Certaines chroniques sur Facebook abordées plus haut nous l’ont laissé entendre, les productions amateurs les plus populaires sur le Web se voient parfois publiées en livre papier ou numérique. Pour les écrivains amateurs, la transformation de leur écriture fragmentaire sous la forme d’un livre (même numérique) apparaît comme un aboutissement, une sorte de consécration qui se joue tout entière dans l’aura indéniable que porte encore aujourd’hui le livre. Malgré sa mort mille fois annoncée, le livre conserve une dimension sacrée, affirmée dès le début du christianisme. Comme le remarque la chercheuse en histoire du livre Yvonne Johannot, le livre « […] allait, dès lors, devenir l’objet de l’homme qui utilisa son statut symbolique en tant que contenant pour justifier la supériorité du discours qui y était contenu, et qui, du discours de Dieu, était devenu son propre discours [1] ». Le livre permet donc de consacrer un discours, et c’est sans doute en partie pour cela que les amateurs semblent tant tenir à faire aboutir leurs expériences sur le Net dans une publication et ainsi corroborer l’adage mallarméen selon lequel « [t]out, au monde, existe pour aboutir à un livre [2] ». Il semble que c’est en produisant un livre que les amateurs font œuvre du moins selon Barthes [3], et donc deviennent écrivains. Et cette consécration ne semble qu’à peine ternie à leurs yeux par le fait qu’il s’agisse le plus souvent d’autoédition, d’édition à compte d’auteur ou même d’édition numérique.
Éditer ses écrits
Prenant acte de la production importante d’écrits amateurs sur le Web et de ce désir de faire œuvre, de nombreuses plateformes d’autoédition, voyant là une manne commerciale, ont surgi ces dernières années. Par exemple, Atramenta propose de publier gratuitement en ligne et en lecture libre les ouvrages des auteurs amateurs. En échange d’une somme allant de 59 euros pour les livres numériques à 69 euros pour les livres en impression à la demande, les auteurs peuvent également vendre leurs ouvrages sur leur site [4]. Atramenta fait donc office d’éditeur et de libraire. En matière de travail éditorial cependant, nulle relecture par des professionnels n’est effectuée. Si relecture il y a, celle-ci ne se fait que grâce à des lecteurs bénévoles : ici encore la communauté endosse le gros du travail et le lecteur se fait éditeur amateur. Quant à la mise en pages et à la couverture des ouvrages, elles sont automatisées par des logiciels et formulaires en ligne, eux-mêmes pris en charge par l’auteur. Le site Jelivremonhistoire.com est lui aussi destiné aux auteurs amateurs et leur offre la possibilité (moyennant certains frais) de mettre en ligne gratuitement 20 % environ du livre proposé [5]. Si ce début de texte semble prometteur à un lecteur, il peut contacter l’auteur afin d’acheter la suite. En échange d’un chèque au prix du livre, l’auteur lui enverra un exemplaire par courriel ou par la poste. Bookonlive quant à lui propose une méthode de publication un peu différente et exclusivement en ligne, puisque les œuvres publiées sous la forme d’un « livebook » peuvent être proposées à l’achat dans leur intégralité ou par bribes, au fur et à mesure de leur écriture [6]. Le lecteur acquiert alors moins une œuvre qu’un abonnement à une écriture in progress. Il est important de noter que ces trois sites possèdent un forum, un réseau d’entraide et de communication entre lecteurs et auteurs : la dimension communautaire et sociale y est donc très importante.
Ceci explique également la création de réseaux sociaux entièrement consacrés aux auteurs, comme Scribay [7] et Writeon d’Amazon [8]. Storify, quant à lui, est plus largement dédié à la narration. Il permet de raconter une histoire ou un événement étape par étape, sur une ligne de temps multimédia [9]. La narration peut inclure des hyperliens vers des pages web, des images puisées sur Instagram ou Flickr, des vidéos de YouTube, ainsi que des contenus provenant d’autres réseaux sociaux, entre autres : Twitter, Facebook ou Google+. Storify est présenté à la fois comme un outil d’édition des contenus web ainsi que des réseaux sociaux et comme un outil de « storytelling [10] ». Il peut donc aussi bien servir à des fins journalistiques, comme pour le compte du quotidien Le Monde [11], qu’à des fins pédagogiques [12]. Certains enseignants s’en servent comme un outil d’écriture et de recherche en classe. Storify est un moyen remarquable de rassembler les histoires racontées sur les réseaux sociaux. Ainsi, Clara Beaudoux l’utilise pour agréger, dans le cadre de son Madeleine Project [13], les fragments qu’elle publie régulièrement sur les réseaux sociaux [14]. Beaudoux, journaliste à Radio France, a trouvé dans la cave d’un appartement où elle venait d’emménager les affaires de Madeleine, l’ancienne locataire des lieux. Pendant une semaine, en novembre 2015, sur Twitter, elle mènera l’enquête avec tendresse et pudeur et mettra au jour la vie de la presque centenaire : quelques mots, des images, le portrait de Madeleine et celui d’une époque révolue se dessinent [15]. L’auteure et les lecteurs partagent alors par Twitter [16], mais aussi Facebook [17], une découverte synchrone de la personnalité et de l’époque d’un personnage dont la mémoire est reconstruite à chaque publication, c’est-à-dire à chaque boîte ou lettre ouverte, l’une après l’autre. Au-delà du « buzz » qu’il aura produit [18], l’universalité et la poéticité du récit de Madeleine, entre documentaire, témoignage et fiction se construisent dans son édification collective sur les réseaux sociaux, puisque les internautes aident à identifier les objets découverts appartenant à un autre temps...
Au fait, nouvel objet inconnu : une idée ? #Madeleineproject (cc @SanzzoCreatrice qui a trouvé celui d'hier) pic.twitter.com/4tuuJ2RazI
— clara beaudoux (@clarabdx) 3 novembre 2015
... ou trouver des gens qui auraient connu Madeleine.
C'est un dimanche, j'ai rdv chez Marc et Sylvain, ils ont accroché une étoile sur leur porte, c'est bientôt Noël pic.twitter.com/4FAAfFDLlt
— clara beaudoux (@clarabdx) 9 février 2016
Le Madeleine Project nous apparaît résolument proustien : il procède de cette réminiscence aussi nostalgique qu’actuelle qui, dans le cadre du projet, se développe sur plusieurs « saisons » via les réseaux sociaux pour ultimement finir dans un livre publié aux Éditions du sous-sol en 2016 [19]. Clara Beaudoux, à l’image de Marcel dans À La Recherche du temps perdu [20], devient ainsi écrivaine. Par son projet d’écriture, la jeune femme fait écho aux aspirations de bon nombre d’auteurs amateurs sur le Web pour lesquels la publication sous forme de livre de leurs écrits diffusés par fragments est un objectif en soi. Cette publication qui fait œuvre [21], et la possibilité même d’être lu qui en découle (ce qui ne signifie pas que les textes le soient tous largement) consacrent le devenir auteur de l’amateur.
Faire vendre, être connu
Le désir de se faire auteur grâce au Web est également entretenu par quelques succès littéraires issus de blogues ou des réseaux sociaux qui alimentent régulièrement les médias. Si les blogues édités, aussi appelés « blooks* [22] », constituaient un phénomène particulièrement en vogue durant la première décade de 2000 [23], il semble que l’attention des amateurs et donc des éditeurs et des médias se détourne peu à peu des blogues afin de favoriser les réseaux sociaux et les autres plateformes d’autopublication. Dans tous les cas, le Web apparaît pour de nombreux aspirants auteurs comme un moyen de se faire remarquer par un éditeur traditionnel et ainsi de vivre leur rêve littéraire. Les écrits sur les réseaux sociaux n’apparaissent que comme un banc d’essai, un travail préparatoire, un test avant la publication finale, « le brouillon d’écran et l’épreuve d’imprimante [24] ». Toutefois, dans le domaine, il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Si, comme Caroline Calloway [25] ou Nargesse Bibimoune [26], certains auteurs amateurs arrivent à sortir du lot et à se faire remarquer par des maisons d’édition hors du Web, la grande majorité restera sur le carreau. Ce qui n’empêche pas les amateurs de rêver et les médias de relayer les succès de quelques happy fews, contribuant ainsi à faire du Web cet espace utopique où tout semble possible : c’est ce que nous avons appelé le mythe Fifty Shades of Grey (Cinquante nuances de Grey [27]). Il est en effet difficile de ne pas avoir entendu parler de ce roman de l’auteure britannique E. L. James. Fan fiction dérivée de Twilight [28] publiée d’abord sur des sites spécialisés, le roman fut ensuite autopublié sur le site personnel de James, fiftyShades.com [29], puis proposé en impression à la demande sur le site de The Writer’s Coffee Shop [30] en mai 2011, avant d’être repéré par Vintage Books qui l’édita en avril 2012 en format papier révisé. Il sera vendu à plus de 125 millions d’exemplaires, traduit en 52 langues et adapté en film en 2015 [31]. Pour tout cela et du fait de son caractère érotique, il fera l’objet d’un « buzz » dans les médias internationaux, malgré des critiques littéraires déplorables. Fifty Shades of Grey incarne en somme le rêve de tout amateur qui confondrait célébrité et consécration littéraire.
La plateforme d’autopublication Wattpad ne s’y est pas trompée, qui fonde une partie de ses communications sur le succès de certains de ses auteurs, nourrissant ainsi l’espoir chez tous les aspirants écrivains que compte le site [32]. Wattpad a été créé en 2006 par les Canadiens Allen Lau et Ivan Yuen. On y trouve actuellement plus de 100 millions d’histoires dont la majorité relève de la littérature populaire ou de genre : chick lit* [33], bit lit* [34] et fan fictions [35] sont les domaines de prédilection des utilisateurs de la plateforme, avec le polar et la science-fiction. L’audience est au cœur de l’argumentaire marketing de Wattpad. Son mandat est de rassembler en un seul endroit des lecteurs assidus et des auteurs qui auraient auparavant été isolés sur leurs blogues ou sur les réseaux sociaux, noyés dans la masse des productions qui s’y trouvent et dans le flux rapide des actualités. Sur le site, les fonctions de recherche comme les recommandations sont presque exclusivement fondées sur des critères de notoriété, de manière à toujours favoriser les textes les plus lus, les plus partagés, les plus appréciés par les autres utilisateurs.
Pour Wattpad, tout est donc question de popularité, et son directeur des communications de claironner que déjà une centaine d’utilisateurs auraient signé un contrat avec une maison d’édition. La vidéo promotionnelle intitulée « The Wattpad Moment », qui nourrit le mythe associé à Fifty Shades of Grey, s’ouvre sur la question « À quoi ça ressemble d’écrire sur Wattpad ? » et montre une jeune femme en train de rédiger un texte sur sa tablette numérique, assise dans son canapé.
Wattpad, 21 novembre 2014
L’héroïne correspond très exactement au public cible du site dont les lecteurs comme les auteurs sont avant tout des adolescentes ou des jeunes adultes : 80 % des usagers inscrits ont moins de 25 ans et 75 % sont de sexe féminin. La vidéo montre la jeune femme dans son quotidien : dans le bus, au travail dans un café, à table, elle a toujours un téléphone portable dans les mains et elle écrit frénétiquement. L’histoire narrée, qui ressemble à sa propre vie, est lue en voix off en même temps qu’elle défile à l’écran. À la fin de la journée, l’auteure amateur appuie sur la touche « publier » et s’endort. Pendant la nuit, une animation montre son nombre de vues grimper, ainsi que le nombre d’étoiles qui lui sont attribuées : celles-ci sanctionnent la qualité de son texte aux yeux des lecteurs. Petit à petit les commentaires positifs pleuvent. Nous voyons deux hommes parlant espagnol recommander son histoire ; un groupe de jeunes asiatiques captivés devant leur écran d’ordinateur en oubliant qu’ils sont au travail : littéralement tout le monde aime son récit. Ce que Wattpad promet tient sans doute du fameux quart d’heure de célébrité warholien. Le roman, publié sous forme de feuilleton par la jeune femme, s’intitule Escape The Grind, littéralement « échappe au broyeur ». À l’instar de la vidéo promotionnelle, ce titre évoque un espoir de fuir un univers trivial et routinier : celui du service dans un café, en même temps que d’échapper à ce qui, dans la vie, peut broyer nos rêves et désirs, les réduire en poudre.
Cependant, ainsi qu’une vision poétique aurait pu le laisser entendre, cette échappée ne se fait pas tant par le texte ou la littérature — sa capacité à emporter le lecteur ou à sublimer le réel — que par la notoriété. C’est pourquoi Wattpad multiplie les conseils et les tutoriels pour obtenir plus de lecteurs.
Wattpad, 31 mai 2016
Wattpad étant une plateforme d’autopublication et un réseau social, ses usagers (les « wattpaders ») sont invités après chaque publication à voter pour évaluer le texte en donnant des étoiles, à le commenter et à s’abonner aux fils des auteurs. La publication sous forme de feuilleton est également garante de cette sociabilisation puisqu’elle incite à l’engagement du lecteur selon Artiaga [36] : celui-ci doit s’abonner s’il veut suivre la mise à jour de l’histoire, mais il peut aussi interagir pour l’orienter par ses commentaires. Vu que la jauge de visibilité est donnée pour chaque chapitre, l’auteur peut également s’adapter en fonction de ses succès ou échecs lecturaux. Ainsi, Philippe Roy a déplacé le prologue de son roman intitulé Le Cercle de fer [37] à cause des commentaires de certains lecteurs et de son faible score de visibilité. Son texte trop dense semblait rebuter les lecteurs dès le seuil du récit et les empêchait de découvrir la suite. La sociabilité est tout à la fois la garante de la lecture des histoires publiées et, en retour, de la multiplication de ces récits ainsi que, par conséquent, du succès du site. Notons que sur Wattpad la publication et la lecture des textes sont gratuites. Aux auteurs les plus lus et sélectionnés par Wattpad seulement est offerte une possibilité de rémunération par l’insertion d’annonces publicitaires entre les chapitres. Celles-ci ont néanmoins préalablement fait l’objet d’accords avec le site, qui se finance au passage.
Le plus grand succès de Wattpad est After de Anna Todd, une jeune texane qui raconte avoir rédigé une grande partie des 2 500 pages de son roman d’amour sur son téléphone cellulaire. Fin 2013, elle a 18 ans, est mariée à un militaire parti en mission en Irak et s’ennuie. Elle décide donc de publier un premier chapitre de son récit : une fan fiction inspirée de Harry Styles, un des chanteurs du groupe One direction [38]. À mi-chemin entre Twilight et Les Hauts de Hurlevent [39], After raconte l’histoire tumultueuse de Tessa Young, une étudiante en littérature qui va tomber follement amoureuse de Hardin Scott, l’archétype du mauvais garçon :
Dès notre première rencontre, Hardin a changé ma vie comme aucune classe préparatoire, aucun travail n’aurait pu le faire. Ces films que je regardais ado sont rapidement devenus ma vie, ces scénarios débiles, ma réalité [40].
Sous le pseudonyme d’Imaginator1dx, Anna Todd publiera son roman-fleuve un chapitre après l’autre, usant savamment de Twitter et d’Instagram pour relayer ses publications [41]. Devant son succès sur Wattpad, où il est consulté plus d’un milliard de fois, le roman est édité par Simon & Schuster aux États-Unis en octobre 2014 [42] et par Hugo & Cie en 2015 en France [43]. Le talent de « community manager [44] » d’Anna Todd aura sans doute contribué en partie à la réussite commerciale de ses livres. Elle excelle en effet dans le « design de la visibilité [45] », dans le cadre duquel l’internaute met en scène son identité numérique sur les réseaux. Une tendance que le marketing n’a pas manqué de récupérer pour en faire le « personal branding », soit la marque personnelle de l’individu [46]. L’e-réputation est un enjeu majeur pour tous les producteurs de contenus sur le Net, qu’ils soient amateurs ou non, « elle est un objet de concurrence et de consommation, dans un système où les données n’ont de valeur que parce qu’elles sont monétisées [47] ». La campagne d’Anna Todd à ce titre aura porté ses fruits puisqu’After a été acheté par 26 pays et les droits d’adaptation au cinéma ont été acquis par Paramount.
Don't mind me, I'm just laughing and crying and screaming. pic.twitter.com/t49vHSObtc
— Anna Todd (@imaginator1dx) 4 décembre 2015
Dans la foulée de sa publication aux États-Unis on a édité plusieurs tomes à très peu de temps d’intervalle afin de favoriser une lecture boulimique (binge reading* [48]) proche de celle de séries télévisées actuelles : After We Collided (2014 [49]), After We Fell (2014 [50]), After Ever Happy (2015 [51]) puis Before (2015 [52]), un préquel d’After, auquel succède une nouvelle série reprenant la même histoire, mais du point de vue de Hardin : Nothing More (2016 [53]), Nothing Less (2016 [54]). À noter que, dans les titres français, les tomes sont présentés comme des saisons, reprenant explicitement le modèle de la série télévisée [55].
L’exemple d’Anna Todd montre plusieurs choses. D’une part qu’Internet et ses productions amateurs forment un vivier de potentiels best-sellers pour des éditeurs qui s’intéressent plus à leur lectorat déjà constitué via les blogues, réseaux sociaux et autres plateformes d’autopublication qu’à la qualité littéraire de leurs textes. D’autre part, à l’instar de la démultiplication des plateformes d’autopublication, qu’un des corollaires de l’auto-médiation semble être « l’industrialisation de l’auto-médiation [56] ». En effet, au-delà des productions de contenus par les amateurs, sur lesquels reposent des entreprises comme Amazon avec son Kindle Worlds [57] ou KDP [58], c’est l’auto-médiation même de leurs productions par les amateurs qui devient source de profit pour les entreprises.
Critiquer et promouvoir
Parce qu’After est issu d’une fan fiction et que les scènes érotiques y sont nombreuses, il est souvent comparé à Fifty Shades of Grey [59]. Mais ce sont surtout leurs processus d’« éditorialisation [60] » sur le Web par les auteurs amateurs dans un premier temps, puis dans les médias et enfin par leurs éditeurs papier, qui peuvent être mis en parallèle tant ils contribuent à leur succès commercial. Leurs lectorats se sont en effet principalement construits sur les réseaux sociaux et au sein des communautés de fans. After, à l’instar de Fifty Shades of Grey, est le fruit d’un « buzz » plus que d’une consécration littéraire. Anna Todd d’ailleurs n’est pas dupe, qui se définit moins comme une écrivaine que comme une « conteuse d’histoires hyperconnectée [61] ». Sa reconnaissance en tant qu’auteure ne provient pas d’un succès critique, les journaux et médias se sont d’ailleurs toujours plus attachés au phénomène éditorial qu’au contenu même de son livre, si ce n’est pour souligner son caractère stéréotypé. Sa reconnaissance tient plutôt à son grand nombre de lecteurs assidus. Ceux-ci l’ont encouragée et ont surtout massivement relayé ses écrits, d’abord au sein de la communauté de fans de One direction à laquelle appartenait Todd, puis plus largement dans celle des lecteurs et auteurs de Wattpad. C’est donc la prescription de toutes ces communautés rassemblées qui aura permis à Todd d’être remarquée par un éditeur. Ceci explique pourquoi la dédicace du premier tome d’After est destinée à ses lecteurs :
À mes fidèles lecteurs, avec tout mon amour et ma gratitude. Vous êtes tout pour moi [62].
Les réseaux sociaux sont des outils incontestablement efficaces pour développer le bouche-à-oreille autour d’un texte amateur, mais aussi d’un livre, au point que bon nombre de maisons d’édition traditionnelles encouragent désormais leurs auteurs et éditeurs à être présents sur le Web. Ainsi, les industries culturelles reprennent les mécanismes d’auto-médiation à leur compte, les amplifient, les codifient [63]. C’est ce que fait Simon & Schuster par exemple en encourageant ses auteurs à être présents sur les réseaux, ou en organisant son site de manière à rendre aisée la diffusion de ses références. Sur chaque page de présentation des ouvrages qu’ils éditent est proposée une multiplicité de boutons pour liker le livre et le partager sur les réseaux sociaux.
Simon & Schuster
La notoriété est donc un enjeu central sur le Net pour les créateurs amateurs comme pour les professionnels qui semblent désormais suivre un même modèle. Face à des lecteurs qui ont tout de fans, on assiste, remarque Ducas [64], à une sorte de « pipolisation » de l’auteur. Celle-ci se joue sur le Web comme hors du Web, comme l’attestent les foules déplacées par Anna Todd lors de ses nombreuses tournées de dédicaces dans le monde entier [65].
Le pouvoir de la prescription littéraire traditionnelle, ce recours à l’intervention d’un tiers (critique, bibliothécaire, libraire, jury, etc.) pour faire ses choix de lecture, se voit ainsi de plus en plus diminué par l’influence des communautés de lecteurs qui se créent sur les réseaux sociaux en général comme sur les réseaux dédiés au livre comme Scribd, Babelio, BdGest, Booknode, Bookinity, Critiques Libres, Lecture Academy ou encore Libfly [66]. La question de la prescription est au centre de chacune de ces plateformes. Le lecteur noyé dans la masse des livres à sa disposition ou dans le capharnaüm des rentrées littéraires cherche à s’orienter grâce à ces sites. Ceux-ci proposent pour la plupart des fiches informatives sur les œuvres et leurs auteurs, mais également des évaluations sous forme de note, d’avis ou d’analyse critique. Par exemple, sur Babelio, on trouve pour chaque œuvre trois onglets. Si l’on prend l’exemple de la fiche de L’invention de la solitude de Paul Auster, l’onglet « Infos » propose un résumé, un lien vers la bibliographie de l’auteur, l’ISBN, le nom du traducteur, la date de parution et la maison d’édition, la note moyenne donnée par les lecteurs, ainsi qu’une image de la couverture. Un nuage de mots-clés permet de faire émerger le genre de l’ouvrage : soit un « roman » « autobiographique », ou des « mémoires », mais aussi les thèmes abordés, ici le « deuil », « la solitude », la « paternité ».
Onglet « Infos », Babelio
Un second onglet recense les « critiques » formulées par les lecteurs, qui vont des plus laconiques aux plus détaillées [67]. Chaque lecteur donne une note sous forme d’étoiles.
Onglet « Critiques », Babelio
Finalement, le dernier onglet, particulier à Babelio, propose aux lecteurs de relever des citations du texte [68]. Chaque lecteur inscrit possède une fiche de profil qui agrège l’ensemble de ses contributions (citations, critiques) ainsi qu’une photo, un court texte de description rédigé par le lecteur et quelques informations personnelles (l’âge, le sexe, le lieu d’habitation et la date d’inscription sur Babelio).
Onglet « Citations », Babelio
Sous le pseudonyme Latina, par exemple, se cache Cécile, une femme belge de 53 ans [69]. Des indications sont données sur ses goûts littéraires avec la liste de ses auteurs préférés, mais aussi grâce à un nuage de tags. Latina semble aimer particulièrement les romans d’« amour », la « littérature belge », mais aussi les « romans historiques » et la « littérature jeunesse ». Les lecteurs ont aussi la possibilité de confectionner des listes thématiques — Cécile en a élaboré une sur le handicap [70] —, mais aussi de désigner les livres qu’ils apporteraient sur une île déserte.
Babelio
Toutes ces informations dessinent ensemble le profil de lecteur de Latina. Babelio indique aussi le livre qu’elle est en train de lire et donne des insignes aux lecteurs : Cécile se distingue vraisemblablement par la qualité de ses critiques [71], un goût pour les romans psychologiques [72], d’amour [73] et historiques [74]. Ces insignes permettent aux lecteurs critiques d’être évalués dans leur expertise et aux autres lecteurs de choisir des prescripteurs en fonction de leurs champs de compétences, de leur expérience critique en plus de leurs goûts.
Les internautes peuvent communiquer entre eux par message ou par l’intégration dans un réseau d’amis. Babelio forme ainsi un véritable réseau de critiques littéraires amateurs.
Décentrement des institutions légitimantes, fin des hiérarchies : selon Martel [75], Internet et ses réseaux de lecteurs semblent ainsi s’insinuer très largement dans le monde de la critique littéraire, autrefois réservée à une élite. Ces dernières années, de nombreux journaux ont ainsi supprimé leurs suppléments littéraires, abandonnant le sujet à Internet ou l’intégrant dans une version raccourcie dans l’édition courante : c’est le cas aux États-Unis du Washington Post ou du Los Angeles Times, entre autres [76]. Les éditeurs ne les soutiennent plus en achetant des encarts publicitaires, car ce n’est plus dans ce genre de pages que les lecteurs cherchent leurs recommandations. Néanmoins, sur Internet, si les prescripteurs se démultiplient, la critique se fait le plus souvent minimaliste, réduite à un j’aime / je n’aime pas, ou encore à un commentaire qui impose la concision. Nous l’avons vu avec nos auteurs amateurs, l’écriture n’est plus réservée à une catégorie de personnes qui impliquerait un certain statut social, des diplômes ou une forme d’érudition. C’est désormais la popularité au sein des communautés auxquelles ils appartiennent qui fait les auteurs [77]. C’est ainsi qu’Anna Todd, Caroline Calloway ou Nargesse Bibimoune ont pu remporter un tel succès commercial, loin de toutes considérations littéraires sur leurs écrits à proprement parler. La légitimité de l’auteur amateur repose sur les mécanismes de la culture de fans que nous avons abordés en première partie de ce chapitre. Certains, à l’image de Jenkins [78], se réjouiront de ce décentrement et de ce retour de l’expression populaire, face à des critiques dont les goûts seraient déphasés par rapport à ceux de la majorité de la population. Cela entérine la prédiction de la journaliste Alexandra Molotkow dans son article du New York Times, pour qui « le populisme est le nouveau modèle du cool ; les élitistes […] sont les nouveaux ringards [79] ». L’histoire littéraire nous apporte peut-être quelques pistes de réflexion dès lors que l’on rappelle que Balzac et Victor Hugo étaient en leur temps des succès populaires, des auteurs de best-sellers, bien avant d’être reconnus comme les auteurs canoniques qu’ils sont actuellement.
Les pratiques d’écriture des amateurs sur le Web nous permettent de repenser ce qui fait littérature, d’affronter la complexité de ce qui conduit un texte à devenir œuvre littéraire. Les exemples abordés dans ce chapitre montrent à quel point le Web est un espace de création, libre, populaire, tout en étant le royaume de la récupération, du marketing où les intérêts financiers prévalent.
De prime abord, on peut en effet percevoir les écrits amateurs sur le Web comme une pratique littéraire émancipée des contraintes éditoriales que d’aucuns qualifieraient d’élitistes, liées au choix des thèmes abordés ou à un usage « correct » de la langue. Les écrits de fans comme les chroniques sur Facebook l’illustrent bien. Le Web serait alors perçu comme cet espace littéraire démocratique, pour ne pas dire libertaire, où tout le monde peut écrire et lire tout, gratuitement, partout, tout le temps. Néanmoins, une telle vision du Web demeure pour le moins idéaliste, notamment à l’aune des processus de récupération par les industries culturelles et web que nous avons pu mettre en exergue : ceux de Wattpad ou Amazon entre autres. Les productions amateurs ne font ainsi pas exception aux mécanismes de la distinction chers à Pierre Bourdieu, de même qu’à la puissance d’appropriation du capitalisme. Comme le remarque judicieusement Frédéric Martel, « on avait annoncé que les radios libres seraient le ferment de la création musicale, avant de découvrir qu’elles étaient le support du marketing le plus concentrateur jamais atteint [80] ». Le Web s’inscrit résolument dans un même mouvement : de l’utopie libertaire à la concentration commerciale. Les exemples de success stories, qui contribuent à ce que nous avons appelé le mythe Fifty Shades of Grey, ne sont que l’arbre qui cache la forêt de l’exploitation des amateurs sur le Web par les acteurs technico-économiques de ce monde. En 2004, Evelyne Broudoux, s’appuyant sur une étude « amateur-to-amateur » commandée par l’institution ultra-libérale Cato [81], le démontrait déjà : les amateurs génèrent de la valeur [82]. En effet, sauf quelques exceptions brandies comme une muleta par Wattpad, pour ne citer que lui, la grande majorité des amateurs ne retireront aucun profit financier de leurs écrits, contrairement aux plateformes qui les abritent. Cela se fait d’ailleurs au détriment des acteurs traditionnels de la culture comme les éditeurs ou les libraires par exemple qui « tendent à être dépossédés de l’ordre du texte, au bénéfice de ceux qui, pour des raisons de compétence technique ou de puissance économique, sont en position de créer pour les autres les conditions de leur expression [83] ». De plus, à l’instar de la rhétorique des plateformes d’autopublication, les succès éditoriaux portent à « faire croire au plus grand nombre que le succès sanctionne nécessairement du talent et de la qualité, et que la reconnaissance littéraire se mesure au simple chiffre de ventes [84] ». Cette suprématie de la notoriété de l’œuvre au détriment de l’œuvre elle-même est pour le moins problématique, l’exemple d’Anna Todd l’aura démontré. Certes, « cette littérature, décomplexée et émancipée des modèles, peut séduire, si l’on y voit la cristallisation de la théorie du littéraire d’un Jacques Rancière [85] : une littérature pour tous bâtie sur les ruines des hiérarchies, défi d’une parole démocratique qui s’émancipe des règles codifiant la langue et son usage [86] ». Néanmoins, elle peut être également source de déception, voire de désespoir, tant elle innove peu, tant ses contenus sont stéréotypés. Les sujets des chroniques adolescentes sur Facebook comme des fan fictions ne sont, sauf rares exceptions, que des réécritures de scénarios maintes fois lus et vus. Pleines de poncifs, leurs structures narratives sont des reprises de celles — usées — des feuilletons ou séries télévisées — des sitcoms et des soap operas principalement. Les communautés de fans, si elles peuvent s’intéresser ponctuellement à des genres de niche, sont le plus souvent massivement influencées par les produits mainstream [87]. Le nombre effarant de fictions sur Harry Potter ou Twilight le prouve, ainsi que la surreprésentation de ces genres de la littérature populaire que sont la chick lit et la bit lit. Ainsi, point de subversion réelle dans le contenu des écrits amateurs étudiés dans ce chapitre, sinon une certaine forme de répétition des recettes scénaristiques, mais aussi discursives des industries culturelles. Selon Rutherford [88], l’industrie de l’édition, principalement en ce qui concerne le marketing de la fiction populaire adolescente, utilise Internet et les médias sociaux de manière à déguiser une intention promotionnelle en simulant les discours ostensiblement non commerciaux propres à la sociabilité des jeunes en ligne. Les pratiques d’écriture amateurs sont « indissociable[s] d’une guerre économique mondiale pour remporter le leadership des industries culturelles [89] » et l’appartenance au Web n’est qu’un canal (des plus efficaces) parmi d’autres dans le développement de ces objectifs commerciaux.
Les pratiques amateurs sur le Web semblent ainsi rejouer une tension que nous retrouvons depuis des décennies dans les débats autour de la paralittérature, en suivant ses logiques d’exclusion et de dévaluation. C’est au XIXe siècle que commencent à s’opposer les régimes de production de la littérature industrielle et celle de la littérature dite « élitaire [90] ». Même si le support diffère, les pratiques d’écriture sur le Web ne font ici que réitérer un débat historique, dont les quelques parallèles vus dans ce chapitre notamment, autour du roman-feuilleton, ont proposé quelques jalons. Et le fait que, à l’image des romans populaires du XIXe et de leur lectorat féminin [91], ces écrits soient majoritairement rédigés par des écrivaines et destinés à des lectrices n’aide pas leur légitimation. Les productions amateurs rejouent ainsi le duel entre une légitimité esthétique et une légitimité industrielle, lesquelles ne peuvent, on le sait, s’opposer si facilement. Il existe en effet tout un spectre entre cette littérature idéale — à la langue soignée, d’un genre noble, savamment composée et présentée par un éditeur reconnu, produite par un auteur consacré — et une littérature de masse, destinée uniquement à satisfaire les attentes du public, au contenu standardisé, créée seulement dans un souci de rentabilité. C’est dans ce même spectre que s’inscrivent les pratiques d’écriture amateurs.