent à l’unisson des mécanismes de domination. La modernité s’étant construite sur les bases d’un modèle disciplinaire, l’aliénation du pouvoir à un regard continu, culpabilisateur et omniscient a inéluctablement marqué les fondements d’une société de contrôle.
D’un point de vue étymologique, le verbe « surveiller » associe un excès de veille à une position hiérarchisée [9]. Le regard numérique de la vidéosurveillance, à la fois unidirectionnel, plongeant et continu, reconfigure l’espace en dissociant lieux de captation et de diffusion, et réactive au passage la figure du panoptique [10]. Dans notre société hypermoderne, le biopouvoir [11] diffus et omniprésent est une application du pouvoir à la vie ; il remplace progressivement la domination monarchique qui était limitée à une institution. La généralisation du regard numérique réticulaire relève aujourd’hui d’un environnement envahissant caractérisé par un fonctionnement global de la communication, qui permet notamment à des objets de se reconnaître et de se localiser automatiquement. La surveillance se retrouve par ailleurs au cœur de l’actualité médiatique : à la suite du scandale du piratage des données personnelles d’internautes par le gouvernement américain en 2013, le blogue du journal Le Monde.fr a annoncé que les ventes du roman 1984 [12], écrit par George Orwell en 1950 et précurseur de la mise en place d’un pouvoir lié à une surveillance généralisée, avaient augmenté lors de cette même année de plus de six mille pour cent [13].
En écho au contrôle exercé de façon exponentielle sur chaque citoyen, nous assistons depuis quelques décennies à la prolifération d’œuvres artistiques liées à la vidéosurveillance. En plus de susciter un engagement social et idéologique, les contraintes liées à ce regard de contrôle sont extrêmement stimulantes pour les créateurs actuels, soucieux d’explorer la dialectique de la (re)présentation qui parcourt les champs de l’esthétique et de l’histoire de l’art occidental. L’exposition CTRL [Space], qui s’est tenue au ZKM — centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe en Allemagne — sous le haut commissariat de Thomas Y. Levin, attestait en 2002 l’extrême richesse des relations entre art contemporain et vidéosurveillance [14]. Cet événement a ainsi présenté, au tout début du 21e siècle, les premières œuvres (re)tournées vers la vidéosurveillance.
La prolifération des caméras de surveillance (et des œuvres liées à ces dispositifs de contrôle) va de pair avec la lutte contre le terrorisme ; il est à noter que cette exposition s’est tenue un an après les attentats du 11 septembre 2001 à New York. Son titre évoquait l’univers informatique alors que son sous-titre, tout aussi évocateur : Rhetorics of Surveillance from Bentham to Big Brother (Rhétorique de la surveillance de Bentham à Big Brother), amenait à considérer le panoptique comme une figure emblématique, incontournable de la prise en compte des différentes modalités de contrôle.
À la suite de cette manifestation, les expositions Exposed : Voyeurism, Surveillance and the Camera et A Look Inside, tenues respectivement à Londres et à Bruxelles en 2010 [15] et 2013 [16], n’ont pas mentionné explicitement d’affiliation à la pensée de Michel Foucault. Force est de constater que les œuvres du 21e siècle n’abordent plus la vidéosurveillance sous l’angle privilégié du panoptique. Le sociologue Michalis Lianos observe ainsi que « le modèle foucaldien sur le contrôle, et par conséquent son pouvoir explicatif, ne relève pas du sujet contemporain, c’est-à-dire qu’il se réfère au passé [17] ». Des chercheurs du Surveillance Studies Centre de l’Université Queen’s [18] (Kingston, Ontario) constatent quant à eux que le versant sombre de la surveillance s’éclaircit sous les approches positives et divertissantes des émissions de téléréalité et des images issues de webcams. Cette évolution participe pleinement aux Tyrannies de la visibilité [19], auxquelles est assujetti L’individu hypermoderne [20] ; individu en quête de reconnaissance qui a besoin d’être vu pour avoir le sentiment d’exister.
Dans une société voyeuriste où voir rime avec savoir, il convient de s’interroger sur les particularités de l’œil omniscient, anonyme et enregistreur de la surveillance. Si les regards perspectiviste et numérique dépendent tous deux d’un point de vue unidirectionnel, la captation en continu du regard de la caméra se différencie temporellement du regard fixe de la modernité. Contrairement au regard unitaire de la perspective, celui de la vidéosurveillance superpose de plus l’espace vécu à l’espace surveillé, créant par là même des interstitialités diatopiques, diachroniques et diasomiques qui, selon le philosophe Marcello Vitali-Rosati, seraient respectivement d’ordre spatial, temporel et corporel.
Par leurs interventions in situ [21], les artistes contemporains sensibilisent l’individu hypermoderne aux hybridations induites par les caméras qui le surveillent. Plutôt que de représenter un lieu, ils le transforment selon un projet conçu en amont. En différenciant l’espace concret de l’espace concret surveillé, ces œuvres très souvent interactives permettent aux spectacteurs d’expérimenter la complexité de leur environnement coercitif.
Le 21e siècle semble ainsi s’ouvrir sur de nouvelles perspectives de (dé)constructions à la fois identitaires, spatiotemporelles et relationnelles. La vidéosurveillance in situ appelle à une analyse esthétique actualisée qui en cernerait les modalités de rejet, d’appropriation et d’acceptation ; une telle analyse semble aujourd’hui incontournable, compte tenu de la réactivité des artistes contemporains qui s’adaptent inlassablement à l’évolution technologique des mécanismes de contrôle visuel, décuplés par l’arrivée du numérique. Dans le prolongement des œuvres exposées à l’intérieur au Centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe en 2002, cette approche esthétique de la vidéosurveillance s’appuiera sur des démarches artistiques très récentes réalisées in situ à l’extérieur, dans l’espace urbain.
Trois types d’interventions impliquant la vidéosurveillance semblent se dégager dans l’art actuel. Réagissant à la prolifération des caméras dans les espaces publics depuis les années 1990, certains artistes explorent essentiellement la dialectique de l’(in)visibilité. Dans un esprit de contestation activiste, ils réclament un partage équitable du regard unidirectionnel de la vidéosurveillance. En parallèle, d’autres artistes choisissent d’exploiter sur un mode esthétique le dispositif de contrôle en tant que médium. Ils s’intéressent notamment à la (dis)continuité du regard numérique afin de révéler le nouveau rapport au temps d’une surveillance mémorisable. Un troisième groupe d’artistes abordent les caméras urbaines sous un angle essentiellement ludique en tentant de (dé)jouer et de contourner leur caractère inquisiteur et culpabilisateur. Leur approche marque une nouvelle appropriation du regard numérique de la vidéosurveillance. Notre assujettissement à une société de contrôle étant devenu inéluctable, leurs œuvres (ré)créatives post-foucaldiennes semblent insérer de façon salutaire un peu de « je(u) » dans le maillage réticulaire du regard numérique, amorçant l’émancipation d’un individu hypermoderne (in)soumis face aux tyrannies de la visibilité.