Expérimenter les humanités numériques

Le numérique et les SIG pour présenter et représenter la population

Le numérique et les SIG pour présenter et représenter la population

Sébastien Oliveau

Sébastien Oliveau, « Le numérique et les SIG pour présenter et représenter la population », Étienne Cavalié, Frédéric Clavert, Olivier Legendre, Dana Martin (dir.), Expérimenter les humanités numériques (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2017, isbn : 978-2-7606-3837-2, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/9-experimenter/chapitre10.html.
version 0, 01/09/2017
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

Pour réfléchir aux conséquences de la révolution numérique sur les sciences sociales, on utilise maintenant le terme d’humanités numériques (HN) de façon assez consensuelle. Nous proposons de revenir sur un ensemble d’expériences menées dans le champ de la géographie de la population. Ce retour d’expériences a deux objectifs. Le premier est de montrer l’apport du numérique à la discipline géographique, en rappelant notamment comment celle-ci s’en est emparé. Le second est de souligner la diversité des changements qui en ont découlé, autant dans le domaine de la collecte et du traitement que dans celui de la restitution des informationsNous souhaitons remercier ici Christophe Z. Guilmoto et Isabelle Blöss-Widmer pour les opportunités de travail offertes. Les commentaires de Yoann Doignon ont permis d’améliorer la première version de ce texte.↩︎.

La numérisation de la géographie : une histoire ancienne

La géographie a toujours utilisé des supports visuels de représentation de ses données. Du XIIe siècle, avec le Livre de RogerEn latin Tabula Rogeriana, « le livre des voyages agréables dans des pays lointains ». En savoir plus.↩︎ du géographe Al Idrissi, aux publications les plus récentes, la géographie emploie une iconographie riche et variée. Parmi ces images, la carte est perçue comme une spécificité, ou au moins une spécialité, du géographe. Elle est en effet un moyen puissant de présenter des matériaux de recherche, qu’ils en soient au stade exploratoire ou final.

La cartographie mobilise des données inscrites à la surface du globe. Ces données sont multidimensionnelles, et leur représentation nécessite un certain nombre de règlesLes ouvrages sur le sujet sont trop nombreux pour être cités, on rappellera juste la synthèse de Michèle Béguin et Denise Pumain (1994), et l’œuvre de Colette Cauvin, Francisco Escobar et Aziz Serradj (2008).↩︎. Par ailleurs, la récolte, l’exploitation et la reproduction de ce type de données sont coûteuses, aussi bien en temps qu’en argent. On comprendra aisément qu’on ait envisagé très tôt le développement du numérique comme une piste intéressante. La géographie a donc participé dès les années 1960 à ce que l’on nomme couramment la numérisation du monde.

C’est dans le Harvard Laboratory for Computer GraphicsIl prendra le nom de Harvard Lab for Computer Graphics and Spatial Analysis en 1968. En savoir plus.↩︎, autour de Howard Fisher, que commence en 1965 le développement de SyMAPSYMAP pour « SYnagraphic MAPping ». Synagraphic est un néologisme renvoyant à l’idée de « voir les choses ensemble ».↩︎, le premier logiciel de cartographie sur ordinateur (Chrisman 2006). Dix ans plus tard avait lieu la première conférence américaine sur la cartographie assistée par ordinateur (Elliot 1974). Lorsque les micro-ordinateurs se développent à partir de 1975 (notamment avec l’Apple II en 1977 et le premier PC d’IBM en 1981), c’est un nouveau monde qui s’ouvre aux géographes. Des expérimentations de logiciels de cartographie, dont peu ont survécu et ont pu se répandre, voient le jour un peu partoutL’article de Philippe Waniez qui porte sur son logiciel Philcarto propose une contextualisation française intéressante (2010).↩︎.

Les éléments nécessaires à l’évolution de la cartographie vers les systèmes d’information géographique (SIG) sont ainsi présents dès le début des années 1980. Les logiciels de cartographie assistée par ordinateur (CAO) sont dédiés à la cartographie thématique, autrement dit essentiellement au traitement statistique et thématique de données. Les SIG, quant à eux, intègrent explicitement la dimension spatiale des données. Ils permettent donc d’exploiter ces caractéristiques en effectuant des requêtes sur les attributs spatiauxLes attributs spatiaux d’un objet sont sa position sur le globe (exprimée en longitude et latitude), éventuellement son altitude, et sa forme. On peut en déduire sa topologie, c’est-à-dire sa position vis-à-vis d’autres objets.↩︎ des objets géographiques. Dès 1982, la société Esri lance la première version de son logiciel ArcInfo et quatre ans plus tard MapInfo commercialise le premier SIG pour PC. C’est néanmoins au tournant des années 1990 que les SIG se développent réellement.

L’entrée dans le numérique apparaît capitale dans l’épistémologie de la géographie par au moins trois aspects. Tout d’abord, le numérique induit un nouveau questionnement interne à la discipline par rapport au lien existant entre géographie et cartographieVoir par exemple Cambrézy et Maximy (1995).↩︎. Dans le même temps, ce questionnement s’exporte à l’extérieur de la discipline, où l’ensemble des sciences sociales a pris le « tournant spatial » et tente d’intégrer la dimension spatiale des phénomènes étudiés (Jacob 2014a). Enfin, cette entrée dans le numérique permet à ses acteurs de manipuler des données de plus en plus importantes en volume, de plus en plus fines en résolution, mais aussi de plus en plus complexes (intégrant le mouvement, la temporalité). Globalement, on peut réenvisager les questions classiques de recherche, revisiter les modèlesVoir par exemple les travaux d’Hägerstrand revus grâce aux SMA (Systèmes Multi-Agents) par Daudé (2004).↩︎, au regard de données plus nombreuses, plus détaillées, plus accessibles.

L’information géographique, autrefois très coûteuse, s’est lentement démocratisée, jusqu’à devenir aujourd’hui un bien commun. Il existe à présent des solutions libres de SIG, dont la plus répandue, QGISSystème d’Information Géographique Libre et Open Source. En savoir plus.↩︎, tend à remplacer les logiciels précités autant dans le monde universitaire que dans l’entreprise et les institutions publiques. Depuis 2006, enfin, la Fondation Open Source Geospatiale (OSGeo) soutient et participe à construire une offre de logiciels Open Source en géomatique.

À partir des années 2000, un nouveau support apparaît : les « globes virtuels » qui représentent la terre en trois dimensions. En 2004, la NASA donne accès à une partie de ses données via son logiciel World Wind. Un an plus tard, le logiciel Google Earth diffuse ses images satellites au plus grand nombre. Depuis, les globes virtuels se sont multipliés. On notera ainsi l’existence du globe TerraViva ! qui s’adresse à la communauté scientifique en diffusant des images portant des informations spécifiques, comme des classifications de la végétation, des évaluations de zones de risques naturels, la répartition de la population et ses répercussions sur le milieu, etc. Le gouvernement indien a développé à partir des images de ses satellites son propre portail, Bhuvan. Tous aujourd’hui peuvent visualiser (voire exploiter) ces images, quasiment inaccessibles il y a vingt ans.

En parallèle, la cartographie en ligne et interactive s’est aussi largement développée. Cela concerne d’abord la cartographie routière, aussi bien via les sites de grandes entreprisesOn pense bien sûr à Michelin, Mappy, Google, etc.↩︎ que résultant du travail collaboratif de bénévolesLe projet OSM (Open Street Map) propose aujourd’hui une cartographie mondiale des réseaux de circulation, construite et mise à jour par des utilisateurs qui ne sont ni géographes ni cartographes. En savoir plus.↩︎, mais aussi la cartographie statistique, par exemple celle des recensements. Le portail Internet de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) propose ainsi une exploration des données censitaires françaises dans une cartographie interactiveL’INSEE est chargé de la production, de l’analyse et de la publication des statistiques officielles en France. En savoir plus.↩︎.

L’ensemble de ces changements survenus depuis quatre décennies pose problème à la discipline géographique : si la géographie est aujourd’hui dans toutes les pochesPour reprendre le mot de Lewis M. Branscomb (1986, 650‑58).↩︎, comment pouvons-nous, en tant que géographes, nous en servir pour rendre nos résultats lisibles à un plus grand nombre ?

Les possibilités de représentation du numérique

Engagés depuis quinze ans dans la recherche universitaire, et travaillant sur des questions spatiales, qui recourent massivement à la cartographie, nous avons tenté d’utiliser les nouveaux outils mis à notre disposition pour rendre nos recherches plus accessibles. L’expérience a permis de mettre ces technologies à l’épreuve, de réfléchir à ce qu’elles pouvaient apporter, et de mieux cerner leurs limites. Deux expériences permettront d’illustrer les potentialités du monde numérique et notamment la variété des supports (CD-ROM, Internet), le contexte de réalisation (solutions techniques disponibles) et les choix effectués (interactivité ou non). Le but est d’éclairer le lecteur sur les objectifs envisagés (publics visés par exemple) et les contraintes techniques qui ont guidé le développementNous avons dressé un premier bilan il y a 10 ans (Oliveau 2004).↩︎.

L’Institut français de Pondichéry a développé la première application en Inde, à la fin des années 1990. À cette époque, un programme de recherche avait développé une base de données géographiques incluant les données du dernier recensement à l’échelle des quatre États méridionaux du pays. Ce programme de recherche, dirigé par Christophe Z. Guilmoto, était intitulé South India Fertility Project. Il se proposait d’étudier la baisse de la fécondité en Inde du Sud.

On avait ainsi géolocalisé quelque 75 000 villages et 850 unités urbaines, regroupant 220 millions d’habitant (Guilmoto, Oliveau, et Vingadassamy 2002). Si la base de données était avant tout destinée aux chercheurs du programme, il nous a rapidement semblé nécessaire d’en faire bénéficier un plus grand nombre, y compris en dehors du monde universitaire. Nous avons donc cherché une manière de rendre ces données accessibles. La mise à disposition sur Internet n’était pas envisageable pour des raisons d’ordre pratique et technique. Premièrement, la lecture de ces bases de données nécessitait un logiciel spécifique, que les utilisateurs de l’époque étaient peu nombreux à posséder et à maîtriser. Autrement dit, l’intérêt de rendre disponible une base de données qui n’aurait pu être utilisée que par quelques chercheurs maîtrisant les SIG nous semblait nul. La seconde raison était qu’au début du XXIe siècle en Inde, l’accès à Internet était encore trop peu répandu et trop lent pour constituer un support intéressant. On a choisi la diffusion sur CD-ROM car elle permettait de distribuer la base de données en l’accompagnant d’un logiciel spécifique. C’est ainsi qu’est né le projet SIPIS (South Indian Population Information System.

Interface du logiciel SIPIS : en haut de la fenêtre, on voit les nombreux menus, qui donnent accès aux fonctions du SIG. La colonne de gauche indique les couches d’information visibles : les aires urbaines, les villages classés selon leur taux d’alphabétisation, les routes, les limites des taluks (sous-districts) et enfin la carte de fond [SR6(image)] qui est une carte lissée du sex-ratio des enfants de moins de 6 ans. Les valeurs normales sont en vert, le déficit de petites filles en rouge. Cette carte illustre le déficit dramatique de filles dans cette région rurale.

L’idée majeure était de montrer que l’on pouvait partager les données de la recherche au-delà du cercle des spécialistes du champ concerné. Il fallait développer pour l’occasion un SIG qui soit accessible sans formation particulière. Nous avons sous-traité cette opération à une entreprise indienne, qui a produit un SIG basique et convivial, reposant sur les technologies d’Esri (une adaptation du logiciel Arc Explorer). Si la sous-traitance s’est révélée nécessaire, faute de compétence en programmation, elle n’est pas pour autant une solution de facilité. Le chercheur, devenu chef de projet informatique, doit s’accorder avec un informaticien, par définition éloigné de ses problématiques. La principale difficulté a été de savoir ce qu’il était techniquement possible d’obtenir, sans pour autant se laisser enfermer dans les schémas préconçus des développeurs. En outre, le développement était fait en Inde : à la différence culturelle liée aux métiers s’ajoutait la différence culturelle liée à nos origines respectives.

Bénéficiant d’un financement du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), nous avons mené à bien ce projet pour l’État du Tamil Nadu. Le CD-ROM qui en résulte propose un SIG adapté aux néophytes et des cartes interactives permettant des interrogations sur les objets affichés (16 085 villages) pour avoir accès aux données censitaires. L’établissement par les utilisateurs d’une cartographie des valeurs est aussi possible. De plus, notre équipe a préparé quelques cartes. L’ensemble des résultats est exportable et imprimable. Nous avons ensuite organisé la distribution de ce CD-ROM auprès des administrations régionales et des principaux centres de recherches locaux, car la simple création du CD-ROM ne suffisait pas à garantir sa diffusion.

Si cette opération de valorisation a atteint son but, elle n’en comporte pas moins des limites. Le coût, tant financier qu’en matière de temps de travail, n’a rendu possible la création d’un CD-ROM que pour un des quatre États concernés. Le chercheur qui s’engage dans ce type d’opération doit trouver des financements spécifiques et y consacrer un temps important, alors que l’objet final ne sera que modérément reconnu dans le monde universitaire. D’autre part, nous avons dû constater, avec le temps, la faible durabilité de ce type de support. Développé pour être utilisé avec les systèmes d’exploitation Windows 95 ou Windows 98C’était à l’époque une nécessité pour atteindre le public visé.↩︎, le logiciel ne fonctionne plus aujourd’hui. Enfin, les utilisateurs sont seuls devant l’interface proposée, sans explication sur les phénomènes qu’ils peuvent observer. Ils doivent eux-mêmes construire une lecture des cartes qu’ils créent, ce qui n’est pas naturel et requiert au contraire un apprentissage spécifique.

Instruits par cette première expérience et ses conclusions, nous avons décidé d’envisager une autre forme de valorisation de la base de données. Nous souhaitions nous appuyer sur Internet et proposer aux lecteurs une exploration maîtrisée de cette base de données. C’est naturellement la forme de l’atlas en ligne qui s’est rapidement imposée. Nous avons donc complété le précédent projet et commencé à explorer de nouvelles solutions.

Les objectifs de ce projet étaient de fournir pour les quatre États de l’Inde du Sud des séries de cartes construites et commentées par des spécialistes et facilement disponibles. Nous avons choisi de publier un atlas dans la revue CybergeoÀ partir de 1994, le développement du Web a largement accéléré l’accès global à l’information géographique en permettant sa diffusion au plus grand nombre, mais aussi en rendant possible la reproduction à moindre coût des images en couleur. La revue scientifique Cybergeo constitue de ce point de vue un exemple. Dès 1996, Denise Pumain fait le pari de développer la première revue scientifique de géographie en ligne, gratuite, et sans équivalent papier (Kosmopoulos 2002). Après 20 ans, la revue s’est imposée comme la première revue francophone de géographie et son lectorat est mondial (voir la carte proposée dans Pumain (2015)).↩︎. Tout d’abord, la revue est en libre accès en ligne. Ensuite, il s’agit d’une revue universitaire, et le système de peer review offre une garantie de scientificité. Enfin, elle offre un hébergement pérenne. Nous avons choisi d’utiliser non pas des cartes interactives (bien que le survol des villes fasse apparaître leur nom) mais des cartes préconstruites, accompagnées de commentaires guidant le lecteur. En revanche, nous avons utilisé des liens hypertextes pour que le lecteur puisse passer d’un État à l’autre lorsqu’il explore un thème, ou d’un thème à l’autre lorsqu’il explore un État. Cette forme de valorisation pallie une partie des manques observés dans le projet précédent : elle ne dépend pas d’un système d’exploitation et ne laisse pas le lecteur désarmé devant la carte. La principale limite de cette approche repose sur la nécessité de simplifier l’accès aux données : le nombre de variables retenues (15 variables déclinées pour chaque État et pour l’ensemble du sud de l’Inde) est faible en comparaison avec la centaine que comprend la base de données initiale. De même, les données sont passées au filtre du cartographe, et l’utilisateur final est donc le lecteur passif d’une information préconstruite.

Page de l’atlas de l’Inde du Sud. La navigation dans l’atlas se fait à travers deux menus en haut des cartes : thèmes (15 thèmes au choix) ou état (quatre états au choix ou l’ensemble des quatre états). On peut aussi naviguer par des liens hypertexte qui se trouvent dans le commentaire sous la carte. Ici, la carte des Dalits (hors-castes) renvoie à l’autre minorité défavorisée que sont les populations dites tribales (populations aborigènes du pays).

À la suite de ces deux valorisations, nous avons entamé en 2005 un nouveau projet visant à rendre disponible une centaine de variables issues des données censitaires récemment publiée pour l’ensemble des 5 468 sous-districts indiens. Il s’agissait pour nous d’explorer les capacités des outils de cartographie interactive en ligne. Après une exploration des solutions disponibles, nous avons fait le choix de nous appuyer sur GéoclipGéoclip se présente comme le générateur d’observatoire cartographique. En savoir plus.↩︎. Ce logiciel offrait plusieurs atouts. Le premier était d’offrir une interface conviviale et esthétique autant pour le constructeur de l’atlas que pour son lecteur. Ainsi, Anne-Claire Couïc a développé le projet dans le cadre de son stage de master 2 en géomatique. Ensuite, l’interface était développée avec la technologie Flash d’Adobe, qui rendait l’atlas lisible sur tous les PC. Le résultat n’a pas fait l’objet d’une valorisation particulière, faute de temps, ce qui reste bien dommage, mais il est accessible en ligneConsulter Atlas of India.↩︎. L’atlas propose au lecteur d’explorer les résultats à l’échelle indienne, pour toute la population ou uniquement pour les populations urbaines ou rurales. Une description des données accompagne l’atlas, ainsi qu’une petite aide pour utiliser l’interface.

Atlas des sous-districts indiens en 2001. La colonne de gauche propose un menu d’aide sur le logiciel, sur les sources et sur les données. Le logiciel Géoclip est reconnaissable par son esthétique générale, et par sa simplicité d’utilisation (menus au-dessus et à droite de la carte). La simplicité n’enlève cependant rien à ses possibilités. On peut interroger les données via la carte, sélectionner des entités, exporter ses résultats, etc. Du point de vue cartographique, on peut utiliser simultanément des aplats de couleur (ici le taux d’urbanisation) et des cercles proportionnels (ici la population des villes de plus d’un million d’habitants). C’est l’auteur de l’atlas qui attribue à chaque variable un mode de représentation, permettant ainsi le respect des règles élémentaires de cartographie. Accéder à l’interface.

Ces trois expériences nous ont amené à réfléchir sur ce qui semble être la quadrature du cercle : comment laisser un lecteur libre de travailler les données tout en le guidant ? Guider le lecteur vise à ce qu’il ne se perde pas d’une part, et qu’il utilise correctement les données d’autre part. Il y a dix ans, nous concluions une intervention auprès de jeunes chercheurs de la sorte :

L’avenir est certainement à la mise en ligne libre et au mélange des genres. Ainsi, les atlas interactifs en ligne permettront au lecteur de participer à la création de la carte, d’en examiner les données directement tout en ayant à disposition des cartes déjà finies et commentées (Oliveau 2006).

Comparaison des caractéristiques des trois atlas produits :

Diffusion de l’atlas Technologie Coût de production Les données peuvent être mises à jour Le lecteur peut ajouter ses données Les cartes sont commentées Interactivité
SIPIS CD-Rom Propriétaire (ArcExplorer) Élevé Non Oui Non Oui
Atlas de l’Inde du Sud Internet Libre (HTML) Nul Non Non Oui Non
Atlas de l’Inde Internet Propriétaire (Flash) Modéré Oui Non Non Oui

Lorsque l’on compare des grandes caractéristiques des trois projets, on note que l’interactivité (SIPIS et Atlas de l’Inde) semble s’opposer aux commentaires des cartes (Atlas de l’Inde du Sud). Il est en effet difficile de commenter des cartes qui ne sont pas encore produites et que le lecteur créera en fonction de ses questions.

Après avoir tenté d’autres expériencesDepuis ces travaux, plusieurs étudiants ont abordé ces questions de représentations lors de leur travail de master. On peut citer celui de Claire Gago-Chidaine autour du recensement agricole français de 2010 (2010), ou celui de Manon Fabre sur les données du recensement marocain de 2004 (2013).↩︎, nous travaillons actuellement à un nouveau projet de représentation cartographique des données de population, dans l’espace méditerranéen. Les apprentissages passés nous permettent d’envisager un projet plus complexe, qui tente de construire une approche où l’utilisateur est tout à la fois libre de travailler les données lui-même et accompagné dans son exploration, autant sur le plan thématique que méthodologique.

Un projet multidisciplinaire de représentation : DemoMed

L’ambition de ce projet, intégré dans un programme plus général d’observatoire démographique de la Méditerranée – DemoMedDemoMed a été fondé en 2010 à l’initiative d’Isabelle Blöss-Widmer. Il associe cinq universités de la Méditerranée, deux laboratoires de l’Université d’Aix-Marseille, l’INED et l’association Futuribles International. En savoir plus.↩︎ –, est de proposer une visualisation graphique et une cartographie interactive de données démographiques collectées dans les pays riverains de la Méditerranée. L’ambition est large : il s’agit de proposer un outil de connaissance et d’exploration de la situation démographique méditerranéenne à un public qui dépasse le monde universitaire. On vise aussi bien les décideurs politiques et les journalistes que la société civile. Dans ce cadre, plusieurs défis sont à relever. Celui de la pluridisciplinarité d’abord, puisque la base de données doit répondre aux attentes des démographes comme à celles des géographes, dont on découvre rapidement qu’elles ne sont pas les mêmes. Celui de l’harmonisation des données ensuite, puisque les sources sont diverses (recensements nationaux, états civils, registres de population, enquêtes, etc.) et les territoires administratifs variés. Celui des méthodes enfin : tout en nous adressant à un public plus large, nous souhaitons préserver la qualité scientifique des productions issues de la base de données. Les utilisateurs doivent pouvoir construire eux-mêmes des cartes et des graphiques, mais il faut cependant que l’outil les contraigne à respecter les usages scientifiques établis (le respect de la sémiologie graphiqueLa sémiologie graphique est « l’ensemble des règles d’un système graphique de signes pour la transmission d’une information » (Bertin 1967).↩︎ pour les cartes par exemple). Ainsi, lors de l’élaboration de la base de données, il nous a fallu définir un mode de classification des variables qui satisfasse à la fois les représentations graphiques des démographes (courbes ou diagrammes en bâtons) et celle des géographes (cercles proportionnels ou aplats de couleurs). Chaque variable, lors de son introduction dans la base de données, se voit attribuer un mode de représentation spécifique en fonction de sa nature (qualitative ou quantitative) et de son type (nominale, ordinale, discrète, continue issue de mesures, issue de calculs). L’utilisateur, même novice, produira donc des représentations qui respectent les codes scientifiques actuels.

Cet objectif de respect des normes est le résultat de la mise en place d’un cahier des charges très précis, issu d’un dialogue pluridisciplinaire parfois difficile. Il a fallu ensuite trouver les financements pour externaliser la création de l’interface Web qui permettra d’une part de charger la base de données et d’autre part de l’examiner.

Le module de téléchargement est réservé aux membres du réseau de recherche. Il se caractérise par un contrôle strict des conditions de saisie, afin que les métadonnées nécessaires soient présentées et leur qualité contrôlée. En outre, un formatage rigoureux des variables est aussi indispensable pour pouvoir harmoniser les données issues de sources hétérogènes. Cette saisie exige la validation d’un administrateur, qui contrôle sa cohérence. De cette manière, les données téléchargées ont une qualité labellisée par le projet. Dans un contexte où l’accès aux données est de moins en moins un problème, c’est la question de leur qualité et de la confiance qu’on peut leur accorder qui devient l’enjeu central de l’information. C’est justement là que les chercheurs doivent intervenir. Un apport majeur de notre projet réside dans ce contrôle de la qualité.

L’autre aspect important est celui de la diffusion. Le développement d’une interface d’interrogation spécifique a été nécessaire, qui permette à la fois une recherche via une carte interactive à l’échelle de la Méditerranée, mais aussi dans des requêtes de type SQL (Structured Query LanguageLe Structured Query Language est le langage informatique permettant d’exploiter les bases de données relationnelles les plus répandues.↩︎) traduites en langage courant. Les résultats proposés le sont sous différentes formes (tableaux, cartes, graphiques), au choix de l’utilisateur et en fonction de la donnée. Les variables ainsi présentées sont, dans la mesure du possible, enrichies de ressources extérieures (définitions, références bibliographiques).

Cette base de données est conçue pour être durable. On a pensé dès le début de sa réalisation la possibilité de faire évoluer sa structure. De même, on a résolu la question de sa pérennité fonctionnelle. Si le développement a été externaliséL’externalisation du développement informatique s’est révélée nécessaire pour des questions de compétences, mais aussi par respect des temporalités imposées par le financement (projet de l’Agence nationale de la recherche française).↩︎, nous gardons la propriété et le contrôle des codes informatiques. Enfin, la plate-forme Huma-Num« Huma-Num est une très grande infrastructure de recherche (TGIR) visant à faciliter le tournant numérique de la recherche en sciences humaines et sociales ». En savoir plus.↩︎ héberge l’ensemble du projet. Cette infrastructure permet d’envisager sereinement la sauvegarde des projets développés, en offrant des conditions professionnelles de stockage, de duplication et de protection des données.

Portail cartographique de l’Observatoire démographique de la Méditerranée : le portail cartographique de l’Observatoire démographique de la Méditerranée propose une cartographie interactive multiscalaire et multitemporelle des données contenues dans sa base. Il permet en outre de visualiser simultanément les données cartographiées sous formes de graphique, ainsi que le téléchargement des données représentées. Accéder à l’atlas interactif.

La numérisation de la géographie est une entreprise ancienne qui atteint aujourd’hui sa maturité. La discipline a largement investi ce champ, accompagnant la prise en main par le grand public d’outils destinés d’abord aux experts. C’est une bonne nouvelle. L’entrée dans le numérique a révolutionné l’usage des informations produites, augmentant leur disponibilité, accélérant leur circulation, améliorant les exploitations que l’on pouvait en faire.

Il reste néanmoins un certain nombre de questions, auxquelles une partie de la communauté scientifique s’atèle à répondre actuellement. La pérennisation des données et de leur support en est une. La dématérialisation pose en effet la question de l’archivage, même si celle-ci existait auparavantForce est de reconnaître d’ailleurs que la numérisation des archives papier a largement augmenté leur accessibilité et leur usage.↩︎. La mise à jour des données est un second enjeu : il faut concevoir des outils suffisamment souples pour autoriser l’actualisation dans l’avenir.

Plus généralement, la question principale aujourd’hui est celle de la documentation des ressources numériques mises à disposition. Le travail de qualification des données (les métadonnées) fait désormais partie intégrante de la production et de la diffusion de données. Ce travail sera un élément essentiel à l’avenir, permettant le développement de ce que l’on nomme aujourd’hui le Web sémantique.

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Contenus additionnels

DemoMed, observatoire démographique de la Méditerranée

Crédits : DemoMed

Source (archive)

Sébastien Oliveau

Sébastien Oliveau est maître de conférences (HDR) en géographie à Aix-Marseille Université. Il travaille depuis 15 ans dans le domaine de la géographie de la population. En parallèle de ses travaux thématiques, il développe des travaux méthodologiques et s’intéresse aux apports des nouvelles technologies à la recherche et à l’enseignement.