Introduction

À l’automne 2011, quelques professeurs d’informatique de Stanford mettent en ligne leurs cours en y ajoutant des quiz et des forums de discussion. Espérant attirer quelques centaines d’étudiants, ils en enregistrent plus de 100 000. C’est l’acte de naissance public des MOOCs, les Massive Open Online Courses ou cours en ligne ouverts et massifs.

Dans les six mois qui suivent, sont créées les trois premières plates-formes de MOOCs (Udacity [1], Coursera [2] et MITx, qui deviendra EdX [3]). La croissance de Coursera est plus rapide que celle de Facebook ou Twitter. En 18 mois, elle ramasse plus de 5 millions d’inscrits et encaisse son premier million de dollars de recettes.

Le phénomène fait tourner les têtes des présidents d’université. Il en fait même tomber puisque la présidente de la prestigieuse Université de Virginie, Teresa Sullivan, est contrainte à la démission pour ne pas avoir sauté dans le train des MOOCs. Elle sera réintégrée par le conseil d’administration sous la pression de l’ensemble du campus et des diplômés de l’établissement [4]. Stanford, Princeton, Harvard, le MIT, Caltech, Duke, Berkeley [5]... le gotha universitaire américain puis mondial semble s’être donné rendez-vous sur l’une ou l’autre de ces plates-formes. En France, ce sont l’ENS, Centrale, Polytechnique et HEC qui rejoignent, l’année suivante, le mouvement [6].

Les médias sont prompts à s’emparer du phénomène. Le New York Times suit le mouvement de près et titre, le 2 novembre 2012 : « 2012, year of the MOOCs [7] ». Les médias français embrayent en 2013, relayant l’arrivée des grandes écoles sur Coursera et le lancement par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de la plate-forme France université numérique [8]. Mais quel est donc ce vent de folie qui souffle sur des institutions souvent décrites sinon comme archaïques, du moins rétives au changement et lentes à s’adapter à leur environnement ?

Pour certains, les MOOCs ne sont qu’une mode passagère. C’est une opinion que j’ai souvent entendue au fil de discussions informelles et qui est en général rapportée à la troisième personne. Peu ont publiquement affirmé que les MOOCs disparaîtront aussi vite qu’ils sont apparus. Dominique Boullier, professeur à Sciences Po, s’y est partiellement risqué. « Y a-t-il autre chose qu’un effet de bulle créé par les médias ? », se demande-t-il [9]. Selon lui, les médias et les universités ont perdu tout sens critique devant le prestige des universités embarquées dans les MOOCs. Pire qu’une simple mode, ces cours, qu’aucun standard de qualité ne vient contrôler, sont une « guerre commerciale massive contre l’éducation [10] ». La gratuité n’est qu’une « méthode commerciale [11] » pour attirer le public vers des services payants.

« Le modèle des MOOCs est celui de la prédation plus que de la coopération, de la reproduction plus que de l’innovation, de la standardisation plus que de la diversification [12]. »

Rappelant la mode du e-learning des années 1990, il termine en appelant à « un autre modèle, responsable et pertinent pour les défis de notre époque [13] ».

Boullier n’est pas le seul à penser que les MOOCs ne sont qu’une mode. Il semble dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Ainsi, Dan Greenstein, de la Bill & Melinda Gates Foundation [14], rapporte les paroles de présidents d’université anonymes qui n’y verraient qu’une « tempête de battage médiatique, d’hyperbole et d’hystérie [15] ». « Tout le monde court derrière quelque chose, mais bien peu savent quoi ou pourquoi, ni ce qu’ils feraient s’ils l’attrapaient [16] », ajoute-t-il sans que l’on sache toutefois si cette réflexion est sienne ou non.

Pour d’autres, les MOOCs sont une révolution, un « tsunami [17] », ou encore « la plus importante [innovation] pédagogique depuis 200 ans [18] ». Dans un article publié en septembre 2012, Nicholas Carr, un journaliste américain qui s’intéresse particulièrement aux nouvelles technologies, se penche sur « la crise de l’enseignement supérieur ». Le chapeau de l’article dit :

« Les versions en ligne des cours universitaires attirent des centaines de milliers d’étudiants, des millions de dollars d’investissement et les éloges des administrateurs d’université. Est-ce une mode passagère ou bien l’enseignement supérieur est-il en train de voir venir la remise à plat dont il a besoin [19] ? »

Carr avance un certain nombre d’arguments que nous retrouverons régulièrement dans les discours, notamment journalistiques, sur les MOOCs, par exemple chez Jeff Selingo, ancien rédacteur en chef du Chronicle of Higher Education [20].

L’un comme l’autre rappellent avant tout que l’enseignement universitaire traditionnel va mal, du moins aux États-Unis. Les raisons de ce malaise sont multiples. Tout d’abord, le coût des études supérieures a crû plus rapidement que l’inflation, que le prix de l’immobilier ou encore que le coût des assurances sociales. Rapporté à l’inflation, le prix des études a été multiplié par trois en 30 ans. Cette hausse des coûts, associée à un marketing de plus en plus agressif, a entraîné une multiplication de la dette des étudiants américains qui dépasse aujourd’hui le millier de milliards de dollars (oui, 1 000 000 000 000 $ !), un quinzième du PIB américain, plus du tiers du PIB français. Soixante pour cent des étudiants américains qui arrivent sur le marché du travail démarrent leur vie professionnelle avec une dette. Et celle-ci s’élève en moyenne à 26 500 dollars [21].

Or, parallèlement, le nombre d’étudiants et par conséquent de diplômés n’a cessé de croître. La « valeur » d’un diplôme sur le marché du travail a donc chuté en même temps que le coût des études augmentait. En 2010, plus de 17 millions d’Américains diplômés occupaient un emploi qui ne nécessitait pas d’avoir un bachelor : serveur, secrétaire, chauffeur, gardien de parking... Plus de 5 000 concierges ont un doctorat ou un diplôme professionnel (ingénieur, médecin, etc. [22]). Pour des auteurs comme Carr, le « retour sur investissement » des études supérieures est donc de plus en plus faible.

Sur ce champ de ruine se posent le e-learning et les MOOCs, vus comme un bouleversement, une « innovation de rupture ». La technologie de rupture — ou innovation de rupture — est un terme inventé par Clayton Christensen, professeur à la Business School de Harvard, dans son livre The Innovator’s Dilemma [23]. Cet auteur défend le fait que l’arrivée de certaines technologies comme le bateau à vapeur, la voiture ou le commerce électronique, portées par des acteurs initialement trop petits pour paraître inquiétants peut renverser des marchés qui semblaient inébranlables (le bateau à voile, les hippomobiles, le commerce de détail). Les plus grands empires industriels sont donc menacés par l’arrivée de nouvelles technologies. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’un tel discours se répercute en écho chez les journalistes, puisque le monde de l’édition est frappé de plein fouet par l’arrivée d’Internet : fermetures de journaux, licenciements, restructurations, « la presse occidentale s’enfonce dans la crise [24] ». Le même sort semble réservé aux universités, menacées d’être renversées par des cours en ligne moins chers et plus adaptés aux étudiants du XXIe siècle.

Alors, les MOOCs, mode ou révolution [25] ?

L’Université de Genève, où je travaille, est une université publique généraliste. Il est possible d’y suivre des cours de droit ou de biochimie, de psychologie ou d’interprétation, pour ne citer que quelques exemples. Elle est régulièrement classée parmi les 100 meilleures universités mondiales, comme plusieurs hautes écoles suisses, et l’inscription y est quasi gratuite. Ses 16 000 étudiants en font une université de taille moyenne, très cosmopolite, à l’instar de la ville qui l’accueille [26].

Elle a été l’une des premières institutions francophones présentes sur Coursera [27]. Travaillant au sein de sa direction sur les questions de planification stratégique et de prospective, j’ai été chargé de ce lancement. Si l’Université de Genève fut pionnière et a avancé avec l’idée d’apprendre « sur le tas », cette décision a toutefois mûri pendant de longs mois et a reposé sur une analyse des évolutions du paysage universitaire.

Ce livre essaie donc de synthétiser à la fois les réflexions théoriques et l’expérience pratique que j’ai pu acquérir durant cette période. Il vise à replacer les MOOCs dans l’histoire de l’enseignement supérieur et ses grandes évolutions, afin de mieux comprendre les répercussions qu’ils ont, auront ou pourraient avoir sur les universités. La thèse centrale de cet ouvrage est que les MOOCs ne sont ni une révolution en soi ni une mode passagère. Ils ne sont que la partie émergée d’un iceberg bien plus gros, celui des transformations récentes auxquelles les universités font face. Ils ne sont donc pas révolutionnaires en tant que tels, puisqu’ils ne sont qu’une composante de ces multiples révolutions. Les MOOCs ne sont pas non plus un phénomène médiatique voué à disparaître dès que les journalistes auront détourné d’eux les projecteurs puisque, parties prenantes d’un ensemble beaucoup plus vaste, ils continueront, sous une forme ou une autre, à exister dans le monde universitaire.

Il convient ici de préciser que le mot « université » recoupe des réalités différentes selon les pays, les époques et les interlocuteurs. C’est un « nom commun sans ontologie spécifique [28] ». Je m’intéresserai d’une manière générale à l’ensemble du paysage universitaire mondial, sans toutefois avoir la prétention d’en connaître toutes les particularités nationales. Il est difficile de définir précisément ce qu’est ou n’est pas une université. Ainsi, au Royaume-Uni, c’est le très honorable Conseil privé de Sa Majesté (ou Privy Council) qui seul a le pouvoir d’autoriser une institution à porter le nom d’université [29]. Aux États-Unis, la fondation Carnegie a défini en 2013 de nombreux critères permettant de classer les établissements d’enseignement supérieur en différentes catégories. L’appartenance à l’une ou l’autre de ces catégories, plus ou moins prestigieuse, est un enjeu stratégique majeur pour de nombreuses institutions. La France, vue de l’extérieur, ne semble pas trop aimer ses universités [30]. Elle a créé des « grandes écoles » pour former ses élites et de « grands organismes de recherche » (CNRS, INSERM, CEA, INRA, INRIA, etc.) qui offrent, aux yeux de nombreux chercheurs, des conditions de travail bien plus séduisantes que celles des universités. L’enseignement supérieur français se trouve ainsi dépouillé, du moins symboliquement, de toute grandeur dans ses deux missions premières, l’éducation et la recherche. Au niveau international, l’Institut de statistique de l’UNESCO, dans un souci de comparabilité des systèmes éducatifs, a défini en 1997 une classification des types d’enseignement (et non des types d’institution), dite « classification internationale type de l’éducation », qu’elle a mise à jour en 2011 [31]. Pour la suite, je me contenterai d’appeler « université » toute institution d’enseignement supérieur ayant le pouvoir de délivrer des diplômes, y compris des doctorats.

Cet ouvrage se divise en deux parties. La première est consacrée au contexte universitaire qui voit actuellement l’arrivée tonitruante des MOOCs. Je reviendrai rapidement, dans un premier chapitre, sur l’histoire des universités, institutions aujourd’hui millénaires. Ce retour historique nous permettra de mieux comprendre à quels modèles, réels ou fantasmatiques, les universitaires se rattachent. Je parlerai notamment du modèle humboldtien qui, consciemment ou non, reste une référence marquante dans le monde pédagogique. Le chapitre suivant sera consacré aux importants changements de paradigme auxquels les universités doivent faire face. Ces « révolutions » sont toutes extérieures au monde universitaire. Que ce soient la démographie, l’économie, le management ou la technologie, aucun de ces mouvements n’est issu d’une dynamique interne aux universités. Pourtant, tous ont une répercussion phénoménale sur ces dernières. Le troisième chapitre décrira donc les conséquences de ces révolutions sur le monde pédagogique : massification de l’enseignement supérieur et de la recherche, incitation à avoir un « impact », internationalisation, course à l’excellence, développement de l’apprentissage tout au long de la vie et de l’enseignement à distance, augmentation de l’enseignement privé, bouleversement des carrières universitaires, etc. Tous ces changements affectent profondément l’université depuis deux ou trois décennies, un temps relativement court pour une institution millénaire. C’est dans ce contexte qu’arrivent les MOOCs, auxquels est consacrée la deuxième partie de cet ouvrage. Le chapitre 4 définira plus précisément ce qu’ils sont, quelle est leur histoire et quel est leur format. Le chapitre suivant décrira ce que l’on sait des premiers MOOCs. Nous verrons notamment que le public touché n’est pas, dans sa grande majorité, celui des étudiants traditionnels. Le sixième chapitre sera consacré à leurs aspects pédagogiques. Sont-ils réellement innovants ? Qu’apportent-ils à l’enseignement supérieur en tant qu’outils d’enseignement ? Que changent-ils dans la façon de travailler des enseignants ? Le septième chapitre tentera de démonter un certain nombre d’idées fausses, d’a priori, de promesses de lendemains qui chantent ou de craintes d’un enfer éducatif. Enfin, le dernier chapitre se penchera sur les enjeux associés aux MOOCs. Après avoir observé comment le monde universitaire les a vus apparaître, nous verrons comment, en retour, les MOOCs vont participer au remodelage de ce monde.

Une petite histoire des universités

Parmi les 85 institutions du monde occidental déjà établies au début du XVIe siècle et toujours sur pied aujourd’hui, sans interruption dans leur histoire, on compte l’Église catholique, les parlements de l’île de Man, de l’Islande et de la Grande-Bretagne, quelques cantons suisses et... plus de 70 universités [32]. Celles-ci ont résisté aux guerres, aux changements de régimes politiques ou ecclésiastiques, aux révolutions technologiques, aux vagues successives de globalisation et à de très nombreux changements sociétaux. Pour comprendre cette incroyable adaptabilité et, par conséquent, les enjeux des transformations actuelles de l’enseignement supérieur, il est nécessaire de revenir rapidement sur leur histoire.

Des institutions millénaires

Les premières universités voient le jour entre la fin du XIe et le début du XIIIe siècle pour répondre à un besoin croissant de lettrés [33].

Addendum
(disponible uniquement dans la version numérique augmentée)

Une histoire mondiale des universités dépasse le cadre de cet ouvrage. Souvent oubliée, Tombouctou (Mali) comptait environ 25 000 étudiants au XVe siècle mais pas véritablement d’institution universitaire [34]. Il est difficile de dater les débuts des universités chinoises, tant le concept est flou, mais il existe des « hautes écoles » (Shàng Xiáng [35]) destinées à l’éducation des nobles dès le XXIIIe siècle avant J.C. !

En Europe, les universités ne naissent pas de rien. Dès le XIe siècle, mais plus encore au XIIe, l’Occident voit un essor économique, accompagné d’une urbanisation et, déjà, d’un besoin croissant de « lettrés » pour gérer les affaires tant laïques que cléricales. Les écoles associées à l’Église se multiplient. De nombreux maîtres se mettent par ailleurs à leur propre compte. Les contacts avec le monde islamique, alors en plein Âge d’or, se multiplient. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les premières universités occidentales entre la fin du XIe et le début du XIIIe. Même si leur date de création reste floue, ce sont les villes de Bologne, Paris et Oxford qui ouvrent les premières universités, rapidement suivies par Montpellier puis d’autres villes européennes. Les disciplines enseignées sont alors, selon les villes, la théologie, le droit, la médecine (trois disciplines à forte vocation professionnelle) et les arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique et astronomie).

Il est très intéressant de noter que, dès leur création, il existe des modèles différents d’universités. À Paris et Oxford, les universités sont des corporations de maîtres. Ceux-ci s’associent pour défendre une certaine indépendance vis-à-vis des pouvoirs ecclésiastiques et étatiques. Les matières enseignées sont le droit canon et la théologie, les étudiants sont assez jeunes. À l’inverse, l’université de Bologne est une corporation d’étudiants qui s’associent pour défendre leurs droits vis-à-vis de la cité d’accueil (beaucoup sont étrangers) mais aussi pour négocier ensemble les contrats avec les enseignants. On y enseigne d’avantage le droit et la médecine ; les étudiants y sont plus âgés et plus riches qu’à Paris ou Oxford. La tension entre ces deux modèles, l’un centré sur la discipline académique et l’autre sur les étudiants, existe donc dès le début des universités. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les réformes dite « de Bologne » de la fin des années 1990 aient pris le nom de cette ville [36].

Corporations d’étudiants ou d’enseignants, elles sont, dans la société très verticale du Moyen Âge, un espace d’horizontalité, d’entraide, de défense d’intérêts communs, bref, un espace de liberté vis-à-vis de tous les pouvoirs [37] [38]. Autre caractéristique importante, même s’il ne faut pas surestimer la mobilité de l’époque, les grandes universités attirent des enseignants et des étudiants de l’Europe entière, et leurs diplômes sont reconnus partout.

Malgré leur multiplication quasi ininterrompue, leur influence va diminuer du XVIe au XVIIIe siècle, notamment avec la montée en puissance des États [39]. Les grands mouvements intellectuels de l’époque (Renaissance, Réforme, humanisme, Lumières, développement des sciences...) se développent principalement hors d’elles.

Addendum

En parallèle de ce mouvement, se développe une science qui se complexifie et s’ouvre. Si l’image de l’alchimiste au fond de sa grotte est caricaturale, elle reflète néanmoins une réalité : les savants du Moyen Âge travaillaient dans le secret. Il n’y avait bien évidemment aucun droit de propriété intellectuelle à cette époque et le secret était le meilleur moyen de tirer un avantage compétitif d’une invention, que ce soit sur le plan économique ou militaire.

Durant l’époque moderne, la science va se mathématiser fortement. Pour prendre un exemple, le calcul différentiel, inventé simultanément par Leibniz et Newton, rend la physique inaccessible aux mécènes. Ces derniers voient donc d’un bon œil l’ouverture de la science : les pairs leur garantissent qu’ils n’entretiennent pas un charlatan ou, pire, un hérétique. Quant aux savants, leur réputation publique leur permet d’être moins dépendants d’un unique mécène. Tout le monde y trouve donc son compte [40].

Les signes de cette ouverture sont nombreux. Ce sont d’abord les correspondances entre les savants qui se multiplient. Ceux-ci se regroupent. La Royal Society de Londres est créée en 1661, l’Académie Royale des Sciences de Paris cinq années plus tard. Suivront, au XVIIe siècle, celles de Berlin, Petersburg, Turin, Bologne, Lisbonne, Göttingen, Edimbourg, etc. Les journaux scientifiques se créent : Philosophical Transactions, Histoire de l’Académie Royale des Sciences, Journal des Savants, etc. On parle alors d’une « République des Sciences ».

L’université humboldtienne

C’est en Allemagne, peu après la retraite des troupes napoléoniennes, que va apparaître l’université moderne, celle que nous connaissons ou, tout du moins, celle qui reste le modèle de référence pour de nombreux universitaires. Le contexte est celui d’une table rase. Les élites prussiennes ont péniblement vécu la défaite de 1806 et l’invasion française. Elles cherchent à comprendre leur retard économique et militaire. Le rôle de l’éducation est — déjà — mis en avant. La principale université allemande, celle de Halle, est rattachée au royaume de Westphalie en 1807. La Prusse doit donc construire une nouvelle université, à Berlin. C’est Wilhelm von Humboldt, frère du célèbre géographe et explorateur Alexander, et futur ministre de l’Éducation, qui en sera chargé [41]. L’Université de Berlin, inaugurée en 1810, sera la première de ce que l’on appellera plus tard le « modèle humboldtien [42] ». En quoi consiste donc ce modèle ?

Premièrement, l’université est autonome vis-à-vis du monde extérieur : l’Église, l’État et la société. L’autonomie vis-à-vis de l’Église est, dans l’Allemagne réformée, un acquis déjà solide au début du XIXe. Celle vis-à-vis de l’État, par contre, est loin d’être évidente puisque plusieurs contemporains de Humboldt proposent, au contraire, une université très centralisée et vouée à former des étudiants selon les besoins de l’État, sur le modèle des grandes écoles et des écoles normales. C’est toutefois le modèle libéral qui l’emporte. Mais cette autonomie ne peut se faire en « privatisant » l’université, sous peine de la rendre dépendante de la société et de la soumettre aux besoins de l’économie. L’État doit donc la protéger, la financer, sans jamais interférer dans les domaines universitaires.

Deuxièmement, l’université devient le lieu de production et de diffusion du savoir. La recherche, nommée « Académie », est donc appelée à rejoindre l’enseignement, et même à constituer l’épine dorsale de la formation morale des étudiants, hors de toute visée pratique. Il est intéressant de relever que le débat entre un enseignement à visée utilitaire et un enseignement ayant pour seul but la formation générale et le partage d’une culture commune a traversé une grande partie de l’histoire des universités. Au milieu du XIXe siècle, au Royaume-Uni, la vision utilitariste, portée notamment par Jeremy Bentham et John Stuart Mill, est alors dominante. Mais le cardinal Newman donnera une série de discours [43] qui défendent l’éducation pour l’éducation, destinée à former des citoyens éclairés, critiques et armés d’une culture classique. Ces discours sont restés une référence, notamment dans le monde anglo-saxon, dans la définition de « l’idée d’université » ; le nombre important de leurs rééditions en témoigne.

Troisièmement, l’université est autonome dans son organisation interne. Tout d’abord, l’enseignement et la recherche, même liés, ne sont pas subordonnés l’un à l’autre. Ensuite, les diverses disciplines s’organisent de manière indépendante les unes des autres, sans par exemple que la philosophie ne domine les autres sciences. Mais cette autonomie disciplinaire ne doit pas mener à un cloisonnement des connaissances. L’université a pour vocation d’embrasser l’ensemble des savoirs.

Le modèle humboldtien tient donc sur de multiples éléments qui permettent de garantir au professeur une liberté totale de recherche et d’enseignement. Celui-ci est délivré de toute contingence pratique (l’emploi est à vie) et de toute pression extérieure. Sa seule motivation réside dans la passion qu’il porte au savoir, « à la recherche et à la perpétuelle remise en question de la vérité sous toutes ses formes ». On notera en passant la proximité de ce modèle avec la vision aristocratique du travail à visée économique, vécu comme une déchéance.

On comprend aisément que pour des générations de professeurs, cette « liberté universitaire » totale soit restée un idéal, qui n’a probablement jamais été complètement atteint. Mais les professeurs ne sont pas les seuls à y voir un modèle. En effet, les universités allemandes seront copiées dans tout l’Occident, et notamment aux États-Unis :

« tout au long du XIXe siècle, de nombreux experts américains ont ainsi traversé l’Atlantique pour venir se familiariser, en Allemagne, avec une conception et une pratique de l’université qui devaient fortement marquer dans leur propre pays, à partir de 1860, le mouvement de création et d’expansion de l’enseignement supérieur [44]. »

Et ce modèle est efficace : à la fin du XIXe siècle, l’Allemagne est une des plus puissantes nations scientifiques et les premiers prix Nobel pleuvent sur elle (15 entre 1901 et 1910 !).

L’après-guerre

Faisons un saut en avant dans le temps pour arriver au milieu du XXe siècle, après la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs coups de boutoir font vaciller le modèle humboldtien. Tout d’abord, la guerre a accéléré des transformations de la recherche scientifique. L’époque voit la naissance de la « Big Science », notamment avec les programmes nucléaires des grandes puissances. L’influence des États sur les programmes scientifiques se fait sentir, ne serait-ce que par le financement de ceux-ci. Enfin, la science est de plus en plus intriquée avec la technologie. L’idéal d’une recherche « pure », détachée des influences extérieures est donc de plus en plus ébranlé.

Ensuite, l’après-guerre marque, en même temps que l’expansion économique des « Trente Glorieuses », une première massification de l’enseignement supérieur. Aux États-Unis notamment, la loi surnommée GI Bill permet de financer les études supérieures des soldats démobilisés [45]. C’est une nouvelle population, nombreuse, qui pénètre sur les campus. Et cela ne se fait pas sans problèmes.

« Durant l’époque coloniale, l’enseignement supérieur était beaucoup plus facile à définir parce qu’il était beaucoup plus restreint, avec seulement 1 % d’une classe d’âge inscrite à l’université. Dans ce temps-là, la grande majorité des étudiants était issue des classes supérieures. Bien qu’il y ait eu des exceptions, l’université des débuts de la République des États-Unis n’était pas égalitaire. C’est pour cela qu’il était plus aisé de trouver une cohérence dans les buts de l’université et les valeurs qu’elle désirait transmettre. Lorsque plus d’étudiants ayant des origines et des niveaux de préparation différents arrivèrent dans les universités, le système fut contraint de faire plus de choses pour plus de monde. À chaque mouvement d’intégration de nouveaux publics, les buts poursuivis par l’enseignement supérieur sont devenus plus confus et plus controversés. À chaque élargissement sont apparus de nouveaux défis qui ont rendu la vieille garde nostalgique de la version précédente, mieux définie de l’université. Depuis l’ouverture aux femmes, aux Juifs, aux Noirs, jusqu’à la fondation des land-grant colleges [46], le GI Bill, les universités communautaires, ou le développement des universités en ligne à but lucratif, chacune de ces expansions a rendu l’université un peu plus compliquée, et ses missions, un peu moins claires. Chacun de ces changements a rencontré une résistance féroce de la part de ceux qui y voyaient une détérioration de la qualité de l’enseignement [47]. »

En 1963, le président des universités de Californie, Clark Kerr, donne une série de leçons sur cette institution. Selon lui, l’université « classique » a disparu et il faut désormais parler de « multiversité ». Cette multiversité est un amas de diverses communautés : celle des étudiants, celle des étudiants avancés, celle des gens de lettres, celle des sciences sociales, celle des sciences dures, celle des écoles professionnelles, celle du personnel administratif et technique... Et chaque communauté a des intérêts parfois divergents auxquels elle essaie de rallier diverses communautés extérieures (anciens étudiants, politiciens, entreprises, associations, etc.).

« L’université représente tellement de choses différentes pour tellement de personnes différentes qu’elle doit, par nécessité, être partiellement en guerre avec elle-même [48]. »

Des révolutions

Si les universités ont une longue histoire, cette histoire s’inscrit toujours dans un environnement complexe. Loin d’être des tours d’ivoire, les universités sont modelées par les sociétés dans lesquelles elles vivent. Dès lors, pour comprendre l’enseignement supérieur actuel et la place que les MOOCs peuvent ou pourraient y jouer, il nous faut comprendre non seulement son histoire, mais aussi les transformations de la société susceptibles de le transformer à son tour. C’est ce que nous allons faire dans le présent chapitre en nous attardant plus spécifiquement sur quatre révolutions externes aux universités : la transition démographique globale, les transformations de l’économie, l’avènement du New Public Management et l’explosion des technologies de l’information et de la communication.

Une transition démographique globale

La première de ces révolutions externes est la transition démographique que traverse le monde. Pour rappel, la dynamique de cette transition consiste tout d’abord en une baisse du taux de mortalité. Cette baisse est due en premier lieu à celle de la mortalité infantile, suivie par un allongement de l’espérance de vie des personnes ayant survécu à la prime enfance. Les deux phénomènes sont portés par une amélioration des conditions socioéconomiques de vie, notamment les progrès sanitaires et alimentaires, et par un meilleur accès des femmes à l’éducation. À l’échelle mondiale, le taux de mortalité infantile est passé de 18,2 % en 1960 à 4,3 % en 2015, notamment grâce aux progrès faits dans des pays comme la Chine ou le Brésil, qui ont vu leur taux de mortalité infantile divisé par 10 en quarante ans [49].

La baisse du taux de mortalité s’accompagne ensuite d’une baisse du taux de fécondité, c’est-à-dire du nombre d’enfants par femme. Cette baisse nécessite une transition culturelle associant une volonté de réduire ce taux de fécondité et un accès aux moyens contraceptifs. Lorsque le taux de natalité a rejoint le taux de mortalité, la transition démographique est achevée.

S’il s’agit d’un phénomène universel, il est très différencié géographiquement. L’Europe et l’Amérique du Nord ont commencé leur transition démographique il y a près de deux siècles et l’ont aujourd’hui achevée, tandis que certains pays sont en plein dans cette transition. Il convient toutefois de ne pas plaquer trop vite une grille de lecture Nord/Sud sur ces phénomènes démographiques, puisque la situation est extrêmement variée d’un pays à l’autre, voire d’une région à l’autre [50].

La différence temporelle entre la baisse du taux de mortalité et celle du taux de natalité engendre, pendant plusieurs années, un excès de naissances en comparaison du nombre de décès. Il y a alors explosion de la population. Ainsi, au niveau mondial, après des siècles pendant lesquels le nombre d’habitants oscillait autour de 250 millions, celui-ci est passé à 1 milliard en 1800, puis 2 en 1927, 3 en 1960, 4 en 1974, 5 en 1987, 6 en 1999 et 7 en 2011. Selon les scénarios, nous serons entre 7,6 et 8,3 milliards d’individus en 2025 [51]. La date et le niveau auxquels la population mondiale se stabilisera sont encore incertains. Mais il est une chose qu’il est aisé de prédire : les enfants qui ont aujourd’hui 10 ans en auront 20 en 2026. Ils seront alors en âge d’étudier à l’université, même si tous ne le feront pas.

Une autre conséquence de la transition démographique, ou tout au moins de la baisse du taux de mortalité, est un vieillissement général de la population. Si la pyramide des âges, sur le plan mondial, nous prédit un fort accroissement du nombre de jeunes aspirant à entrer à l’université, elle nous montre, à l’échelle des pays ayant terminé leur transition démographique, un fort accroissement du nombre de personnes âgées. Ainsi, au Japon ou en Italie, la proportion des personnes de plus de 65 ans devrait prochainement dépasser les 40 % [52]. Et, bonne nouvelle, non seulement nous vivons plus longtemps, mais nous vivons plus longtemps en bonne santé, physique et mentale [53]. Même si la corrélation est moins directe que précédemment, nous pouvons prédire également un accroissement du nombre de personnes âgées aspirant à entrer à l’université.

Des transformations lentes mais profondes de l’économie

Du côté des échanges économiques, plusieurs tendances globales sont à relever. Tout d’abord, nous continuons à observer un « rétrécissement du monde ». Depuis la Révolution industrielle, les transports n’ont cessé de se développer. La vitesse des déplacements a augmenté, et si elle semble atteindre certains plafonds, leur prix a diminué, entraînant une hausse du volume de déplacements réalisés. Ainsi la consommation d’énergie pour les transports a été multipliée par 3 en 40 ans, malgré une augmentation de leur efficacité énergétique. Les moyens de communication se sont également développés et les marchés se sont libéralisés. L’accroissement des échanges internationaux, caractéristique de la mondialisation, touche les êtres humains mais aussi les marchandises et les entreprises.

La deuxième tendance à relever est celle d’un enrichissement global. Quiconque se promène aujourd’hui dans les grandes villes chinoises ou sud-coréennes peut difficilement imaginer que des famines aient pu largement toucher leurs habitants il y a moins d’un siècle. Cet enrichissement global se traduit par une croissance économique de 3 % par an, alors que la population n’augmente que de 1,5 %. Bien sûr, il est très inégalement réparti et les écarts économiques se creusent. Mais il est indéniable qu’un certain nombre de pays ont une structure économique de plus en plus semblable à celle des pays occidentaux et que se développe, par exemple en Chine ou au Brésil, une nouvelle classe moyenne aspirant à un mode de vie plus occidental et à un accès accru à l’enseignement supérieur. La classe moyenne chinoise est ainsi passée de 4 % à 66 % de la population entre 2000 et 2012 et le nombre de diplômés a été multiplié par sept au cours de la même période [54].

La troisième tendance majeure est le développement de l’« économie de la connaissance ». Ce terme a été popularisé par l’OCDE en 1996. Les théories sous-jacentes ont toutefois émergé chez de nombreux économistes et sociologues de toutes orientations politiques, durant la seconde moitié du XXe siècle [55]. La connaissance, considérée comme un bien économique, a plusieurs propriétés qui en font un bien public : elle est non rivale (la possession de connaissances par une personne n’en diminue pas la quantité disponible pour d’autres, son partage, sa réutilisation ou sa modification n’en diminuent pas la valeur, au contraire), elle est difficilement exclusive (il est compliqué d’en interdire l’accès à certains utilisateurs) et elle n’est pas transparente (il faut de l’expérience pour savoir si elle peut être utile).

Nous sommes passés progressivement de sociétés fortement articulées autour de la production de ressources primaires, puis autour de leur transformation (secondaire), à des sociétés dépendant aujourd’hui grandement du secteur tertiaire et de l’information. C’est une évolution lente. Au Moyen Âge, déjà, les premières universités étaient nées de la demande de lettrés. Mais cette évolution s’est particulièrement accélérée dans les dernières décennies. L’exemple américain, au cours de la période 1977-2001, révèle que le secteur industriel lié à des formes de propriété intellectuelle a crû deux fois plus vite que les autres secteurs industriels et que l’emploi dans ce secteur s’est développé trois fois plus vite.

Pour Dominique Foray [56], il y a là le double effet d’une lente évolution et d’une révolution technologique. Peter Murphy arrive à des conclusions semblables, en distinguant une période où le développement des moyens de communication permet celui de l’internationalisation du capitalisme par une croissance de la standardisation des processus (fordisme), et une période plus récente où l’avènement d’Internet remet à plat certains processus hiérarchiques pour développer non plus des processus mais des designs de produits [57]. La première période est dépendante de la capacité à traiter de l’information, tandis que la seconde est dépendante de capacités créatrices.

Ainsi, comme l’a écrit Alan Burton-Jones, « la connaissance devient rapidement la forme la plus importante de capital global [58] ». Les économies nationales les plus avancées dans l’économie de la connaissance sont aussi les plus riches. Il existe une très forte corrélation entre le « Knowledge Economy Index », indicateur développé par la Banque mondiale, et le PIB d’un pays. Et cette corrélation est bien due à un effet de causalité entre le niveau d’instruction de la population et le développement économique, comme l’ont démontré Goldin et Katz [59].

L’enseignement supérieur est bien entendu une pièce cruciale de ce puzzle : Valero et Van Reenen ont mesuré l’effet de 15 000 universités sur l’économie de leur pays, sur une période de 60 ans, et en concluent qu’un doublement du nombre d’universités engendre une hausse de 4 % du PIB par personne [60]. Les universités jouent des rôles multiples dans le développement économique. Tout d’abord, ce sont elles qui produisent la main-d’œuvre la plus qualifiée, mais aussi qui éduquent la plupart des entrepreneurs, dont le niveau d’éducation a un effet mesurable sur la croissance économique [61]. La hausse des besoins engendre donc une augmentation de la demande pour des qualifications supérieures.

Ensuite, l’économie des nations les plus développées est de plus en plus dépendante de la création de nouvelles connaissances, de l’innovation [62]. Si le secteur privé est très efficace pour le développement expérimental, voire pour la recherche appliquée, la recherche fondamentale donne difficilement un avantage compétitif à une entreprise. Évoluant sur de longues périodes, aux conséquences incertaines, la recherche fondamentale, rarement brevetable, reste très majoritairement financée par des fonds publics, y compris dans les grandes universités privées. Or, c’est elle qui génère les idées et les inventions qui, des décennies plus tard, peuvent être valorisées. Comme le disait Henri Poincaré :

« Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que les conquêtes de l’industrie qui ont enrichi tant d’hommes pratiques n’auraient jamais vu le jour si ces hommes pratiques avaient seuls existé, et s’ils n’avaient été devancés par des fous désintéressés qui sont morts pauvres, qui ne pensaient jamais à l’utile, et qui pourtant avaient un autre guide que leur caprice [63]. »

La recherche menée dans les universités est donc un des atouts majeurs de la compétition économique [64]

Nous voyons que les deux missions premières de l’université, l’enseignement et la recherche, se trouvent être des avantages compétitifs pour le tissu économique régional et national. L’importance de chacune de ces missions est différente selon le contexte régional. Les régions en tête du développement technologique voient leur croissance économique tirée par celui-là [65] et présentent donc une dépendance accrue à la recherche. Celles en phase de « rattrapage technologique » dépendent davantage de la diffusion des connaissances, et donc de l’enseignement, ainsi que de la construction d’infrastructures capables de soutenir leur développement économique.

Dès lors, il n’est pas étonnant que la plupart des pays voient l’investissement dans la connaissance comme un investissement stratégique. Les pays de l’Union européenne s’étaient par exemple fixés en 2000 une série d’objectifs, appelés « stratégie de Lisbonne », visant à faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010 [66] ». Mais cette stratégie s’accompagne, dans la forme, d’une relation entre État et universités guidées par le New Public Management.

Un nouveau rapport avec les pouvoirs publics

Le New Public Management (NPM ou nouvelle gestion publique) s’est développé à la fin des années 1970 et au début des années 1980 comme un nouveau rapport entre les institutions publiques et leurs autorités de tutelle. Les raisons du développement du NPM sont multiples [67] : économiques (avec des récessions, voire des crises dans la plupart des pays occidentaux), politiques (avec l’avènement de la « Nouvelle Droite » aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, mais aussi de partis travaillistes en Nouvelle-Zélande), sociales (avec une demande accrue de performance et de transparence des administrations publiques de la part des usagers), intellectuelles (avec le soutien de plusieurs écoles et think tanks) ou encore technologiques (avec les nouveaux développements des technologies de l’information et de la communication). Les chercheurs s’accordent sur un certain nombre de caractéristiques du NPM [68] : réductions budgétaires, responsabilité et audit sur les performances, décentralisation et autonomisation par rapport au milieu politique, mise en compétition voire privatisation, transformation des usagers en clients, renforcement de la planification stratégique et incorporation des méthodes managériales issues du secteur privé, etc.

De manière générale, le développement du NPM s’inscrit dans un « nouvel esprit du capitalisme » décrit par Boltanski et Chiapello [69]. Le lien d’autorité hiérarchique entre acteurs (qu’il s’agisse d’individus ou d’institutions) a notamment laissé place à une autonomie contrôlée. Cette autonomie permet un travail plus intéressant, plus créatif et plus productif. Elle n’est plus contrôlée en amont mais en aval, par une série d’objectifs quantifiés par des indicateurs. Les dirigeants d’universités publiques se retrouvent donc dans une position très similaire à celle des dirigeants d’institutions privées, devant rendre des comptes non plus sur le suivi de procédures établies mais sur l’atteinte de résultats définis à l’avance.

Dans le monde éducatif, l’enseignement supérieur a beaucoup plus été touché par le NPM que l’enseignement primaire ou secondaire. Plusieurs raisons expliquent cela. Tout d’abord, le discours sur l’autonomie de l’institution universitaire entre en écho avec le discours que les enseignants du supérieur tiennent sur la liberté pédagogique. Ensuite, les universités sont l’un des rares services publics où une forme de compétition a toujours prévalu. Si la poste de Genève n’est pas en compétition avec celle d’Amsterdam, les universités de ces deux villes le sont. Cela est particulièrement vrai pour la recherche. Même si les quatre normes de la science, décrites par Robert Merton, sont l’universalisme, le communalisme, le désintéressement et le scepticisme organisé [70], la recherche scientifique est bien souvent vécue comme une course entre chercheurs. Et l’histoire ne retient généralement que les noms des premiers arrivés, attribuant ces noms à des constantes, des unités de mesure, des astres, des théorèmes, les transformant parfois en adjectifs ou en noms communs (darwinien, survolté, cartésien, wattman, ampérage, pasteurisation, etc.). L’enseignement semble à première vue moins soumis à ces impératifs de compétition. Pourtant, dès le Moyen Âge, les étudiants traversaient l’Europe pour apprendre d’un maître plutôt que d’un autre. Ainsi, la réputation que les universitaires peuvent obtenir soit par leur recherche, soit par leur enseignement est probablement la forme de capital qui leur est la plus précieuse. Au niveau institutionnel, si les premières années d’études sont parfois décrites comme un « service public », où il est possible d’apprendre la même matière avec la même efficacité à Paris ou à Marseille, ce n’est clairement pas le cas au niveau du master et encore moins pour un doctorat. Toutes les sous-disciplines ne sont pas enseignées partout et toutes les universités n’ont pas la chance d’avoir des enseignants couronnés par un prix Nobel.

L’explosion des technologies de l’information et de la communication

L’avènement d’Internet et la démocratisation du haut débit sont des révolutions dont nous ne soupçonnons probablement pas l’ampleur. C’est sans aucun doute la plus grande révolution récente dans le monde du savoir. En vingt ans, le Web a envahi et bouleversé notre quotidien, au point que les plus jeunes n’arrivent déjà plus à imaginer « comment on faisait avant ». Il faudra encore quelques décennies pour avoir le recul historique nécessaire permettant de mesurer l’ampleur de cette révolution.

Je voudrais aborder ici plusieurs transformations qui affectent ou affecteront profondément les universités : l’apparition de nouveaux modes de communication, la multiplication des formats, le développement du Web comme bibliothèque universelle, la coécriture des savoirs, l’économie de l’attention et l’arrivée du « big data ». L’excellent livre de Michel Serres, Petite Poucette [71], explore quelques-unes de ces pistes avec plus de profondeur que le présent sous-chapitre.

Ce qui saute aux yeux, tout d’abord, est une profonde transformation des moyens de communication interpersonnelle. Courrier électronique, forums, réseaux sociaux... les révolutions semblent se succéder dans le domaine. Le rôle des départements informatiques est difficile, car planifier des investissements lourds lorsque les usages varient aussi rapidement relève de la gageure. Et ce n’est pas seulement le Web qui est à l’œuvre : explosion de la mobilité, miniaturisation, développement des écrans tactiles... Nous ne travaillons plus de la même manière qu’il y a 20 ans. Quelques usages persistants, comme l’envoi de documents sous format papier chez certains éditeurs, nous paraissent complètement anachroniques. Cette hyper-connectivité entraîne une porosité croissante entre emploi et vie privée, entre relations familiales, amicales, militantes ou professionnelles, au point que magazines et coachs personnels apprennent aux nouveaux employés « comment déconnecter ». De nouvelles étiquettes apparaissent rapidement, avec parfois un retour forcé aux relations en vis-à-vis. Comme exemple significatif, une enseignante de Salem College a récemment demandé avec succès à ses étudiants de ne plus lui envoyer d’e-mails, sauf pour prendre rendez-vous [72].

L’invention du Web n’est pas qu’une mise à disposition de savoirs qui se contenterait de reprendre un support séculaire : l’écrit. Elle accompagne une multiplication des outils et des supports de transmission de ces savoirs. Tout d’abord, en reprenant des outils relativement récents (le phonogramme, la photographie, le cinéma) pour donner à l’image et au son une place importante. Ensuite, en permettant de réinventer l’ordonnancement de ces supports. Tout comme le lien hypertexte a rompu la linéarité de la lecture (linéarité d’ailleurs plus fantasmée que réelle, comme le montre Pierre Bayard [73]), les nouveaux outils permettent de mélanger son, images et texte ; d’interrompre, de répéter, de ralentir ; de zoomer sur une partie intéressante, de filtrer certaines données, de faire une recherche rapide... Le livre interactif n’en est qu’à ses débuts, sans doute a-t-il un bel avenir devant lui.

Pour le sujet qui nous intéresse, une des plus importantes caractéristiques ou conséquences du Web est la mise à disposition universelle du savoir. Jamais autant de connaissances n’ont été disponibles si rapidement pour autant de personnes, même s’il restera toujours des barrières économiques ou sociales à l’accès au savoir. La comparaison avec la situation des années 1980 est stupéfiante. Il s’agit d’une véritable démocratisation du savoir. Le rôle des « experts » — quoi que recouvre ce mot — en est bouleversé.

Le milieu universitaire est évidemment touché de plein fouet par ce phénomène. La quasi-totalité des étudiants utilisant un ordinateur portable pendant les cours, ils ont à disposition des ressources documentaires presque illimitées, de manière instantanée. Dès lors, le rôle de l’enseignant ne peut plus être la simple transmission du savoir. Le professeur n’est plus celui qui a une connaissance à laquelle les autres n’ont pas accès, mais celui qui peut donner une cohérence à l’infinité des connaissances à disposition. Quant au rôle des bibliothèques, par ailleurs, il reste à préciser : serviront-elles de mémoires (archives papier), d’accompagnateurs des nouveaux usages, de sélectionneurs de contenu, d’indexeurs, d’éditeurs... ?

Wikipédia est un site emblématique d’un mouvement beaucoup plus large, celui de la coécriture des savoirs. Moyennant quelques règles, l’écriture d’un article sur Wikipédia dépend de la contribution d’auteurs multiples et anonymes. Pas de figure d’autorité, pas d’experts, pas de diplôme ou de carte de presse demandés. Ce qui pourrait ressembler à une utopie libertaire fonctionne pourtant assez bien. La revue Nature a ainsi demandé à des scientifiques d’évaluer certains articles de Wikipédia et de l’Encyclopædia Britannica, sans préciser quel texte venait de quelle source, et Wikipédia a été jugé autant voire plus correcte que sa vénérable aînée [74]. Le modèle économique des encyclopédies en est bouleversé et l’EncyclopædiaBritannica a, en 2012, cessé de paraître sur papier. Les mondes du journalisme et de la photographie ont également été chamboulés par cette écriture partagée. Pour le meilleur ou pour le pire, c’est à une remise en cause fondamentale des rôles dans la construction, la sélection et la diffusion du savoir que nous assistons.

L’« abondance d’information crée une rareté d’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources informations qui peuvent la consommer [75] ». Les informations et les savoirs créés chaque minute et mis à notre disposition demanderaient plusieurs heures pour être consommés, et cette tendance va en s’accélérant. Par exemple, si la photographie a été inventée il y a 200 ans, sa pratique subit une véritable explosion : 80 milliards de photos furent prises en 2000, 350 milliards en 2010, 1 000 milliards en 2015 [76]... Il devient donc matériellement impossible de tout voir, tout lire, tout entendre. Nul ne peut plus prétendre, comme le poète, avoir « lu tous les livres ». Aussi, notre attention ne peut se porter que sur un nombre restreint d’éléments. Cela a des conséquences économiques au sens monétaire du terme : chaque marque se doit de capter une part de notre « temps de cerveau disponible ». Cela a également des conséquences sur notre rapport au savoir. Il nous faut trier parmi la masse de données disponibles. Et de nouveaux rôles apparaissent, comme celui de référenceur.

Le développement informatique, qui rend les appareils plus mobiles, plus connectés, et qui leur permet d’avoir plus de mémoire, a engendré une explosion des données stockées souvent appelées « big data ». Nous ne parlons plus ici de savoirs mûris et théorisés, de créations artistiques ou scientifiques mais de données brutes, comme la position exacte de l’ensemble des bus de votre ville. Actuellement, l’humanité produit autant de données en deux jours qu’entre l’apparition de l’Homo sapiens et l’année 2003 [77] ! Cette explosion commence à être exploitée dans de nombreux domaines, comme le sport [78], la distribution, la santé ou encore la sécurité [79] et pourrait, nous le verrons, avoir des conséquences importantes sur la recherche et l’enseignement.

Addendum

Il y a probablement d’autres révolutions qui viendront, dans un futur relativement proche, bouleverser les universités. À ce jour, elles n’ont pas eu d’effet majeur et l’exercice prospectif est très périlleux. J’aimerais toutefois en évoquer deux, même si elles resteront hors du champ de cet ouvrage.

L’une de ces révolutions à venir est une révolution écologique. Certes, les discours sur la finitude de nos réserves énergétiques, la diminution de la biodiversité, les transformations de notre atmosphère, la surcharge chimique de nos zones agricoles ou encore la mauvaise gestion de certaines réserves d’eau ont parfois été trop alarmistes. Certes, ces discours ont souvent sous-estimé l’incroyable capacité d’adaptation humaine (nouvelles techniques de prospection) et biologique (apparition de nouveaux écosystèmes). Il est toutefois indéniable que nous vivons dans un monde fini et que l’impact de l’homme sur son environnement s’est accéléré avec les explosions démographique et techniques des derniers siècles.

Au-delà de l’anecdotique (meilleure gestion énergétique des bâtiments universitaires, augmentation des fonds de recherche liés à des problèmes écologiques), il est difficile de prévoir l’impact de ces bouleversements sur l’université. Et pourtant, en tant que lieu de développement du savoir, d’innovation, de formation, il est difficile de penser que les universités seront indifférentes à ceux-ci. À cet égard, la défense du biomimétisme par Idriss Aberkane, qui invite à considérer la nature non comme une ressource de matière première mais comme une bibliothèque, est une piste intéressante [80]

Un autre domaine qui est porteur de changement pour l’enseignement supérieur est celui de l’augmentation artificielle des capacités cognitives humaines. Une première voie pour augmenter ses capacités est la voie pharmaco-chimique. Alors que le dopage sportif est condamné, au moins moralement, par nos sociétés, le dopage cognitif se développe dans une relative indifférence. Une proportion non négligeable de lycéens n’hésite pas à mettre leur santé en péril en utilisant des stimulants, tels que la Ritaline, pour passer leurs examens, voire tout au long de l’année pour tenir le rythme [81]. Dans la mesure où il existe une compétition pour entrer dans une bonne université, pour faire un doctorat auprès d’un enseignant réputé, pour publier en premier, pour obtenir un poste, etc. ne risque-t-on pas de voir une escalade dans le dopage cognitif ? Quelles sont mes chances de gagner si le tiers de mes compétiteurs se dope ? Dès lors, aurons-nous d’autres choix que d’être tous dopés ?

L’augmentation artificielle des capacités cognitives humaines ne s’arrête pas et ne s’arrêtera pas à l’armoire à médicaments. Dans son rapport intitulé « Converging technologies for improving human performance », la National Science Foundation soulignait, dès 2002, le rôle que peuvent avoir les nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives pour améliorer les capacités humaines, dont les capacités cognitives [82]. Les possibilités semblent infinies : des objets à l’extérieur du corps et donc amovibles (pensez par exemple aux Google glasses) ou intégrés dans le corps (telles que les interfaces homme-machine en développement). Dès lors, il est improbable que ces technologies n’impactent pas la recherche et l’enseignement, et donc les universités.

Pour finir, notons que ces deux révolutions questionnent le rapport de la technologie, et donc de la science, à l’humain, la nature et la culture. Elles sont éminemment une incitation au décloisonnement, au dialogue entre sciences naturelles et sciences humaines et sociales.

Les universités dans la tourmente

Les modifications profondes du contexte dans lequel évoluent les universités ont des conséquences importantes sur ces dernières. Ces transformations sont parfois difficiles à dater. La plupart ont plusieurs décennies et n’ont pas attendu l’arrivée d’Internet. De plus, ces transformations n’ont pas touché les différents systèmes nationaux en même temps. Ainsi, les premiers chapitres de l’ouvrage de Clark Kerr, The Uses of the University, écrits en 1963 et focalisés sur les États-Unis, sont d’une incroyable actualité en Europe [83]. Précisons encore que si certaines de ces transformations éloignent l’université du modèle humboldtien, aucun nouveau modèle ne s’est pour autant imposé, du moins dans l’imaginaire collectif.

La massification de l’enseignement supérieur

J’ai déjà évoqué la massification de l’enseignement supérieur, principalement après la Seconde Guerre mondiale. Regardons d’un peu plus près les chiffres de ce phénomène universel. La population estudiantine mondiale passe de 500 000 en 1900 à près de 100 millions en 2000 [84]. En chiffres relatifs, la proportion d’étudiants dans la population mondiale a été multipliée par 30 en un siècle. Dans les deux dernières décennies seulement, nous sommes passés de 14 % d’une classe d’âge à 32 % [85]. En Chine, le nombre d’étudiants a explosé de 1 à 7 millions entre 1998 et 2010.

Cette évolution est amenée à s’accélérer encore. Des estimations sérieuses prévoient que nous passerons de 99,4 millions d’étudiants en 2000 à 414,2 millions en 2030, et à plus de 520 millions en 2035 [86]. Une telle croissance est difficilement concevable, ne serait-ce qu’en matière d’infrastructures à mettre en place : pendant 35 ans, il nous faudrait construire chaque jour une nouvelle université pouvant accueillir trente mille étudiants.

Nous pouvons distinguer plusieurs conséquences à cette massification de l’enseignement supérieur. Tout d’abord, une nouvelle géographie de l’enseignement et de la recherche se développe. L’Asie est devenue, au cours des deux dernières décennies, un acteur majeur du milieu pédagogique. Singapour est un « hub » universitaire, et de nombreux pays souhaitent s’inspirer de ce modèle, comme la Malaisie, la Corée du Sud ou certains pays du Golfe persique [87]. Mais nous voyons surtout apparaître deux géants démographiques, économiques et universitaires : d’ici 2020, 40 % des jeunes diplômés de la planète seront issus de la Chine et de l’Inde [88].

La deuxième conséquence est une nouvelle sociologie de l’enseignement supérieur. Comme décrit précédemment, lorsque les universités n’étaient destinées qu’à une infime fraction de la population, l’entre-soi bourgeois ou aristocratique permettait un consensus sur les valeurs que celles-ci devaient porter. Chaque élargissement de la population étudiante, chaque ouverture à de nouveaux entrants a remis en question les raisons d’être et les buts de l’enseignement supérieur.

Des attentes différentes

J’ai été un étudiant « traditionnel » : je suis entré à l’université après mon baccalauréat, j’étais logé, nourri et blanchi par mes parents et je pouvais consacrer tout mon temps aux études. Une grande majorité des professeurs de nos universités, ainsi que des doyens, des présidents, des administrateurs et des ministres de l’Enseignement ont eu des conditions d’études relativement similaires aux miennes. L’étudiant « traditionnel » est très généralement celui pour lequel l’université est pensée, gouvernée, conçue. Et pourtant...

Le National Center for Education Statistics américain a comptabilisé le nombre d’étudiants « non traditionnels [89] ». La définition de « non traditionnel » comprend les inscriptions retardées (n’ayant pas lieu la même année que la fin de la scolarité secondaire), les étudiants à temps partiel, les étudiants ayant un emploi à temps plein à côté de leurs études, les personnes totalement indépendantes financièrement, les personnes ayant une famille à charge (enfants ou adultes dépendants, mais pas conjoints), les personnes élevant seules un enfant, et enfin les personnes n’ayant pas de diplôme de secondaire. Ces étudiants « non traditionnels » représentaient en 1999... 73 % des étudiants américains ! Ils sont la norme.

En France aussi, « la population étudiante n’a jamais été aussi hétérogène, tant en termes de capitaux (social, culturel, économique) que d’âge et de nationalité [90] ». Aussi, si l’on ajoute aux étudiants « non traditionnels » ceux qui sont les premiers de leur famille à suivre des études supérieures et qui entrent à l’université en n’en connaissant ni les normes, ni la culture, ni les attentes [91], l’on comprend aisément que les besoins et les attentes des étudiants actuels ne sont pas les mêmes que ceux de l’Université de Berlin en 1810, ou même que ceux des étudiants d’hier devenus les professeurs d’aujourd’hui.

En effet, la recherche « pure et désintéressée » du savoir est, de moins en moins, la motivation première des étudiants. Quand autrefois un très faible pourcentage d’une classe d’âge entrait à l’université, la question des débouchés des études ne se posait pas. Aujourd’hui, une majorité d’étudiants vont à l’université pour y obtenir un diplôme parce que celui-ci leur offrira un meilleur avenir professionnel [92].

Plus de diplômés ne signifie pas que le diplôme perd de la valeur sur le marché du travail tant que le nombre d’emplois nécessitant des diplômes augmente aussi rapidement, ce qui était le cas pendant les Trente Glorieuses. Mais depuis les années 1980, la demande de diplômés a décroché par rapport à l’offre [93]. Certains d’entre eux ont donc de plus en plus de difficulté à trouver un emploi qui corresponde à leurs compétences [94].

Pour autant, les diplômes ne deviennent pas inutiles, bien au contraire : l’écart moyen de salaire entre diplômés et non-diplômés du supérieur continue à se creuser. Mais cet écart se creuse avant tout parce que les salaires des non-diplômés chutent. Le diplôme n’est plus un ascenseur social mais un parachute ! Pour véritablement s’élever socialement, il faut entamer une escalade vers plus de diplômes ou vers des formations plus sélectives afin de se distinguer de ses pairs.

Alors que l’idéal humboldtien rejetait la société hors de l’université, cette dernière, de par la massification, revient donc en force. Et les étudiants ne sont pas les seuls à se préoccuper de l’« employabilité ». Les pouvoirs publics — qui, bien souvent, financent les universités — y sont très sensibles, ainsi que les parents ou encore le tissu socioéconomique entourant les campus.

Dès lors, certains classements d’universités prennent aujourd’hui en compte la réputation des établissements auprès des employeurs ou les salaires des diplômés, et les diverses agences nationales publient les taux d’emploi à la sortie de chaque filière. Les universités se préoccupent de plus en plus de l’insertion de leurs étudiants sur le marché du travail. Stages, rencontres avec des employeurs ou encore apprentissages de compétences non techniques (soft skills) font désormais partie de ce que les universités offrent couramment à leurs étudiants.

L’apprentissage tout au long de la vie, l’apprentissage à distance et les universités privées

Les transformations du public estudiantin font que les universités s’intéressent de plus en plus aux personnes en emploi, par des programmes dédiés, sous le nom de formation continue ou d’apprentissage tout au long de la vie. Ces programmes sont généralement plus courts que les programmes traditionnels. Ils sont souvent donnés dans des plages horaires compatibles avec une vie active (soirées, week-ends, en dehors de l’année scolaire...). Ils sont, de plus, orientés vers l’apprentissage de compétences spécifiques plutôt que d’une discipline à part entière, et font pour cela plus souvent recours à des experts professionnels qui remplacent ainsi des enseignants.

Le développement de nouvelles techniques, normes, outils, etc., et la complexification du monde obligent en effet chacun d’entre nous à revoir très régulièrement ses connaissances. Cette mise à jour se fait souvent de façon informelle. Mais l’autoformation demande parfois trop de ressources, ou bien les individus ou leurs employeurs ont besoin d’une certification. Ils se tournent dès lors vers diverses institutions, parmi lesquelles les universités ont une excellente image de marque.

Il est difficile de trouver des statistiques globales car chaque pays, voire chaque institution, comptabilise différemment les étudiants de formation continue. Pour prendre l’exemple de l’Université de Genève, entre 1991 et 2014, le nombre de programmes offerts est passé de 4 à plus de 300 et le nombre d’étudiants, de moins de 200 à plus de 9 500.

Soulignons l’expansion fulgurante de l’utilisation des cours en ligne avant même l’arrivée des MOOCs. Ce développement est évidemment lié à celui de l’apprentissage tout au long de la vie que nous venons de mentionner : les cours en ligne sont particulièrement pratiques pour une population devant jongler entre la vie professionnelle, familiale et sociale et les études.

Mais l’apprentissage à distance touche aussi, de plus en plus, les étudiants traditionnels. En 2010, 31 % des étudiants américains avaient suivi au moins un cours en ligne, alors que ce chiffre n’était que de 10 % en 2002 [95]. En valeur absolue, les États-Unis sont passés de 1,6 à 6,1 millions d’étudiants en ligne en 8 ans.

Les deux tendances décrites précédemment (formation continue et e-learning) ont été particulièrement portées par le secteur privé à but lucratif. Mais ce secteur est également très important dans l’enseignement dit « présentiel » (par opposition à l’enseignement à distance). On estime ainsi que les trois quarts des étudiants brésiliens sont aujourd’hui rattachés à une université privée [96]. Le secteur privé domine également des pays comme la Pologne, le Chili ou la Corée du Sud.

Aux États-Unis, des mastodontes à vocation mondiale sont nés : Kaplan, Apollo (propriétaire, entre autres, de l’Université de Phoenix), Laureate, DeVry, etc. [97]. Si le marché américain reste dominé par les universités publiques et les universités privées à but non lucratif, le poids de ces géants à but lucratif est considérable. Ainsi, l’Université de Phoenix a dépensé, en 2012, plus de 665 millions de dollars en publicité et marketing [98]. Il faut toutefois noter que, après une forte progression dans la première décennie du siècle, ce secteur est en perte de vitesse depuis 2011 [99], notamment en raison de la mise en place par l’administration Obama d’une réglementation plus stricte en matière d’octroi de bourses d’études.

L’internationalisation des universités

Les universités s’internationalisent à différentes échelles : celle des individus, celle des projets, celle des financements et enfin celle des institutions elles-mêmes. Du côté des individus, ce sont avant tout les étudiants et les enseignants qui ont vu leur mobilité augmenter. Les uns comme les autres ne considèrent plus les frontières nationales comme une limitation à leur souhait de trouver le meilleur lieu de travail ou d’apprentissage. Il existe toujours des freins à cette mobilité internationale, qu’il s’agisse de visas, de continuité dans les cotisations sociales ou, bien évidemment, de ressources financières, mais cette mobilité est généralement valorisée dans les carrières et parfois même soutenue par les gouvernements dans divers programmes d’aide, Erasmus étant le plus connu d’entre eux en Europe [100].

L’internationalisation se fait également par les projets et les collaborations, notamment grâce aux projets de recherche. L’universalisme a toujours fait partie de l’ethos de la science [101] et les échanges entre scientifiques de tous les pays n’ont jamais cessé. Au plus fort de la guerre froide, par exemple, le Conseil européen pour la Recherche nucléaire (CERN [102]) est resté l’un des seuls points de contact entre Soviétiques et Américains. Mais ces échanges sont aujourd’hui favorisés par les institutions elles-mêmes qui bien souvent les promeuvent et signent des accords de coopération.

Certaines institutions vont plus loin encore et ouvrent des sites dits « offshore », c’est-à-dire des antennes dans d’autres pays [103]. Entre 2005 et 2010, les campus d’universités occidentales se sont multipliés en Asie et au Moyen-Orient, ou entre pays occidentaux. Le phénomène s’est ralenti depuis et quelques campus ont même fermé — 30 sur 220 environ [104]. Cette internationalisation des campus est aussi devenue plus banale. Elle permet à la fois d’attirer de nouveaux étudiants (« ouvrir de nouveaux marchés ») et de faire voyager ses propres étudiants. Un des projets les plus novateurs dans cette direction est celui du Keck Graduate Institute avec son programme Minerva, dans lequel les étudiants doivent changer de pays deux fois par année pendant 4 ans [105]. Cette itinérance est facilitée par l’utilisation de cours en ligne.

La course à l’excellence

À travers ces diverses formes d’internationalisation, c’est la compétition entre universités qui devient globale :

« La guerre mondiale pour les talents est déclarée, et elle n’est pas équitable [106]. »

Les rankings, ou classements d’universités et de grandes écoles, existent depuis le XIXe siècle dans différents pays. Mais, en 2003, l’Université de Shanghai publie le premier classement international des universités. Le but est de trouver des points de comparaison et de référence pour mesurer sa propre évolution. L’impact est majeur. Des nations comme la France, l’Allemagne ou le Japon sont choquées par l’écart entre l’image qu’elles se font de leur grandeur et leur faible classement. La ministre française de la Recherche ira même à Shanghai pour expliquer combien les spécificités du système français mériteraient d’être mieux prises en considération.

Les classements internationaux vont se multiplier : Times, QS, HEEACT, Leiden, Webometrics, U-Multirank, etc [107]. Et quoi que l’on puisse penser de leurs défauts méthodologiques ou ontologiques, leurs conséquences sur le monde universitaire sont indéniables [108]. Les hommes et les femmes politiques se sont rendu compte que l’enseignement supérieur était un domaine de compétition mondiale et ont adapté les politiques publiques à cette nouvelle donne, avec des regroupements d’universités, avec des initiatives d’excellence, en recrutant massivement des chercheurs-stars [109]. Certains présidents d’université ont des bonus en fonction du classement de leur institution, tandis que Hashim Yaacob, président de l’Université de Malaya, a dû démissionner après la chute de celle-ci dans le classement du Times en 2005.

De manière générale, la très grande majorité des universités essayent d’augmenter leur prestige [110] et le mot « excellence » résonne dans tous les laboratoires, sur toutes les pages web et dans tous les plans stratégiques. Si les classements ont rendu visible, voire exacerbé, cette compétition, nous devons rappeler qu’elle a toujours existé. Aussi, il n’est pas surprenant de voir les étudiants choisir leur université avant tout en fonction de sa réputation [111].

Les transformations de la recherche scientifique

À l’exception de quelques pays comme la France, où les grands organismes de recherche (CNRS, CEA, INSERM, etc.) jouent un rôle central dans la recherche fondamentale, les universités sont le lieu où les connaissances sont non seulement transmises, mais aussi produites. Dès lors, elles sont directement touchées par les transformations de la recherche scientifique que sont sa massification, l’augmentation du travail d’équipe, la transformation des modes de financement, les attentes sociétales, etc. Chacun de ces phénomènes mériterait un chapitre entier mais nous éloignerait trop de notre sujet principal. Je vais donc me borner à les décrire brièvement.

L’augmentation du nombre de chercheurs — et donc corollairement du nombre d’articles publiés, de thèses soutenues, de livres et de revues édités, d’argent investi, etc. — n’est pas un phénomène récent. Derek de Solla Price a montré, dès le début des années 1950, que cette croissance était, dans chaque domaine scientifique, exponentielle puis linéaire [112]. Pour Bornmann et Mutz, le taux de croissance annuel du nombre de publications va en augmentant par paliers entre le XVIIe et le XXIe siècle, avec trois périodes différentes : 1 % entre 1650 et 1750, 2-3 % entre 1750 et 1945 et 8-9 % depuis 1945 [113]. Globalement, la croissance dépasse donc une croissance exponentielle. On estime que la moitié des scientifiques de l’histoire de l’humanité sont aujourd’hui en activité.

Si, dans notre imaginaire collectif, la figure du « savant » est celle d’un génie embrassant toutes les disciplines, idée poursuivie par « l’homme de la Renaissance » puis par les encyclopédistes, cette image est aujourd’hui fausse [114]. Les scientifiques sont avant tout des hyper-spécialistes. Et il ne peut pas en être autrement car l’avancement de la science passe par un constant dialogue entre pairs, dialogue qui ne peut pas se faire entre des dizaines de milliers de collègues publiant des dizaines de milliers d’articles chaque année. Ce sont donc de « petits » groupes de spécialistes qui se créent autour de « petites » questions. Des synthèses se font régulièrement sur des domaines plus larges, mais il est humainement impossible d’être actif sur tous les fronts de la recherche.

La Seconde Guerre mondiale a vu, avec le projet de bombe atomique, l’avènement de ce que l’on a appelé la « BigScience ». J’ai personnellement expérimenté ce type de recherches au CERN, à Genève, où j’ai fait mon travail de thèse au sein de la collaboration L3 qui regroupait plusieurs centaines de chercheurs. Un collectif aussi large demande évidemment une organisation de travail bien différente de celle d’un laboratoire d’une dizaine de personnes, ou encore du travail en solitaire de certains chercheurs.

Si ces très grandes collaborations, nécessitées par le partage d’outils expérimentaux, restent encore une exception, l’ensemble de la recherche devient à la fois plus collaboratif et plus international. Ces deux dimensions se mesurent notamment en analysant les signatures des articles scientifiques. Le nombre moyen d’auteurs par article augmente en effet avec les années. Ainsi, dans les universités de recherche américaines, entre 1981 et 1999, le nombre moyen d’auteurs par article est passé de 2,8 à 4,2 [115]. De même, le nombre d’auteurs de différents pays cosignant des articles est en constante augmentation. Derrière ces chiffres, il s’agit bien d’une transformation du mode de production des connaissances que nous pouvons constater.

Le financement de la recherche est également en évolution. Longtemps loisir d’aristocrates, la recherche est devenue une affaire d’État au cours des XIXe et XXe siècles. Les financements publics disponibles par chercheur ont constamment augmenté pour atteindre un pic juste après le succès du Spoutnik, à la fin des années 1950. Proportionnellement, il a légèrement décru depuis, avec des temporalités différentes selon les pays. Mais quelle que fût l’époque, la question de son allocation optimale n’a jamais été facile pour autant [116]. De nos jours, le financement de la recherche est de plus en plus fondé sur ce que l’on appelle des « fonds compétitifs ». C’est-à-dire que l’argent n’est plus distribué de manière égale à tous les acteurs de la recherche, mais attribué à des projets dont la qualité a été évaluée par des spécialistes. L’idée sous-jacente est de financer les projets les plus prometteurs et donc d’éviter le gaspillage d’argent public.

Si, dans une certaine mesure, ce système améliore le « rendement » des sommes consacrées à la recherche, il présente des effets secondaires qui doivent être compensés. Le premier de ces effets est la perte de temps engendrée par la recherche de financement et par l’évaluation des projets. Je ne connais pas un seul chercheur qui ne se plaigne de perdre du temps à rédiger des demandes de fonds ou à évaluer celles de ses collègues. Le deuxième effet est que ce mode de financement favorise des projets qui sont certains d’aboutir. Il défavorise donc une science plus exploratoire, plus « risquée [117] » et donc potentiellement plus innovante. L’évaluation de la qualité reposant trop souvent sur l’évaluation de la qualité des travaux précédemment conduits par le chercheur, ce système défavorise également les plus jeunes chercheurs qui ont de facto moins d’arguments pour prouver que l’argent investi dans leurs recherches produira des résultats tangibles. De manière générale, ce système renforce ce que l’on nomme « l’effet Matthieu », qui fait que l’on donne toujours plus à ceux qui ont déjà beaucoup [118]. Au Québec, environ 20 % des chercheurs reçoivent 80 % des fonds compétitifs, un pourcentage qui varie légèrement selon les disciplines [119]. Or, au-delà d’un certain montant annuel, lui aussi variable selon les disciplines, la productivité par dollar investi tend à décroître. Dans les sciences naturelles par exemple, les vingt chercheurs québécois les plus dotés financièrement reçoivent 40 fois plus d’argent que leurs collègues, mais ne publient que 5 fois plus d’articles.

Les bailleurs de fonds demandent aussi, de plus en plus, de garantir des retombées de la recherche pour la société. Dans sa forme extrême, ce management implique que le savoir soit géré comme une marchandise, à laquelle il est possible d’appliquer les règles usuelles de production et de marketing utilisées pour les biens [120]. Le risque évident d’une telle démarche est la privatisation d’une partie du savoir, con-traire au principe même de communisme de la science mis en évidence par Merton et indispensable à la circulation des idées et à l’émergence de nouveaux savoirs.

Science 2.0

On regroupe sous le terme « science 2.0 » l’ensemble des transformations de la science à la suite de l’apparition d’Internet 2.0, c’est-à-dire d’une appropriation par de nombreux usagers d’outils de communication et d’interactivité autrefois réservés aux spécialistes.

Un des premiers changements concerne le mode de diffusion des connaissances. Le canal traditionnel qui consiste à publier ses découvertes dans des revues scientifiques reste, de loin, prédominant, notamment à cause de son importance dans l’évaluation des carrières. Mais de nouvelles formes voient le jour. C’est le cas par exemple des blogues scientifiques, qui permettent aux chercheurs de diffuser une science en train de se construire [121]. À terme, on peut se demander si le poids respectif de ces différents modes de communication sera amené à s’inverser, s’il sera plus important d’avoir publié un article dans Nature ou d’avoir un blogue touchant des millions de personnes [122]. De même, certains journaux scientifiques s’ouvrent aux commentaires des lecteurs, voire à une évaluation postpublication.

Une autre tendance en cours est la participation citoyenne aux projets scientifiques [123]. Une plate-forme web comme Zooniverse [124] regroupe de nombreux projets auxquels vous et moi pouvons participer bénévolement. Ces projets nécessitent généralement un travail de collecte de données ou d’analyse de type « classification » (des galaxies, des cris de chauve-souris, des cellules cancéreuses...) ou « lecture » (de textes anciens, de vieux relevés scientifiques...) pour lequel les humains sont bien meilleurs que les ordinateurs. Certains scientifiques ont même construit des jeux dans lesquels les participants mènent des tâches d’optimisation de paramètres. C’est le cas de Foldit [125] qui s’intéresse à la manière dont les protéines se replient sur elles-mêmes, en trois dimensions. Il est très difficile de prédire la forme d’une protéine à partir de sa formule chimique et, là encore, les humains surpassent les ordinateurs pour trouver des solutions optimales.

Des outils de « réseautage social » voient également le jour dans le monde de la recherche et sont de plus en plus utilisés par les scientifiques [126]. ResearchGate est par exemple l’équivalent de LinkedIn pour les carrières universitaires [127], Academia.edu permet de partager ses travaux [128], et Mendeley, sa bibliographie [129]. À ces sites spécialisés s’ajoute évidemment l’utilisation de Facebook, Twitter ou LinkedIn.

Le financement de la recherche est également touché par le Web 2.0. Certains chercheurs se tournent aujourd’hui vers le grand public pour financer leurs recherches [130]. De la même façon que vous pouvez participer à la production d’un film ou au soutien d’une équipe de sport amateur, vous pouvez aujourd’hui apporter votre contribution à un projet de recherche. L’idée est qu’il peut être plus facile de convaincre des milliers voire des millions de personnes de donner une petite somme, que de convaincre un seul mécène ou un gouvernement d’en accorder une grosse.

Le modèle humboldtien aujourd’hui

Il existe d’autres transformations de l’enseignement supérieur sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici. Je pense par exemple à la concentration des publications scientifiques dans les mains de quatre éditeurs [131], à la précarisation des carrières scientifiques [132], à la professionnalisation de la gouvernance des universités [133] ou encore à l’injonction interdisciplinaire [134].

Toutes ces transformations sont évidemment imbriquées les unes dans les autres et il est souvent impossible de trouver des causalités simples entre elles. Elles sont en effet elles-mêmes les conséquences de transformations profondes de nos sociétés, décrites dans le chapitre précédent. Il convient d’en analyser les effets positifs et d’essayer d’en diminuer les effets négatifs. Mais il est illusoire de croire que l’enseignement supérieur puisse refuser en bloc ces transformations et revenir à un passé mythique.

À quoi ressemble le paysage universitaire aujourd’hui ? Tout d’abord, il s’agit d’un paysage morcelé avec des institutions toujours plus nombreuses et toujours plus diverses. Si, en Europe, il existe 2 000 universités qui ont toutes pour mission de faire de la recherche, aux États-Unis, seules 250 universités délivrent des doctorats et une centaine sont qualifiées de « research intensive [135] ». En 2005, la fondation Carnegie a dû revoir son système de classement des universités américaines pour augmenter le nombre de catégories et mieux coller à la réalité [136]. Au niveau mondial, nous sommes passés d’une université d’élite à une de masse devant répondre à des attentes multiples [137], même si les représentations médiatiques n’ont pas évolué aussi rapidement que la réalité [138].

Dans cette diversité d’universités, le modèle humboldtien n’est plus appliqué nulle part. Il reste toutefois un modèle de référence, notamment pour les universités les plus prestigieuses. Même si la gouvernance de ces universités d’élite a fortement changé depuis le XIXe siècle, les principes de Humboldt continuent d’imprégner les mentalités et fournissent un idéal, exactement comme les normes mertonniennes de la science, jamais appliquées dans leur version la plus « pure », qui continue de définir l’ethos scientifique.

Il convient donc de penser l’université dans son contexte et dans son évolution historique. Comme le dit si bien l’historien Robert Anderson :

« Il est préférable de voir « l’idée d’université » non comme un ensemble statique de caractéristiques, mais comme un ensemble de tensions toujours présentes mais résolues différemment selon le lieu et l’époque. Tensions entre enseignement et recherche, et entre autonomie et responsabilité, évidemment. Mais aussi entre l’appartenance à une communauté académique internationale, et leur rôle dans la formation d’une culture et d’une identité nationales ; entre la transmission des connaissances établies, et la recherche d’une vérité originale ; entre la connexion inévitable des universités avec l’État et les centres de pouvoir économiques et sociaux, et le besoin de maintenir une distance critique ; entre la reproduction des structures professionnelles existantes et leur renouvellement par le bas en promouvant la mobilité sociale ; entre servir l’économie et offrir un espace libre des pressions utilitaristes directes ; entre un enseignement qui encourage une attitude critique et ouverte, et les attentes de la société pour que les universités transmettent des compétences et des qualifications [139]. »

Si l’idée d’université est aujourd’hui bouleversée, elle n’a évidemment pas disparu ; il faut que tout change pour que rien ne change.

De quoi parlons-nous ?

L’enseignement à distance ne date pas des MOOCs, bien évidemment. Par un clin d’œil historique et humoristique, Menachem Ben-Sasson fait remonter cette innovation à 856, date d’une relation épistolaire entre un maître et son élève, l’un situé en Irak et l’autre au Maroc, deux extrémités du monde civilisé pour ces protagonistes [140].

Nicholas Carr nous rappelle que le début du XXe siècle a vu les universités américaines se prendre de passion pour l’enseignement par correspondance [141]. En 1920, il y avait quatre fois plus d’étudiants suivant un cours à distance que d’étudiants sur les campus. Même s’il convient de relativiser ce nombre en se souvenant que les étudiants à distance ne suivent généralement qu’un petit nombre de cours, voire un seul, et donc que le volume global d’enseignement délivré en présentiel dépassait celui de l’enseignement à distance, cette première explosion de l’enseignement à distance n’en demeure pas moins impressionnante. Il est également intéressant de voir quels étaient les discours et promesses accompagnant cet enseignement. La promesse, tout d’abord, d’un accès plus large au savoir, puis celle d’un enseignement personnalisé : les étudiants recevront une attention individuelle, suivant leur propre rythme, avec une prise en compte des différences individuelles d’apprentissage. Une rhétorique qui semble étrangement familière à qui a suivi, même d’une oreille distraite, l’avènement des MOOCs.

L’histoire de l’enseignement à distance dépasse le cadre de cet ouvrage. J’aimerais toutefois en signaler trois étapes importantes : l’Open University, le MIT OpenCourseWare et les cMOOCs. En 1969 est fondée, à Milton Keynes en Angleterre, l’Open University. Cet établissement public, entièrement à distance, se caractérise par son absence de critères d’admission à l’inscription. En 1971, 25 000 étudiants s’inscrivent. Ce chiffre a été multiplié par 10 en 40 ans et les étudiants sont, pour la plupart, des personnes ayant un travail en parallèle. Cette université utilise tous les supports d’enseignement à distance disponibles. Elle a, de ce fait, été l’une des pionnières dans l’utilisation d’Internet [142].

En 2002, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) annonce la mise en ligne gratuite de ses cours sur une plate-forme appelée « OpenCourseWare » (OCW, ou entrepôt de cours ouverts). Certains cours sont filmés dans les amphithéâtres, puis mis en ligne avec des documents complémentaires. D’autres ne sont constitués que de documents écrits. Au total, plus de 2 000 cours sont ainsi mis en ligne. Mais surtout, le MIT ouvre sa plate-forme et crée un mouvement suivi par plus de 250 autres institutions [143].

Quelques différences majeures sont à relever par rapport aux MOOCs. Tout d’abord, les cours publiés sur l’OCW sont avant tout des cours donnés aux étudiants sur le campus du MIT. Ce ne sont donc pas des cours pensés pour Internet, ni dans leur format (les vidéos durent facilement plus d’une heure), ni dans la possibilité de corriger des exercices, ni dans l’utilisation de l’interactivité. L’OCW sert d’archives, d’entrepôt. Ensuite, contrairement aux MOOCs, les cours de l’OCW peuvent être réutilisés gratuitement par d’autres utilisateurs ou institutions. Ce sont des ressources éducatives libres.

Le terme « MOOCs » a été inventé par Dave Cormier en 2008, pour parler d’un cours intitulé « Connectivism and Connective Knowledge » qui fut donné par Georges Siemens et Stephen Downes cette même année. Le contenu de ce cours était réparti sur plusieurs plates-formes et sites web, souvent généré par les étudiants eux-mêmes. Le noyau du cours consistait ainsi en une infolettre quotidienne qui agrégeait les contenus produits ou référencés, ainsi que les événements et les discussions. La pédagogie sous-jacente est dite « connectiviste ». Selon celle-ci, « l’apprentissage est un processus qui se produit dans des environnements flous composés d’éléments de base changeants, et qui n’est pas entièrement sous le contrôle de l’individu. L’apprentissage peut résider en dehors de l’individu (au sein d’une organisation ou une base de données, et se concentre sur la connexion d’ensembles d’informations spécialisées. Les liens qui permettent d’apprendre davantage sont plus importants que l’état actuel de notre connaissance [144]. Ce type de cours a, par la suite, été baptisé « cMOOC » (le c rappelant le connectivisme) pour faire une distinction avec les xMOOCs (le x rappelant celui présent dans le nom de la plate-forme EdX), perçus comme plus transmissifs et moins participatifs.

Si j’ai inclus ce type de MOOCs dans les précurseurs et non pas comme date de naissance du phénomène, c’est parce que la naissance des xMOOCs s’est faite de manière relativement indépendante de celle des cMOOCs. De plus, les xMOOCs ont provoqué des réactions assez fortes dans les grandes universités mondiales : chaque président, dans les deux années qui ont suivi leur apparition, a dû se positionner et positionner son institution par rapport à eux. Les cMOOCs étaient restés plus confidentiels.

Cette belle histoire, linéaire, ne doit toutefois pas faire oublier les contributions parfois significatives, parfois mineures, de milliers de personnes qui se consacrèrent à l’enseignement à distance avec, chevillée au corps, la volonté d’améliorer la diffusion du savoir et ses techniques, ses outils, ses modalités, ses objets, ses objectifs. Elle ne doit pas non plus faire oublier les échecs qui balisèrent ce chemin. Certains sont récents et coûtèrent plusieurs dizaines de millions de dollars [145] : le Campus Virtuel en Suisse [146], UKeU en Grande-Bretagne [147], Fathom [148] ou encore AllLearn [149] aux États-Unis, pour n’en citer que quelques-uns.

Le format actuel des MOOCs

La traduction française de MOOC est « cours en ligne ouverts et massifs », et une analyse des imaginaires véhiculés par chacun de ces mots a été proposée par Clément Lhommeau [150]. Nous n’analysons ici que la dimension descriptive de cet acronyme.

« Cours » : les MOOCs sont avant tout des cours universitaires, cela signifie qu’il y a un niveau minimum requis. Ils ne sont ni des conférences ni des documentaires.

« En ligne » : les MOOCs sont des cours écrits pour être diffusés sur Internet. Sauf rares exceptions, ce ne sont donc pas des cours filmés dans un amphithéâtre, avec des étudiants comme public. Dans les vidéos utilisées, l’enseignant parle généralement face à la caméra. De plus, si la forme traditionnelle du cours a invité les enseignants à se concentrer d’abord sur le message et donc sur les vidéos, les MOOCs doivent être compris et conçus en prenant en compte l’intégralité du média.

« Ouvert » : la participation aux MOOCs est gratuite et tous sont bienvenus, sans restriction d’accès comme un diplôme ou un examen.

« Massifs » : certains MOOCs ont vu leurs inscriptions franchir le seuil des 200 000. Les cinq premiers de l’Université de Genève, même en français, ont tous dépassé la barre des 10 000 inscrits. Un seuil minimum de 150 participants a été articulé par Downes [151]. Mais, plus qu’un nombre, c’est le format du cours qui lui permet d’être accessible à tous. Le MOOC fonctionne aussi bien voire mieux avec 100 000 étudiants qu’avec 1 000. Pour cela, l’ensemble de l’infrastructure a été conçu pour gérer un grand nombre de participants. Une fois le cours prêt, l’intervention de l’enseignant est donc limitée et surtout pas proportionnelle au nombre d’inscrits. Sur le plan économique, nous dirions que le coût marginal est quasi nul.

La structure des MOOCs s’est rapidement fixée autour d’un noyau dur qui se compose d’un format temporel et d’outils. Les MOOCs se déclinent en « sessions » qui durent généralement de 4 à 12 semaines, avec une date de début et une date de fin. Lors de l’inscription, les participants sont informés de ces dates. C’est toutefois une temporalité semi-rigide. Au début du cours, tout le matériel pédagogique de la semaine 1 est en ligne. Les participants ont généralement une semaine pour prendre part aux évaluations correspondantes. Une semaine plus tard, le matériel pédagogique de la semaine 2 devient accessible, etc. Ainsi, chacun est libre de travailler quand bon lui semble dans la semaine, selon son fuseau horaire mais aussi ses contraintes professionnelles, familiales et personnelles. Toutefois, l’ensemble des étudiants forme une cohorte qui avance de manière relativement synchrone, ce qui facilite les interactions et la partie sociale de l’apprentissage.

Ce format temporel a été remis en question par Coursera, première plate-forme en volume de MOOCs [152], qui propose désormais des cours sur demande, c’est-à-dire disponibles à n’importe quel moment de l’année. Cette évolution a été motivée par la perte massive de participants entre le moment de leur inscription à un cours et le début de celui-ci. Mais ce changement a provoqué une diminution des interactions entre étudiants et donc une diminution de leur persévérance [153]. La plate-forme évolue aujourd’hui vers un format hybride de sessions démarrant toutes les trois semaines et appelées « auto-cohortes ».

Chaque semaine, les étudiants ont donc du matériel à disposition sous forme de contenu, d’évaluations et d’outils d’interaction. Le contenu se présente principalement sous la forme de vidéos, pour un total de une à deux heures de cours par semaine. Le cours est toutefois découpé en séquences ou chapitres de 5 à 12 minutes, correspondant au temps d’attention du public. Ces vidéos peuvent être entrecoupées de miniquiz (appelés « in-video quizzes ») qui sont destinés à maintenir l’attention de l’audience. Selon les plates-formes, il est possible d’accélérer ou de ralentir la vitesse de diffusion. Enfin, la loi américaine oblige à favoriser l’accès au matériel pédagogique aux personnes handicapées. Ainsi, sur Coursera, tous les cours sont sous-titrés dans leur langue originale pour les sourds et malentendants, une option très appréciée par les étudiants dont la langue maternelle n’est pas celle du cours. Certains sont par ailleurs traduits et sous-titrés en plusieurs langues. En plus des vidéos, les étudiants trouvent du contenu sous diverses formes : lectures complémentaires, documents contenant les illustrations utilisées dans les vidéos, textes, liens hypertextes, enregistrements sonores, etc.

Il est impossible pour un enseignant de corriger plusieurs milliers de copies en un temps raisonnable. Ce qui a rendu possibles les MOOCs est l’automatisation de l’évaluation. Pour cela, plusieurs types d’évaluation des connaissances sont possibles. Le format le plus courant d’évaluation est le quiz, qui peut se présenter sous la forme d’un questionnaire à choix multiples (QCM), avec éventuellement un affichage aléatoire des réponses, ou bien sous la forme de questions semi-ouvertes. Les programmes associés aux plates-formes savent par exemple reconnaître l’équivalence d’expressions mathématiques comme « 0.5*v*v*m » et « 1/2*m*v^2 ». Un deuxième format d’évaluation est le programme informatique. Réservé aux disciplines nécessitant des exercices de programmation, ce format permet de compiler en direct les lignes de codes produites par les étudiants et de vérifier leur fonctionnement. Un troisième format est l’évaluation par les pairs. Les exercices se déroulent en deux temps. Dans un premier temps, les participants doivent produire du contenu (texte, photos, musique...). Dans un deuxième temps, chaque personne ayant soumis son travail se voit assigner la correction de 3 à 5 travaux d’autres étudiants. Ainsi, chaque production est évaluée plusieurs fois. Nous reviendrons plus loin sur les bénéfices de ce mode d’évaluation.

D’autres types d’évaluation sont envisageables. Par exemple, les professeurs lausannois Nicoud et Rochat, qui donnent un cours de programmation de microcontrôleurs, ont conçu un kit que les participants peuvent acheter pour 50 € afin de faire les exercices et mettre en pratique immédiatement ce qu’ils ont appris. Les enseignants du cours sur les planètes extrasolaires de l’Université de Genève ont utilisé les quiz pour plonger les participants dans une base de données de planètes qui contient les réponses aux questions posées. Il est probable que d’autres idées de ce type fleuriront.

Pour être complète, cette description des MOOCs ne peut passer sous silence les outils d’interaction. Parmi ceux-ci, il faut ranger la possibilité d’envoyer des e-mails à l’ensemble ou à une partie des étudiants. Mais l’un des outils les plus utilisés est certainement le forum de discussion, ou les commentaires associés à chaque vidéo. Les forums sont essentiels sur deux plans au bon fonctionnement des MOOCs. Tout d’abord, ils sont l’un des seuls retours que les enseignants ont sur leur cours, ce qui permet par exemple de signaler une erreur ou un passage difficile. Ensuite, ils permettent de créer autour du MOOC une communauté d’apprenants qui, très régulièrement, ajoutent aux forums d’autres outils, comme Facebook ou Twitter. Encore une fois, au-delà des outils mis à disposition par les plates-formes, certains enseignants expérimentent d’autres types d’interactions, par exemple avec l’utilisation de Google Hangouts ou de réseaux sociaux externes à la plate-forme.

Des frontières floues

Si je n’ai pas donné de définition formelle de ce qu’est un MOOC, c’est que les frontières entre MOOC et non-MOOC sont extrêmement floues et évoluent rapidement. Nous pouvons reprendre chacun des termes et en voir les limites.

« Cours » ? Le format actuel des MOOCs correspond à celui d’un cours, mais certains sont très légers. À l’inverse, nous observons une très forte progression du nombre de programmes plus élaborés. Les plates-formes Coursera ou EdX proposent des séries de plusieurs MOOCs, sous le nom de « spécialisation » ou « XSeries », qui permettent d’accéder à des certifications plus avancées. De leur côté, certaines universités comme Georgia Tech proposent des diplômes en ligne à des prix « cassés [154] ». Enfin, ce sont parfois les étudiants eux-mêmes qui se fabriquent leur propre curriculum à partir de MOOCs [155].

« En ligne » ? Si le contenu des MOOCs est bien délivré en ligne, on assiste à une multiplicité des utilisations en groupes de travail. Dans cette catégorie entrent toutes les formes d’apprentissage mixte, qu’il s’agisse de classes inversées ou de la création de petits groupes de travail. Le principe de la classe inversée (ou « flipped classroom ») consiste à inverser les modalités de délivrance d’un savoir théorique — traditionnellement en classe, désormais à distance — et d’application de ce savoir à des exercices — traditionnellement à la maison, désormais en classe. Quant aux groupes de travail, ils se créent spontanément hors de tout contexte universitaire lorsque des communautés locales de participants se retrouvent dans un café ou dans une bibliothèque pour travailler ensemble.

« Ouverts » ? L’ouverture des MOOCs est contestable et contestée. Tout d’abord, rares sont les MOOCs libres de droits. Il y a parfois des raisons juridiques sous-jacentes : nombre de ces cours utilisent du matériel pédagogique qui n’est pas lui-même libre de droits, et dont les contrats de licence ne permettent pas de rendre le produit dérivé lui-même libre de droits. Cet état de fait a généré des incompréhensions. Le monde de l’enseignement à distance est en effet particulièrement attentif aux ressources éducatives libres (Open Educational Resources, ou OER), or les MOOCs, malgré l’utilisation commune du mot « Open », n’en font pas partie. Deuxièmement, les MOOCs sont fréquemment utilisés dans des sessions fermées, appelées SPOCs (pour Small Private Online Courses). Le même matériel pédagogique est donc utilisé parfois de façon ouverte, parfois de façon privée, rendant encore plus floue la distinction avec d’autres types d’enseignement en ligne.

« Massifs » ? Que doit-on compter pour qu’un cours soit défini comme massif : les participants inscrits ? les actifs ? ceux qui obtiennent un certificat de participation ? Et surtout, à partir de quand le coût marginal d’un participant supplémentaire peut-il être considéré comme nul ?

Ainsi, le format même des MOOCs est souvent remis en question. De nombreuses variations ont été expérimentées autour du noyau dur que nous venons de voir : absence de vidéos, séances de discussion avec les enseignants, etc. La plupart de ces expérimentations restent marginales et de nombreux participants protestent quand leurs fonctionnalités préférées ne sont plus offertes.

Un développement fulgurant

Le succès des MOOCs a été un coup de tonnerre sur les campus. En 2011, les premiers cours, dédiés à l’intelligence artificielle, ont dépassé les 100 000 inscrits. Deux sociétés ont rapidement été créées par les pionniers : Udacity [156] et Coursera [157], rejoints par le MIT qui lançait MITx, devenue EdX après que Harvard l’ait suivi dans cette aventure [158]. En deux années d’existence, ces trois plates-formes « historiques » ont dépassé la barre des 10 millions d’utilisateurs. Mais surtout, parmi les 100 meilleures universités du classement de Shanghai, 63 sont en partenariat avec Coursera ou EdX. Le pourcentage est encore plus impressionnant quand on remonte dans le classement : 76 % du top 50 et 85 % du top 20, où seules Cambridge, Oxford et UCLA n’ont pas suivi le mouvement.

Au-delà des transformations profondes que subissent l’enseignement supérieur et nos sociétés, de nombreux facteurs expliquent le succès de ces plates-formes : liberté de gestion de son temps, synchronicité hebdomadaire qui permet les interactions sociales, gestion d’un nombre presque illimité de participants, gratuité d’accès... Parmi ces facteurs, le prestige des universités présentes sur EdX et Coursera a été déterminant. Il faut toutefois souligner que si le développement a été fulgurant, la chute peut aussi être brutale et Udacity est devenue une plate-forme de cours payants, renonçant, de fait, aux MOOCs.

De nombreuses autres plates-formes se sont développées depuis lors. Certaines ont avant tout une base régionale ou linguistique : Miríada X (Espagne [159]), Iversity (Allemagne [160]), Open2Study (Australie [161]), Edraak (Jordanie [162]) ou encore France université numérique [163]. Le développement de plusieurs de ces plates-formes a été facilité par EdX qui a ouvert son code source, connu sous le nom d’« Open EdX ». D’autres, comme NovoEd ou FutureLearn, essayent de se distinguer, notamment en promettant plus d’interactions entre les étudiants. Enfin, il existe de nombreuses plates-formes moins visibles mais qui ont un public important dans le monde professionnel : Orange [164], OpenClassrooms [165], First Business MOOC [166], Neodemia [167], pour citer quelques acteurs francophones.

Ce que l’on sait des premiers MOOCs

Daniel est un avocat brésilien de 24 ans, marié. Christine est une Danoise de 32 ans qui a « fait beaucoup de choses dans la vie » ; elle a notamment été comédienne et metteure en scène, mais elle a aussi travaillé pour la Croix-Rouge. Tara est une Américaine de la Louisiane qui a pris sa retraite après 28 ans dans la finance. Amanda est américaine également, elle est pasteure près de Seattle. Gregorio a 77 ans, il a vécu en France avant de retourner en Espagne il y a plus de 40 ans. Liliya est une Russe qui, depuis quelques mois, est étudiante en Suisse. Alessandro vit dans le nord de l’Italie, il a étudié l’architecture et s’est ensuite spécialisé en urbanisme et logistique ; à 38 ans, il se dit « passionné d’art et d’iconographie médiévale et, bien sûr, d’histoire des religions ». Leur point commun ? Tous ont suivi le MOOC « Calvin — Histoire et réception d’une Réforme » que l’Université de Genève a mis en ligne à l’automne 2013 [168].

Des étudiants pas comme les autres

Une des premières erreurs que font les commentateurs du phénomène MOOC est de penser que les gens qui suivent un MOOC sont des étudiants « normaux », c’est-à-dire de jeunes femmes et hommes ayant terminé leur formation secondaire et pas encore dans la vie active. Si cette vision est de plus en plus obsolète lorsqu’on parle des étudiants inscrits dans une université, elle est encore plus erronée pour le public des MOOCs.

Un groupe de travail de l’Université de Pennsylvanie a réalisé un sondage auprès des participants à leurs 32 MOOCs [169]. Fondé sur près de 35 000 réponses, le portrait type du participant est celui d’un homme assez jeune, habitant un pays en voie de développement et déjà diplômé. Ce dernier point est particulièrement frappant : 83 % des sondés ont au moins un niveau bac+2 alors que ce pourcentage dépasse à peine 30 % aux États-Unis, 15 % dans les autres pays riches et est inférieur à 10 % dans le monde en général. Toutes les enquêtes que nous avons faites à l’Université de Genève montrent le même profil, avec peut-être un peu plus de femmes. Ce n’est pas une grande surprise en soi puisque des tendances similaires étaient déjà relevées pour l’enseignement en ligne bien avant l’avènement des MOOCs [170].

Pourquoi une telle prédominance de personnes éduquées ? J’y vois trois raisons principales. La première est que c’est cette population qui a, en premier, entendu parler des MOOCs, parce qu’elle lit les articles de journaux ou de blogues sur l’enseignement supérieur, parce qu’elle reçoit des lettres d’information de son université d’origine, parce qu’elle en entend parler dans ses lieux de sociabilité. La deuxième est que les MOOCs sont des cours de niveau universitaire et qu’il existe une véritable barrière psychologique et sociale à passer pour se sentir « capable de », voire « autorisé à » suivre un tel cours. Comme le dit Hubert Guillaud :

« L’égalité de l’accès n’élimine pas tous les autres types d’inégalités [171]. »

Le rapport au savoir doit être suffisamment décomplexé pour pouvoir se dire « je vais suivre un cours en ligne et je vais y arriver » plutôt que « c’est trop compliqué, ce n’est pas pour moi ». La troisième raison est que de nombreux « travailleurs du savoir », déjà fortement diplômés, doivent revoir leur formation et leurs compétences de manière régulière afin de rester compétitifs sur le marché du travail. Par exemple, une développeuse informatique doit apprendre de nouveaux langages de programmation quand ceux qu’elle maîtrise déjà deviennent obsolètes.

Dans cette grande diversité de profils, nous trouvons quasi systématiquement des experts du domaine enseigné, qui souhaitent valider une expérience acquise sur le terrain ou simplement partager leurs connaissances. Ces experts nourrissent les conversations en ligne de façon très intéressante puisqu’ils apportent une vision pratique à certains savoirs théoriques. Leur apport est donc très enrichissant et apprécié des autres participants.

Bien sûr, il existe une très grande variabilité, et nombreuses sont les histoires de personnes « hors normes » ayant suivi avec succès un MOOC, voire pour lesquelles les MOOCs ont eu un véritable effet libérateur, psychologique ou social : adolescents, femmes sans accès à l’éducation, personnes en fin de vie, autistes incapables d’interagir dans une salle de classe, etc.

Différents modes de participation

Que font les participants aux MOOCs ? Suivent-ils tous toutes les vidéos ? Font-ils tous les exercices ? Dans une série de billets de blogue, Phil Hill a décrit plusieurs types de comportements [172]. La première catégorie de « participants » est celle... des absents ! Près de la moitié des inscrits ne visitent jamais aucune page du cours une fois celui-ci commencé. La probabilité d’un tel comportement augmente parallèlement à l’écart entre le moment de l’inscription et le début du cours. Vous pouvez être très motivé au mois de mai à suivre une formation particulière, et complètement débordé en septembre quand elle commence effectivement. Une seconde catégorie est celle des « testeurs », qui viennent sur la page du cours, lisent le syllabus détaillé ou regardent quelques vidéos (en général une seule) puis disparaissent, soit parce que le cours ne les intéresse finalement pas, soit parce qu’ils n’ont jamais eu l’intention de le suivre. C’est le cas par exemple de toutes les personnes qui s’inscrivent parce qu’elles ont entendu parler de MOOCs et qu’elles veulent « juste voir » à quoi cela ressemble. Une troisième catégorie est celle des « auditeurs », qui suivent toutes les vidéos avec une relative assiduité mais qui ne participent pas ou peu aux exercices, que ce soit par manque de temps ou d’intérêt pour une certification finale. Une quatrième catégorie est celle des « désengagés », qui commencent le cours en ayant un comportement actif puis s’en désintéressent. Parmi ceux-ci, certains abandonnent complètement tandis que d’autres continuent à suivre quelques vidéos ou à faire quelques exercices, mais de manière très irrégulière. Enfin, la dernière catégorie est celle des « assidus », qui suivent toutes les vidéos et font la quasi-intégralité des exercices d’évaluation pour tenter d’obtenir le certificat final. Parmi ceux-ci, il convient de distinguer les « passifs » des « actifs » qui participent en plus aux forums de discussion, interagissent avec leurs pairs, font les exercices complémentaires, etc.

Comme toute typologie, celle-ci est forcément imparfaite et certains participants tombent en dehors de ces catégories. Mais, en première approximation, elle décrit relativement bien les comportements que nous avons pu observer. Prenons l’exemple du cours de management des organisations internationales, que l’Université de Genève a donné en anglais pour la première fois à l’automne 2013 sur Coursera [173], et qui a été notre MOOC le plus suivi à ce jour. Lors de la première session, 43 800 personnes se sont inscrites dans les 8 mois précédant le lancement du cours et les 5 semaines de cours. Parmi celles-ci, seules 18 600 ont visité le cours et 17 400 ont regardé une vidéo. La participation baisse principalement entre la première et la deuxième semaine de cours (diminution d’environ 50 %), puis plus lentement au fur et à mesure du cours. On compte 6 100 participants au quiz de la première semaine, 4 000 au quiz suivant et 3 700 au dernier quiz. En tout, 3 100 ont obtenu le certificat de participation grâce à une note supérieure à 70 % sur l’ensemble des quiz. Par ailleurs, 8 500 ont visité les forums.

Le nombre d’absents est facile à calculer : 22 500. Les autres catégories nécessiteraient une analyse plus détaillée pour obtenir des chiffres précis. Mais on peut estimer à au moins 10 000, soit un quart des inscrits, le nombre de testeurs, les auditeurs à environ 1 000, les désengagés à 2 000 et les assidus à 4 000. Nous reviendrons plus tard sur la signification de ces chiffres. Au total, on compte tout de même 330 000 visionnages de vidéos, 31 000 exercices soumis et 17 700 messages publiés sur les forums.

Pour compléter ce que nous avons vu précédemment, nous possédons également quelques données sociodémographiques sur ces participants. Ils proviennent de 208 pays, les plus gros bataillons habitant les États-Unis (18 %), l’Inde (6 %), le Royaume-Uni, le Brésil et l’Espagne (4 % chacun) ; 41 % viennent de pays à l’économie émergente. Par continent, la répartition géographique se divise entre l’Europe (36 %), l’Amérique du Nord (24 %), l’Asie (23 %), l’Afrique et l’Amérique latine (7 %) et finalement l’Océanie (2 %).

Parmi les participants, 46 % sont des femmes et la tranche d’âge la plus représentée est 25-34 ans (25 %). Du côté des études, 87 % ont déjà un diplôme de cycle supérieur et 12 % ont le niveau baccalauréat, ce qui ne laisse qu’un petit pourcentage de non-diplômés. Seul un tiers des participants sont des étudiants à temps plein ou à temps partiel. Parmi les autres, 73 % sont en emploi, dont 14 % à temps partiel. Enfin, lorsque nous interrogeons les participants sur leurs motivations, plus de 50 % répondent qu’ils cherchent avant tout à accroître leurs connaissances dans leur domaine professionnel ou d’expertise.

Intégration dans l’enseignement

Les modalités sont multiples pour intégrer les MOOCs dans l’enseignement présentiel. Tout d’abord, il est possible d’intégrer des MOOCs développés soit par l’institution elle-même, soit par d’autres institutions, ou encore par d’autres institutions mais faisant partie d’un programme commun. Ensuite, il est possible d’en utiliser l’intégralité ou une partie seulement. Enfin, les MOOCs peuvent être utilisés comme simple ressource documentaire ou en remplacement total d’un cours, avec tous les intermédiaires imaginables : dans un dispositif de classe inversée, comme prérequis (par exemple pour une école d’été), comme mise à niveau (pour une école doctorale), etc.

Les combinaisons possibles sont donc très nombreuses. À l’Université de Genève, comme dans la plupart des universités, il revient à chaque enseignant et à chaque faculté d’évaluer quelle utilisation peut être faite de cet outil et quelle accréditation peut y être associée.

À l’École polytechnique fédérale de Lausanne, une expérience intéressante est menée, où des groupes de 4-5 étudiants ont des salles de travail mises à disposition afin de regarder les vidéos et résoudre les exercices ensemble. Travaillant en petits groupes, les étudiants peuvent arrêter la vidéo et interagir lorsqu’ils rencontrent une difficulté. Ce mode de fonctionnement n’est plus possible lorsqu’ils doivent retourner en salle de classe avec un enseignant et d’aucuns le regrettent. Cette configuration est très appréciée par les participants qui se sentent plus impliqués et plus attentifs [174]. Il est probable qu’elle se généralise dans les universités utilisant des méthodes hybrides d’enseignement. Rappelons que de tels groupes de travail se créent spontanément un peu partout dans le monde, montrant ainsi que le partage peut être un des ressorts essentiels de l’apprentissage.

Quel modèle économique ?

Le « modèle économique » est un thème récurrent des articles consacrés aux MOOCs. Malheureusement, celui-ci semble alimenter de nombreux fantasmes, sources d’autant de contrevérités. Pour clarifier le sujet, il convient de bien séparer les acteurs : universités productrices de contenu d’un côté et plates-formes d’hébergement (EdX [175], Coursera...) de l’autre.

Les universités ont des coûts associés à la création d’un MOOC. On pense bien sûr aux frais de tournage mais ils comptent pour peu dans la balance. Le coût principal vient de frais de personnel pour la préparation des différentes composantes du cours (vidéos, quiz, évaluations, documents complémentaires...). Il existe également des coûts liés à la diffusion d’un MOOC puisque chaque diffusion nécessite notamment que l’équipe enseignante soit présente sur les forums du cours. Pour donner une estimation grossière, le coût de production et de première diffusion d’un MOOC tourne autour de 50 000 €. Ce chiffre est très variable d’une université à l’autre et d’un MOOC à l’autre [176]. De plus, il laisse de côté certains coûts cachés : le temps de travail des enseignants, les frais d’infra-structure immobilière, administrative, etc.

Les plates-formes doivent assumer des coûts liés à l’hébergement des données sur des serveurs, au développement informatique, au soutien technique aux universités, etc. Leurs pages web donnent plus de renseignements sur la composition de leurs équipes : les informaticiens et le personnel de soutien aux universités constituent leurs plus gros bataillons.

Entre ces deux types de partenaires, les échanges de services sont généralement gratuits : une université ne paye pas de frais d’hébergement et une plate-forme ne paye pas de frais de production. La principale exception connue à ce principe concerne EdX qui, après une période de gratuité pour les premières universités, fait payer quelques centaines de milliers de dollars à celles souhaitant rejoindre sa plate-forme [177].

Du côté des plates-formes d’hébergement, plusieurs modèles économiques existent. Certaines, comme France université numérique [178], sont entièrement financées par des fonds publics. La plupart ont toutefois une économie de start-up : une collecte de fonds initiale permet de financer le développement durant quelques années jusqu’à atteindre la rentabilité. Ainsi, Harvard et le MIT ont chacun investi 30 millions de dollars dans le lancement d’EdX en 2012. En novembre 2013, Coursera avait levé un total de 85 millions de dollars.

Les start-up ne cherchent pas forcément à être rentables au plus vite mais plutôt à conquérir un marché avant de mettre en place des stratégies de monétisation. À ce titre, l’annonce par Coursera de son premier million de dollars de chiffre d’affaires en septembre 2013 a été perçue comme particulièrement rapide.

Les sources de revenu actuelles des plates-formes sont diverses. Une source qui a alimenté beaucoup de fantasmes lors du lancement des premières plates-formes est la vente de services de placement aux entreprises. L’idée était de mettre en relation une entreprise cherchant une compétence particulière avec la base de données des étudiants ayant suivi un cours correspondant à cette compétence. Udacity [179] a ainsi annoncé servir de chasseur de têtes pour Google, Amazon ou Facebook qui cherchaient, par exemple, des experts en intelligence artificielle. La mise en relation entre employeurs et potentiels candidats ne se fait qu’avec l’accord explicite de ces derniers. Il est intéressant de relever en passant que, d’après les employeurs, les meilleurs candidats ne sont pas ceux qui ont obtenu les meilleures notes mais ceux qui ont obtenu de très bonnes notes et ont été actifs sur les forums de discussion, cette activité sociale étant un bon prédicteur des capacités d’intégration au sein d’une entreprise. Cette source de revenu est toutefois très limitée puisqu’elle ne concerne que des compétences en forte demande et facilement identifiables, comme la maîtrise d’un langage de programmation. Seulement un tout petit nombre de domaines, principalement en informatique, sont donc concernés.

Aujourd’hui, la plus grosse source de revenu est la certification. Si les MOOCs sont, par nature, d’accès gratuit, l’obtention d’un certificat peut être payante. Ainsi, Coursera propose aux étudiants qui le souhaitent, et avec l’accord de l’université responsable du cours, des certificats avec « SignatureTrack », c’est-à-dire avec une vérification de l’identité du participant pour chacun des exercices. Si cette option n’empêche pas complètement la fraude, elle semble toutefois convaincante pour 1 % à 2 % des étudiants inscrits à ces cours qui sont prêts à débourser une cinquantaine de dollars pour cette certification.

Et, contrairement à ce qu’affirment ses détracteurs, Coursera n’a pas « échoué à trouver [son] modèle économique [180] » : 9 mois après avoir lancé ses premiers certificats payants, l’entreprise engrangeait son premier million de dollars de revenus ; trois mois plus tard, elle le doublait et passait à deux millions ; trois mois de plus et elle le doublait encore, atteignant donc 4 millions en quinze mois [181]. Fin 2014, son chiffre d’affaires dépassait le million de dollars mensuel. En 2015, Coursera doublait encore le nombre de certificats vendus par rapport à 2014. Cette montée en puissance financière s’est faite malgré la gratuité accordée aux participants n’ayant pas les ressources économiques nécessaires (200 000 certificats gratuits pour 60 000 participants en 2015, certains s’inscrivant à plusieurs cours). On a connu des échecs plus cuisants.

Plusieurs autres sources potentielles de revenu sont en discussion, sans qu’aucune d’entre elles n’ait encore été déployée à large échelle. Une première possibilité est de vendre une licence de cours à une tierce université. L’idée est qu’une université A peut souhaiter utiliser, en tout ou en partie, du contenu produit par une université B. Ainsi, en septembre 2012, l’université d’Helsinki a demandé à ses étudiants de suivre le cours de programmation Scala offert par l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Elle a ensuite organisé un examen sur table pour valider l’acquisition des connaissances. En principe, l’université d’Helsinki aurait dû acheter les droits à Coursera, qui n’aurait pu les vendre qu’avec le consentement de l’EPFL. Lors d’une transaction officielle entre ces partenaires, l’université qui achète le cours peut également disposer d’une version privée de celui-ci pour laquelle elle peut choisir les dates de diffusion des différents modules, contrôler le forum ou lire les réponses des étudiants aux exercices d’évaluation. L’université qui fournit le cours n’a pas besoin d’intervenir dans un tel dispositif.

La vente de licence ne semble toutefois pas encore susciter beaucoup de demandes. Il n’est pas impossible qu’avec un catalogue de cours de plus en plus étoffé et une normalisation des MOOCs dans le paysage universitaire, cette demande vienne à augmenter dans les années à venir. À ce jour, les différents partenaires de Coursera peuvent avoir un accès gratuit à un certain volume de contenu produit par d’autres partenaires. La plate-forme ne semble plus croire que cela pourrait constituer une importante source de revenu.

Une autre possibilité de monétisation future concerne les services proposés aux participants. Aujourd’hui, une communauté de mentors, composée de personnes ayant participé avec succès à des sessions précédentes du cours et ayant montré des capacités d’interaction avec les autres participants, se met en place pour, par exemple, suivre bénévolement les forums. Prochainement, un tutorat payant sera proposé aux participants. Celui-ci comprendra une attention particulière portée aux questions posées et des corrections d’exercices personnalisées. Ce tutorat est encadré par des assistants de l’enseignant ou par les actuels mentors. Les tuteurs seront évidemment rémunérés. Parmi les autres services proposés, nous pouvons imaginer la vente de matériel complémentaire au cours initial : livres, DVD, modules complémentaires, etc.

Après les tierces universités et les étudiants, un troisième partenaire pouvant entrer dans l’équation financière est le monde de l’entreprise. Les sommes en jeu dans la formation professionnelle sont colossales et les entreprises demandent des compétences pédagogiques et de la reconnaissance officielle, que les universités peuvent apporter à leurs formations. À partir des adresses courriel, Coursera a pu montrer que plus de 45 000 de ses utilisateurs travaillent chez Amazon. De leur côté, les universités, pour autant que leur liberté pédagogique soit respectée, peuvent voir d’un bon œil non seulement le financement de leurs cours, mais aussi la garantie que ceux-ci donneront à leurs étudiants un avantage compétitif sur le marché du travail. Dès lors se développe rapidement une offre de MOOCs commandités par des entreprises.

Voilà donc pour le modèle économique des plates-formes. Selon les négociations entre les différents partenaires, les universités ne récupèrent qu’une partie des revenus ainsi générés. À l’heure où j’écris ces lignes, Coursera reverse 50 % de son chiffre d’affaires aux universités. EdX garde les premiers 50 000 $ générés par un cours et reverse ensuite 50 % du chiffre d’affaires additionnel. Rares sont toutefois les MOOCs qui génèrent de quoi rembourser leurs coûts de production. Mais il est probable que cela devienne de plus en plus fréquent. D’autant plus que si le coût d’un MOOC est élevé la première année, il devient très faible les années suivantes, alors que les revenus associés peuvent croître linéairement.

Pour financer leurs MOOCs, certaines universités se sont lancées dans l’appel aux dons, voire dans le marchandisage. L’Université de l’Alberta, par exemple, en complément de son MOOC sur les dinosaures, a ouvert une page web de « soutien au cours [182] » qui propose un éventail complet de gadgets : T-shirts, affiches, tasses, sacs, habits pour enfants, protections de téléphone... Le site propose également aux visiteurs de faire une donation de soutien. Enfin, certaines universités peuvent envisager de faire des économies sur leurs enseignements en présentiel. Des chercheurs ont calculé que lorsqu’un MOOC remplace complètement un enseignement à gros effectif, son coût de production, y compris les heures de travail des enseignants, est rentabilisé autour de la troisième année de remplacement [183]. Quant à moi, je ne vois que peu d’avenir dans le remplacement total des cours par des MOOCs. En revanche, il est indéniable que l’atteinte de nouveaux publics se fait à des coûts par personne très faibles.

Nous verrons plus loin pourquoi les universités se lancent dans la production de MOOCs. Mais la raison première n’est pas (directement) financière. Les grandes universités mondiales ont des budgets annuels qui montent à plusieurs centaines de millions d’euros, voire plusieurs milliards par année. Pour prendre un exemple marquant, Princeton a dépensé 320 millions de dollars en 2015 uniquement en frais de gestion de son capital boursier, qui s’élève à plus de 22,7 milliards. Ce capital a généré, cette même année, près de 2,9 milliards de revenus [184]. Le coût de production d’un MOOC, s’il peut sembler important, n’est qu’une goutte d’eau dans cet océan.

Quelle certification ?

La problématique de la certification alimente également de nombreuses discussions et inquiétudes. Quelle « valeur » ont ou auront les MOOCs dans la formation des étudiants ? Pourront-ils donner droit, par exemple, à des crédits ECTS (European Credit Transfer System) nécessaires à l’obtention de diplômes ? Et si oui, combien ?

Si ces questions pouvaient déjà se poser avec l’enseignement en ligne, elles deviennent d’autant plus importantes que les plates-formes de MOOCs proposent des solutions techniques à l’identification des étudiants et donc à la certification de leurs évaluations. De nombreuses craintes sont toutefois injustifiées et nous devons distinguer clairement différentes situations afin d’en comprendre les enjeux.

Le premier cas est très simple. Si un MOOC est développé par un ou plusieurs enseignants et réutilisé par ces mêmes enseignants en classe inversée ou sous une autre forme, alors celui-ci peut être considéré comme n’importe quelle autre ressource pédagogique. Les enseignants sont capables d’évaluer le temps de travail requis par les étudiants pour suivre le MOOC en plus ou à la place du cours présentiel. Ils peuvent également faire un examen sur table ou se contenter de la validation en ligne des apprentissages. Bref, ils savent très bien apprécier la « valeur » du cours et ont une très large liberté universitaire pour construire leur enseignement avec ou sans MOOC.

Le deuxième cas de figure n’est pas beaucoup plus compliqué. C’est celui d’un enseignant intégrant dans son cours un MOOC développé par quelqu’un d’autre. Encore une fois, la liberté universitaire permet tout à fait ce type d’utilisation d’une ressource pédagogique externe. Cela demande évidemment un travail préparatoire pour évaluer la pertinence du MOOC, la charge de travail demandée, etc.

La situation est différente lorsque l’initiative ne vient pas d’un enseignant, mais d’un étudiant qui souhaite faire reconnaître dans son parcours un MOOC qui n’a pas été développé par ses enseignants. Distinguons, de nouveau, plusieurs situations différentes.

Première situation : un étudiant qui désire accéder à une filière sélective et qui fait valoir un MOOC pour montrer son excellence ou sa motivation. S’il possède par ailleurs le niveau requis pour accéder à la filière souhaitée, ce cas de figure ne doit pas poser de problème majeur. Chaque filière peut décider ou non de reconnaître des expériences supplémentaires comme atout dans un curriculum vitæ.

Deuxième situation : un étudiant en mobilité entrante ayant validé dans son université d’origine un MOOC comme crédit ECTS. Ce cas n’est pas beaucoup plus difficile pour l’université d’accueil puisqu’il lui faut reconnaître tous les crédits accordés par l’université d’origine, quelle que soit la modalité pédagogique utilisée, ou décider de n’accepter aucun étudiant de cette université.

Troisième situation : un étudiant qui, en plus des crédits validés dans son université, souhaite faire valider des crédits obtenus dans un MOOC, afin d’atteindre le quota de crédits nécessaire à son admission. De tous les cas que nous avons vus, c’est le seul qui peut poser problème. Chaque faculté est libre d’étudier, au cas par cas, de telles demandes. De manière générale, les principes régissant la validation des acquis de l’expérience devraient s’appliquer. À l’Université de Genève, une étudiante de la faculté de droit a ainsi souhaité obtenir des crédits pour avoir suivi un MOOC portant sur la rhétorique. La doyenne de la faculté a accepté, tout en demandant un rapport écrit suivi d’une présentation orale faits par l’étudiante sur la matière couverte par le MOOC.

Certains politiciens soucieux de faire des économies, notamment en Floride et en Californie, ont tenté de forcer la main des universités (et notamment des community colleges, qui accueillent les étudiants les plus défavorisés), les obligeant à reconnaître tous les MOOCs comme crédits. Mais ils se sont opposés au corps enseignant et se sont trouvés face à des problèmes insolubles par la loi : combien de crédits vaut un MOOC ? qui en fixe la valeur ? etc. Le projet de loi le plus significatif a donc été gelé [185]. Toutefois, de tels projets reviendront sur le devant de la scène car les plates-formes de MOOCs mettent en place des partenariats avec des universités ou avec l’American Council on Education afin de « créditer » certains MOOCs [186].

Les faux dangers et les fausses promesses

Je vais à la bibliothèque. Le titre d’un livre accroche mon regard et éveille ma curiosité. Je le sors de son rayon et l’ouvre au hasard ou je lis la table des matières. Malheureusement, le contenu est trop simple, trop compliqué ou mal écrit. Je le repose. Est-ce un échec du livre, voire du concept même de livre ?

Je trouve un livre qui me plaît. Je dois me préparer à un examen de mécanique des solides et ça tombe bien, les deux premiers chapitres de Physique générale couvrent exactement ce sujet. Je lis chaque phrase et fais chaque exercice des deux chapitres, mais je referme le livre dès qu’il parle d’électromagnétisme. Est-ce un échec de Physique générale ?

Quelques années plus tard, je veux me rafraîchir la mémoire et me replonge dans Physique générale. Je survole tous les chapitres et lis plus attentivement certains passages qui m’avaient paru compliqués autrefois. N’ayant pas d’examen en vue, je ne fais aucun exercice sérieusement (je regarde parfois les solutions, par curiosité, pour voir si j’avais intuitivement trouvé la bonne réponse). Est-ce un nouvel échec de ce livre ? Ces questions peuvent paraître absurdes, pourtant le procès des MOOCs se fait parfois sur des cas similaires [187].

Des taux d’échec catastrophiques ?

Le taux de succès des MOOCs est souvent calculé en comparant le nombre de personnes obtenant un certificat de fin de cours avec le nombre d’inscrits, et ce taux se situe généralement dans une tranche entre 5 % et 20 %. Lorsque les premières évaluations ont été publiées, certains y ont vu la preuve de la médiocrité des MOOCs. Le débat a été d’autant plus vif aux États-Unis que l’administration Obama a décidé de réviser ses critères d’attribution de bourses pour les étudiants inscrits dans des institutions privées à but lucratif. Certaines de ces institutions étant plus préoccupées par le recrutement que par l’enseignement, le taux d’attrition y est, en effet, un critère de qualité.

Or, comparer le nombre d’inscrits à un MOOC avec celui des étudiants inscrits à un cours payant ou en présentiel n’a aucun sens, car l’engagement personnel dans les deux cas n’est pas comparable. Près de la moitié des inscrits ne regardent même pas une seule vidéo du MOOC quand celui-ci commence. Et même parmi ceux qui sont présents au début du cours, nous l’avons vu, tous ne le « finissent » pas. Parce que le cours est mauvais ? Sans doute, parfois. Mais bien plus souvent parce qu’ils n’ont pas l’intention de suivre le cours jusqu’au bout et ce, dès leur inscription. Lorsque les personnes sont sondées sur leurs intentions, celles qui déclarent vouloir terminer un cours, ou qui payent pour obtenir un certificat, le font dans 70 % à 90 % des cas [188]. La publication de ces données a globalement mis fin au débat.

Mais ne tombons pas dans l’extrême inverse. Si ces chiffres sont bons, c’est aussi parce que ceux qui suivent ces cours sont, justement, motivés. Ils sont aussi, pour beaucoup d’entre eux, déjà diplômés, et ont donc un rapport plus décomplexé au savoir universitaire. Mais lorsque Udacity [189] a conclu un partenariat avec l’université d’État de San José pour proposer des MOOCs aux étudiants en difficulté scolaire, les taux de succès sont redescendus entre 23 % et 51 %, montrant ainsi que le format MOOC n’est pas (encore) adapté aux cours de remédiation [190].

De manière plus générale, les arguments que je viens d’énoncer pour relativiser la signification du taux d’échec sont valables pour l’ensemble des concepts que l’on pense pouvoir recopier directement des cours traditionnels. Jennifer DeBoer et ses collègues montrent assez magistralement que les concepts d’inscription, de participation, de programme et de réussite doivent être conceptualisés à nouveau dans ce cadre [191]. Cette reconceptualisation va au-delà d’une simple redéfinition opérationnelle puisqu’elle remet en cause non seulement la manière de calculer ces variables mais aussi leur cadre interprétatif.

Une pédagogie trop verticale ?

Les trois premières plates-formes de MOOCs (Udacity [192], Coursera [193], EdX [194]) ont été lancées par des professeurs d’informatique, pas plus experts en pédagogie que la plupart de leurs confrères. Les MOOCs qui y sont hébergés, appelés « xMOOCs », ont été décriés par des pédagogues comme étant une forme trop verticale d’enseignement, destinée uniquement à délivrer un savoir sans se soucier de l’apprentissage, donc des apprenants. Pour certains, seuls les MOOCs « connectivistes », appelés « cMOOCs », ont un intérêt. Chaque cMOOC est une forme de happening, où l’enseignement est très horizontal, où chaque apprenant crée son propre cours, son propre parcours, et où le rôle de l’enseignant est celui d’un facilitateur.

Relevons tout d’abord que la distinction entre les deux est parfois floue ou artificielle :

« Les descriptions grossières de la pédagogie des MOOCs en un distinguo cMOOCs/xMOOCs ne sont plus pertinentes ni utiles [195]. »

Si certains utilisateurs de xMOOCs se contentent de recevoir un enseignement donné par une personne faisant autorité, nombreux sont ceux qui sont actifs sur des réseaux sociaux ou sur les forums et qui enrichissent véritablement le cours avec de nouveaux savoirs. Pour prendre un exemple personnel, une question que j’ai publiée comme participant sur le forum d’un MOOC a généré plus de 50 réponses en 24 h, dont certaines allaient bien au-delà du contenu enseigné et renvoyaient à des ressources documentaires externes.

Relevons ensuite que le rapport au savoir varie selon les cultures. Les MOOCs sont une forme d’enseignement parfois trop verticale dans la culture anglo-saxonne, où les cours traditionnels laissent une large place à l’appropriation du contenu par la discussion avec l’enseignant et entre pairs [196]. À l’inverse, dans le contexte de l’est de l’Afrique étudié par Barbara Moser, le MOOC est trop horizontal : les utilisateurs se sentent désorientés dans les forums de discussion et n’ont pas l’habitude des exercices visant à remettre en question la voix de l’enseignant.

Relevons aussi que la question de savoir si les MOOCs sont « trop verticaux » dépend du point de comparaison. Certains MOOCs sont plus verticaux que des cours en présentiel fondés sur la discussion et constituent une option de moindre qualité. C’est une des raisons pour lesquelles je ne crois absolument pas à la disparition des cours en présentiel. D’autres MOOCs ne sont ni plus ni moins verticaux que des enseignements en amphithéâtre. Mais surtout, nous l’avons vu précédemment, pour de nombreuses personnes, l’alternative se situe entre un MOOC et un apprentissage en solitaire avec des manuels scolaires, voire entre un MOOC et rien du tout.

Enfin, cette critique des MOOCs suppose que la démarche connectiviste est la meilleure pédagogie existante. Or, « l’apprentissage actif » est très chronophage. Construire soi-même son savoir, par essais-erreurs, demande beaucoup d’efforts. Ayant fait mes propres études en physique des particules, je suis persuadé que, dans certaines disciplines, le corpus à assimiler pour arriver aux frontières actuelles de la connaissance est beaucoup trop important pour être appris uniquement par une démarche active. Selon Normand Baillargeon, une recherche pédagogique portant sur 350 000 élèves pendant 10 ans montre que « c’est la direct instruction, une méthode dont le nom seul laisse déjà comprendre qu’elle est aux antipodes des pédagogies de la découverte, qui a haut la main remporté la palme des méthodes sur toutes ses concurrentes progressistes et sur toutes les variables mesurées, y compris l’estime de soi [197]. »

Des cours de mauvaise qualité ?

Une des variantes du point précédent consiste à remettre en question la qualité des MOOCs qui serait bien inférieure à un cours « normal », quelle que soit la modalité d’apprentissage. La réponse souvent apportée est que les MOOCs sont aussi bons [198]. Je pense personnellement qu’ils sont souvent bien meilleurs.

Nous avons vu comment le professeur de sociologie Mitchell Duneier avait été impressionné par la qualité des échanges que son MOOC avait permis [199]. Le doyen d’une de nos facultés m’avait affirmé que le MOOC créé par quelques-uns de ses enseignants était « le meilleur cours de [sa] faculté ». Et cela est parfaitement compréhensible : en proposant leur cours à plus de 10 000 participants, les enseignants mettaient leur réputation universitaire bien plus en danger que devant une dizaine d’auditeurs. Chaque imperfection serait visible par tous, y compris leurs collègues. Avec un MOOC, la transparence est totale et les enjeux de réputation sont énormes. Dès lors, les enseignants font beaucoup d’efforts pour délivrer le meilleur cours possible.

Le développement d’une pensée unique ?

Une critique parfois faite aux MOOCs est qu’ils propageraient une vision monolithique, voire néocoloniale du monde [200]. Nous tendrions, avec cela, vers le cours unique, donné par un seul enseignant-star occidental et réutilisé dans le monde entier.

Il est vrai que les premiers MOOCs ont tous été produits en Amérique du Nord, puis en Europe de l’Ouest, et que la langue anglaise y a été largement majoritaire. Parce que les premiers cours étaient, par définition, peu nombreux, certains sujets n’étaient couverts que par un seul enseignant. La domination préexistante des universités américaines dans le paysage universitaire, alliée aux coûts de production d’un MOOC, a pu faire croire à une victoire totale de la « pensée unique » par élimination complète de toute option.

Mais, encore une fois, la comparaison avec le livre permet de prendre du recul par rapport au développement des pratiques culturelles et éducatives, quand on pense que durant les quelque 50 premières années qui suivirent l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles, plus de 70 % des incunables étaient en latin et tous étaient produits en Occident (dont un tiers en Italie et un tiers dans les pays germanophones). Si l’anglais est aujourd’hui une langue associée à la domination américaine du monde économique, rappelons que le latin n’était pas une langue neutre mais celle de l’Église. La production des MOOCs s’internationalise beaucoup plus rapidement que celle des livres, notamment avec le développement de plates-formes régionales. Il devient de plus en plus fréquent qu’un sujet soit traité par plusieurs MOOCs différents. Pour l’anecdote, 3 des 5 premiers MOOCs de l’Université de Genève, diffusés durant l’année scolaire 2013-2014, avaient des « compétiteurs » directs lors de leur diffusion. Laissons le temps à l’outil d’être adopté partout.

L’exemple du réseau de télémédecine et de téléenseignement RAFT, lancé en 2001 par l’Université de Genève, est à ce titre parlant. Destiné à la formation continue des médecins de l’Afrique subsaharienne, ce réseau, à ses débuts, a été principalement un canal de diffusion du Nord vers le Sud. Or, aujourd’hui, « 70 % de ces cours sont produits et délivrés par des experts africains, faisant ainsi du RAFT un véritable réseau Sud-Sud [201] ». C’est même, de plus en plus, un canal de formation Sud-Nord.

De plus, le MOOC oblige l’enseignant à faire face à un public véritablement mondial et hétérogène. Les préjugés culturels et les stéréotypes y sont rapidement dénoncés. Aussi les enseignants sont-ils particulièrement attentifs, lors de la construction d’un MOOC, à gommer autant que possible leurs biais culturels. Ajoutons pour finir que la « pensée unique », conformisme idéologique des puissants, a été combattue en premier lieu dans les universités américaines, lieux d’effervescence intellectuelle et d’élaboration de pensées critiques. L’ensemble de ces éléments invite donc à ne pas désigner les MOOCs comme des agents de propagation d’une idéologie occidentale unique.

La disparition des enseignants et des universités ?

Pour certains détracteurs de MOOCs, ces derniers entraîneraient une starisation de quelques professeurs et la relégation des autres enseignants au rôle de simples accompagnateurs, voire à leur disparition totale. Cette vision a été, il faut le dire, portée également par certains promoteurs des MOOCs, comme Sebastian Thrun qui a déclaré que d’ici 50 ans, il ne resterait plus que 10 universités dans le monde [202]. La logique derrière ces affirmations est assez simple : puisqu’un seul enseignant peut donner un cours à plusieurs centaines de milliers d’étudiants plutôt qu’une centaine, le nombre d’enseignants nécessaires va, de facto, être divisé par mille.

D’autres voient dans les MOOCs une révolution, une « innovation disruptive » du marché, comme je l’ai indiqué en introduction de ce livre. Ce concept désigne, dans un marché tenu par des entreprises bien établies, l’arrivée d’un nouveau compétiteur qui propose un produit innovant, créant un nouveau marché, apparemment inoffensif au début mais qui finit par renverser complètement l’ordre précédemment établi [203]. Les exemples souvent cités sont le remplacement des voiliers par les bateaux à vapeur ou de la photographie argentique par le numérique. De la même manière, les universités ne survivraient pas aux cours en ligne sans changer leur modèle d’affaires [204].

Ce raisonnement souffre de quelques défauts toutefois. Tout d’abord, il ne tient pas compte de l’explosion de la demande que nous avons décrite précédemment. Rappelons que pour soutenir cette demande, il faudrait construire une université par jour pendant vingt ans. L’enseignement en ligne ne peut absorber qu’une petite partie de cette demande. Le public des MOOCs est aujourd’hui essentiellement un public de personnes en emploi et disposant déjà d’un diplôme universitaire. Les étudiants inscrits dans les universités, quand ils n’ignorent pas tout des MOOCs, y voient un complément ou une ressource supplémentaire mais ne les envisagent pas comme un remplacement de leurs cours.

Un deuxième point est celui de l’expérience offerte par les universités. La comparaison peut être faite avec certains sports populaires comme le football. Vous pouvez aujourd’hui suivre gratuitement de nombreux matches, confortablement installé chez vous. Au chaud, sur un canapé moelleux, vous pouvez voir les joueurs au plus près grâce à des caméras postées sur le bord du terrain. Si un but survient et que vous avez tourné la tête à ce moment-là, vous verrez l’action au ralenti, sous plusieurs angles. Et pourtant, loin de ce luxe et de ce confort, les stades sont -remplis de -supporters, payant cher pour attendre dans le froid, s’asseoir sur un banc peu confortable et ne voir le match que de très loin et sans la possibilité de revenir en arrière s’ils ont raté une action. Tout comme le stade de football offre une expérience différente du suivi d’un match à la télévision, les universités offrent une expérience beaucoup plus complète que le suivi d’un cours sur son ordinateur. Pour prolonger l’analogie, les formes hybrides d’utilisation des MOOCs — à distance mais en petit groupe — ressemblent à celles que pratiquent les supporters qui se retrouvent chez un ami ou dans un bar pour regarder un match ensemble.

Enfin, la notion de disruption technologique implique un renversement du marché par de nouveaux entrants. Or, aujourd’hui, les MOOCs sont portés par des acteurs majeurs du marché. Difficile dans ce cadre de voir comment ils pourraient renverser ces mêmes universités.

J’aimerais conclure ce sujet en citant Clark Kerr [205] à propos d’Internet, dans la dernière réédition de son ouvrage :

« C’est la quatrième révolution dans les technologies de l’éducation, et la première depuis 500 ans. La première est arrivée lorsque des enseignants ou des tuteurs spécialisés se sont ajoutés à l’éducation des enfants faite par les familles et l’apprentissage auprès de compagnons, au moment où les villes et l’agriculture sédentaire ont remplacé le nomadisme. La seconde révolution, l’écriture, est apparue à peu près en même temps que la première. La troisième est l’invention de l’imprimerie et maintenant, la quatrième, celle des communications électroniques. Chacune de ces révolutions est apparue comme un complément et non comme un remplacement total, comme ce fut le cas de l’automobile remplaçant complètement le cheval et les carrioles. Je m’attends à ce que la technologie électronique devienne également un complément, et non un remplacement complet et bon marché de l’éducation sur le terrain, comme semblent l’espérer quelques autorités publiques dans leurs projets « d’universités virtuelles ». Le test principal sera celui de la qualité et non seulement celui du coût, et la qualité est très coûteuse [206]. »

Il restera bien plus de 10 universités dans cinquante ans. Les prophéties disruptives sont parfaitement calibrées pour promettre des retours sur investissement massifs et attirer des investisseurs vers la nouvelle économie de l’enseignement à distance, mais elles résistent difficilement à l’analyse.

Sauver le monde ?

Nous avons reçu un jour un e-mail d’une ONG américaine qui utilisait notre MOOC de santé globale pour former une soixantaine de professionnels de la santé dans des zones reculées du Rwanda. Cette ONG souhaitait que l’on puisse leur envoyer à l’avance le contenu du cours afin de pallier les contraintes techniques inhérentes à leur zone d’activité. Cette demande a été accueillie avec un grand plaisir. Le MOOC n’était pas construit avec ce but en tête, mais voir qu’il pouvait contribuer à former ces professionnels, à éventuellement les rendre plus efficaces et de ce fait à améliorer la vie de leurs patients, voir que nous pouvions avoir un effet sur le monde, oui, cela nous a fait chaud au cœur.

De son côté, une de nos enseignantes développe tout un programme de formation en ligne, y compris des MOOCs, pour les interprètes en zone de conflit. Baptisé InZone, ce programme affiche clairement un objectif humanitaire et se fait en collaboration avec plusieurs institutions comme le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ou le Comité international de la Croix-Rouge [207].

De même, les sites web des différentes plates-formes de MOOCs aiment à raconter de belles histoires de personnes trop jeunes, trop pauvres ou dans l’impossibilité d’accéder à une éducation décente qui ont vu leur vie changer grâce aux MOOCs. C’est le cas de cet adolescent autiste qui ne peut pas suivre une scolarité normale car ses difficultés de communication sont trop importantes. Les MOOCs lui permettent de surmonter la barrière du contact direct et de découvrir des mondes jusqu’alors inaccessibles [208]. C’est le cas de cette femme bangladaise qui a ouvert une boulangerie. Faute de connaissances en comptabilité, en finance et en marketing, son entreprise coulait. Après avoir suivi 8 MOOCs, ses affaires ont prospéré et elle a pu employer une demi-douzaine de personnes [209]. C’est le cas de cette Pakistanaise de 12 ans qui a suivi des cours de physique et d’intelligence artificielle, normalement inaccessibles à une fille de son âge. Elle s’est vue par la suite invitée au forum de Davos pour illustrer la « révolution MOOCs » [210]. C’est le cas de cette jeune femme qui se construit son propre programme de Master of Business Administration (MBA) en ligne. Le coût total de celui-ci est de l’ordre de 1 000 $, soit le centième de certains programmes prestigieux [211]. C’est le cas de ce Nigérian, chômeur sans diplôme, qui a suivi et réussi 250 MOOCs. Ceux-ci lui ont permis de « rencontrer Socrate, Kierkegaard, Jefferson, Primo Levi, Su Dongpo, et Lucy [212] ».

Les MOOCs seraient donc le chemin vers un enseignement supérieur entièrement gratuit et accessible à tous, voire un espoir de sauver l’humanité ? Si ces exemples reviennent très régulièrement dans les discours des avocats des MOOCs, ce n’est pas seulement parce que ceux-ci ont bien compris l’art de la mise en récit, mais parce qu’ils croient sincèrement que les MOOCs peuvent changer le monde. Invitée à l’une des fameuses conférences TED, Daphne Koller, cofondatrice de Coursera, commence sa présentation en racontant les problèmes d’accès à l’enseignement supérieur en Afrique du Sud et présente les MOOCs comme une solution possible [213].

Mais « the plural of anecdotes is not data » et il est illusoire de croire que les MOOCs sauveront le monde. S’ils peuvent aider à rendre certains savoirs plus accessibles, il ne faut pas sous-estimer la barrière éducative et intellectuelle qui existe pour qui veut suivre un cours en ligne. Les usagers des MOOCs sont diplômés du supérieur dans une proportion bien plus grande que la population mondiale. Au-delà d’une connexion internet rapide, il est nécessaire pour suivre seul un MOOC d’avoir un rapport relativement décomplexé au savoir : avoir envie d’apprendre (motivation), savoir apprendre mais également se projeter dans cet apprentissage, se sentir capable de le faire, sans être intimidé par l’immensité de sa propre ignorance. Or, ces barrières ne se franchissent pas aisément. Il ne suffira pas de mettre à disposition un savoir pour que ce savoir soit utilisé. De plus, le rapport à la connaissance et à l’enseignant peut être très variable d’une culture à l’autre. Dès lors, il est inimaginable que les MOOCs puissent seuls engendrer une véritable démocratisation du savoir. Ils auront besoin de médiateurs, car ils ne sont qu’un outil pédagogique parmi d’autres.

À l’inverse, certains critiques des MOOCs les accusent d’augmenter la « fracture numérique », c’est-à-dire de favoriser ceux qui ont déjà une longueur d’avance, qui possèdent une connexion internet rapide et qui sont habitués à l’utiliser, et de défavoriser ceux qui sont trop pauvres pour accéder à Internet ou trop peu familiers des nouvelles technologies pour en exploiter la richesse.

Je distingue deux problèmes majeurs dans cette critique. Tout d’abord, elle reflète une vision très figée du monde. L’accès à Internet aujourd’hui n’a rien à voir avec ce qu’il était il y a 10 ans et ne ressemble en rien à celui que nous connaîtrons dans 10 ans. Qui aurait parié il y a 20 ans qu’en 2013, il y aurait 96 téléphones portables pour 100 personnes dans le monde [214] ?

Ensuite, si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, cela implique que l’on ne mette aucune connaissance à disposition sur Internet aussi longtemps que tout le monde n’est pas connecté. En effet, tout article sur Wikipédia, tout cours en ligne, toute parcelle de connaissance ne fera qu’augmenter la « fracture numérique ». Le raisonnement peut même être étendu à d’autres médias. Ainsi, il conviendrait de ne plus publier de livres tant que l’illettrisme n’aura pas été complètement résorbé, afin de ne pas favoriser davantage ceux qui savent lire.

Quelques développements pédagogiques

Les MOOCs apportent un certain nombre de nouveautés pédagogiques qui pourraient avoir un effet non négligeable à long terme. Lorsque j’ai commencé à y travailler à l’Université de Genève, le développement de nouvelles formes pédagogiques faisait partie des motivations premières. Mais il n’était pas évident, au début du projet, de définir ce que les MOOCs pouvaient réellement apporter de ce côté, au-delà de la tautologie qui veut que la création de MOOCs constitue une innovation en soi. Aujourd’hui, je vois plusieurs réponses à cette question : l’écriture collaborative de cours, la participation d’experts de terrain, le développement de partenariats avec d’autres institutions, le passage d’une classe fermée à une classe ouverte, l’adaptation à un public international, varié et exigeant, l’utilisation du « mastery learning », les outils d’évaluation par les pairs, l’intégration de modules optionnels, l’intégration d’études de cas, voire de recherches, et enfin l’utilisation des MOOCs dans l’enseignement présentiel.

La liste est donc beaucoup plus longue que nous ne l’aurions imaginé. Elle pourrait encore s’allonger et je finirai ce chapitre en rapportant diverses expériences réalisées dans d’autres universités, mais décrivons d’abord plus en détail ce que nous avons pu expérimenter de première main.

Des collaborations à multiples niveaux

Les cinq premiers MOOCs que nous avons créés ont tous été « collaboratifs », c’est-à-dire construits par des équipes enseignantes. Au total, ce sont plus de 20 enseignants, une quinzaine d’assistants et une quarantaine d’invités externes, soit 80 personnes qui ont travaillé ensemble à la création du contenu, à raison d’une quinzaine par MOOC. Si de telles collaborations sont courantes dans le monde de la recherche, elles sont plutôt rares dans l’enseignement, où la tradition fait du professeur le seul maître à bord. Cette écriture à plusieurs mains oblige les enseignants à une meilleure préparation du cours : définir plus précisément les objectifs poursuivis, le contenu du cours et son découpage, les activités et les évaluations, etc. Un MOOC est donc beaucoup plus pensé et construit que bien des cours traditionnels. Ce type de collaboration n’est pas présent dans tous les MOOCs mais des discussions avec d’autres universités me laissent penser que ce modèle devient de plus en plus la norme.

Les occasions de collaboration ne se limitent pas à mettre des enseignants autour de la même table pour créer du contenu. Un MOOC permet facilement d’inviter un expert externe, que ce soit en lui confiant la responsabilité d’un module vidéo ou sous forme d’interview. La présence de telles personnes permet d’enrichir un cours par un point de vue différent ou complémentaire, bien souvent ancré dans des problèmes concrets, des cas particuliers qui permettent de comprendre les enjeux ou les limitations des notions abordées en cours. Les retours des participants aux MOOCs sur ces interventions sont très positifs. Bien sûr, il a toujours été possible d’inviter un expert dans une salle de classe. Mais faire venir une personnalité externe chaque année le troisième mardi de novembre de 14 h à 15 h, puis le jeudi de 9 h à 10 h pour un deuxième groupe d’étudiants relève de la gageure, tandis que filmer une seule fois une interview à une date quelconque est relativement aisé.

Les collaborations peuvent aussi se faire entre institutions. Genève a ainsi été la première université, avec Leiden aux Pays-Bas, à lancer une spécialisation, c’est-à-dire un ensemble cohérent et complémentaire de plusieurs MOOCs, en collaboration internationale. Travailler à plusieurs universités sur un programme commun permet de profiter au mieux des compétences existant dans chacune d’elles. Cela permet en outre de mutualiser une partie des coûts de production et de préparer des échanges d’étudiants.

Nous avons également établi des collaborations avec des institutions non universitaires. La Télévision Suisse Romande, des musées, un observatoire ou encore des organisations internationales ont mis à notre disposition des lieux de tournage, des compétences techniques, des documents ou du matériel pédagogique. Ces collaborations ont enrichi le contenu des cours et donné à voir ou à analyser des choses rares en salle de classe : un tableau, une salle du Palais des Nations, des archives télévisuelles, etc.

Enfin, la réception du contenu peut s’envisager de manière collaborative pour accompagner les étudiants dans leur démarche d’apprentissage. Une de nos enseignantes collabore ainsi avec le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, pour accompagner dans quelques camps de réfugiés des personnes souhaitant suivre un MOOC. L’évaluation des acquis et leur certification peuvent aussi faites en collaboration, par exemple pour la surveillance des examens.

Une porte ouverte sur le monde

L’ouverture à tous des MOOCs a des conséquences très concrètes sur la pédagogie. La première, et pas la moindre, est l’énorme pression que cette ouverture met sur les épaules des enseignants. Chacun a ses bons et ses mauvais jours, commet des erreurs et des blagues qui tombent à plat, fait un cours moins bon que d’habitude. Cette baisse de qualité passagère est tout à fait supportable dans une salle de classe dont la porte est fermée. Mais quand vous êtes face à des milliers d’étudiants, parmi lesquels plusieurs collègues de votre discipline ou de votre faculté, vous n’avez pas envie d’être « moins bon que d’habitude », bien au contraire. Aussi, tous les participants à la construction d’un MOOC portent une attention toute particulière à sa qualité.

D’autre part, l’incroyable diversité du public a des conséquences sur la construction du cours. Si le public estudiantin est de moins en moins homogène sociologiquement, culturellement et sur le plan de l’âge et des connaissances déjà acquises, la grande majorité des enseignants continue de construire ses cours pour un public « standard ». Le début du cours part donc d’un point A très précis pour rejoindre idéalement un point B plus avancé. Si, au fil des leçons, il est nécessaire d’accélérer ou de ralentir, le point B pourra être légèrement déplacé. Avec un MOOC, le point A est tellement large qu’il convient d’être très précis sur le point B : où voulons-nous amener les participants ? Quelles connaissances et quelles compétences doivent-ils acquérir ou maîtriser ? Une fois que l’on a répondu à ces questions, il est possible d’imaginer les évaluations à mettre en place, les exercices et le contenu du cours. Cette manière de construire le cours est parfois appelée « backward design [215] ».

De plus, cette diversité du public oblige les enseignants à penser leurs cours dans un contexte global. Cela est particulièrement vrai pour les sciences humaines et sociales. Est-ce que mon cours d’histoire ne sera pas perçu comme trop eurocentré par une étudiante de l’autre bout de la planète ? Comment mon cours de sociologie sera-t-il compris par une personne qui est l’objet de mon étude ? Les participants aux MOOCs arrivent avec des bagages très riches. Beaucoup sont des personnes en emploi, souvent dans des domaines proches du cours enseigné. Ils apportent donc des cas d’étude, une vision et des questions qui viennent du terrain : « Comment cette convention des droits de l’homme s’applique-t-elle à ce cas particulier ? », « Quelle réponse apporter au réchauffement climatique dans ce contexte local ? », « L’organisation de mon ONG correspond-elle aux critères décrits ? » Il est intéressant de rapporter le témoignage d’un professeur de sociologie de Princeton, Mitchell Duneier, qui a commencé à enseigner un MOOC en se demandant « comment amener l’expérience du campus de Princeton au monde entier » pour terminer en se demandant « comment ramener le monde entier dans les salles de classe de Princeton [216] ». Interviewé par le New York Times, il raconte comment, en trois semaines de MOOC, il a obtenu plus de retours sur ses idées sociologiques que durant toute sa carrière d’enseignant [217]. De leur côté, les enseignants du MOOC que nous avons produit sur Calvin [218] m’ont raconté avoir passé énormément de temps sur les forums et avoir eu des conversations incroyablement intéressantes et pertinentes avec certains participants.

De nouveaux outils

Les plates-formes de MOOCs proposent par ailleurs des outils rarement utilisés en classe. La pédagogie sous-jacente est celle du « mastery learning ». L’idée principale derrière ce concept est que le savoir à transmettre peut être divisé en petites unités. La progression de chaque élève se fait à son rythme et sans forcer le passage à une notion avancée avant que les notions de base soient maîtrisées. « À la manière d’un bon précepteur, la machine insiste pour que chaque point soit parfaitement compris avant d’aller plus loin », argumentait-on dès 1968 [219]. Le site de la Khan Academy [220], fondé en 2006, est une mise en pratique de cette pédagogie que son concepteur, Salman Khan, a vulgarisée dans son livre L’éducation réinventée [221].

Dans les MOOCs, cette pédagogie se traduit par les nombreux exercices d’évaluation qui sont proposés aux participants. Que ce soit au milieu des vidéos ou à la fin de chaque leçon, chacun peut tester sa bonne compréhension du cours et revenir en arrière si elle n’est pas satisfaisante. Avec des quiz randomisés, il est même possible de tester ses connaissances grâce à des jeux de réponses chaque fois différents et donc de s’assurer d’une bonne compréhension. Repérées très tôt, sans qu’il soit nécessaire d’attendre l’examen final, les erreurs peuvent ainsi être corrigées plus efficacement.

Autre outil mis en place sur les différentes plates-formes : l’évaluation par les pairs. Si cet outil a d’abord été inventé pour résoudre le problème de la correction de milliers de copies, il s’avère être un formidable levier pédagogique. En effet, chaque participant ayant soumis un devoir est amené à évaluer 3 à 5 devoirs réalisés par ses camarades. Cet exercice demande une prise de recul importante pour juger de la pertinence et de la complétude des travaux de quelqu’un d’autre, à tel point que les nouvelles plates-formes proposent de tels exercices sans les compter dans l’évaluation finale.

De par leur format, les MOOCs permettent aussi la mise en place de parcours différenciés et de modules optionnels. Cette possibilité est encore peu exploitée mais assez facile à offrir. Vous n’avez pas les compétences mathématiques pour suivre le module 17 ? Vous pouvez suivre un module de mise à niveau en statistiques. Vous êtes au contraire beaucoup plus avancé dans le domaine et vous voulez comprendre les détails de la démonstration ? On vous propose un module de niveau supérieur, inutile pour ceux qui veulent juste comprendre les grands principes du cours, mais très utile si vous souhaitez pouvoir refaire tout le raisonnement par vous-même. Quant aux modules 20, 21 et 22, ce sont des mises en application de ce qui précède, que vous pouvez regarder dans l’ordre que vous préférez. Voici quelques-unes des options que nous avons préparées pour un cours de physique des particules et qui vont, j’en suis convaincu, être de plus en plus courantes.

Des possibilités encore sous-exploitées

Trois autres innovations devraient se répandre, mais plus lentement cette fois-ci car leur coût est plus élevé. La première est l’utilisation de la vidéo non pas comme simple support d’enregistrement d’un cours « normal », avec son lot de diapositives sur PowerPoint, mais comme un véritable outil de construction du discours [222]. Nous avons vu qu’il est possible de sortir de la salle de classe pour visiter un musée, montrer une expérience ou une centrale électrique, faire des interviews... Les archives de la télévision et du cinéma, une fois les problèmes de droits d’auteur réglés, sont une mine de documents. La construction même du discours gagnerait à mieux utiliser la grammaire cinématographique et la mise en récit. Les émotions sont un fort vecteur d’apprentissage. Le film I... comme Icare d’Henri Verneuil [223] a ainsi été l’un des meilleurs vecteurs de popularisation de l’expérience de psychologie sociale de Stanley Milgram [224]. Enfin, dans les vidéos, l’utilisation de l’infographie a un potentiel pédagogique énorme [225], comme l’illustre l’excellente émission Le Dessous des cartes sur Arte [226]

L’infographie peut aussi être utilisée hors de la vidéo dans une version interactive, c’est mon deuxième point. Prenez un graphique représentant, par exemple, la richesse de dix pays et demandez aux étudiants d’attribuer le pays correct pour chaque partie du diagramme. Quand la réponse est juste, le diagramme s’ouvre pour montrer, à l’intérieur de chaque pays, la répartition des richesses par quartile, puis permet de superposer cette répartition pour différents pays, en pourcentage ou en valeur absolue. Ou alors, dans un cours d’astrophysique, laissez l’étudiant choisir la masse de chaque corps céleste pour voir ensuite quelles trajectoires ils prennent. Les possibilités sont infinies.

Il est possible d’aller encore plus loin dans l’interaction avec le matériel pédagogique. Le concept de « gamification », ou ludification, consiste à utiliser des mécanismes du jeu vidéo dans les situations d’apprentissage. Le domaine se développe sur de multiples fronts simultanément : badges et récompenses, personnalisation des environnements, intrigues, défis, etc. Le concept de jeu sérieux (serious game) exploite pleinement ces principes. Dans un tel environnement, les participants sont avant tout des joueurs pour lesquels l’apprentissage est vécu comme une activité secondaire, seulement nécessaire à l’avancement du jeu ou à sa maîtrise. Toujours à Genève et grâce à un consortium d’universités, le jeu IHR 3.0 Simulator [227] permet de mettre les joueurs en situation de crise sanitaire internationale, qu’ils doivent gérer chacun avec des perspectives et des rôles différents (ministère de la Santé, autres ministères, Organisation mondiale de la santé, pays voisin). Le jeu permet de détecter d’éventuelles lacunes dans la formation des équipes responsables de la gestion de ces crises sanitaires. La troisième innovation consiste donc à mettre les participants du MOOC dans un univers immersif.

La recherche pédagogique

Durant la première campagne présidentielle d’Obama, le site web du candidat avait notamment pour but de transformer une partie des visiteurs en donateurs. La version originale du site avait un bouton « Sign up now ». Pour améliorer le taux de donations, trois textes différents ont ensuite été testés, ainsi que deux photos de la famille présidentielle. Résultat : l’utilisation de la photo en noir et blanc et du texte « Learn more now » faisait augmenter le nombre de donateurs de 40 % par rapport à la version initiale du site [228].

De tels tests sont couramment appelés « tests A/B » parce qu’ils permettent de comparer une version A à une version B. Les utilisateurs des sites web, que ce soit celui de la campagne d’Obama ou ceux de la plupart des grosses entreprises internet, ne sont pas au courant qu’ils participent à un test. Une version ou l’autre de la page leur est attribuée aléatoirement et les analystes comparent ensuite les comportements induits par chacune des versions (nombre de clics, temps de lecture, achat de produits, etc.). Grâce à leur massification, les MOOCs peuvent faire l’objet d’analyses du même type.

Un bon exemple est l’étude menée par Ignacio Martinez, un jeune chercheur de l’Université de Virginie, sur un MOOC du professeur Lenox [229]. Après le quiz de la première semaine, Martinez a constitué aléatoirement trois groupes d’étudiants. Le premier groupe recevait un e-mail donnant le score obtenu au quiz et annonçant « Votre score vous place dans les x % meilleurs étudiants du cours » (renforcement positif), le deuxième recevait un message très similaire mais donnait le positionnement parmi les « y % moins bons étudiants du cours » (renforcement négatif) et le troisième ne recevait pas d’e-mail (groupe de contrôle). Résultat des tests : en moyenne, les étudiants qui avaient reçu un e-mail réussissaient mieux les quiz des semaines suivantes que le groupe de contrôle. Une analyse plus fine des résultats montre que le renforcement positif marche mieux avec les bons étudiants, tandis que le renforcement négatif est plus efficace avec les moins bons. Grâce à cette étude, il est donc possible d’améliorer la motivation des participants à un coût très faible.

Des études similaires ont été faites pour différents aspects du MOOC. Vaut-il mieux voir le visage de l’enseignant ou non ? La couleur est-elle plus efficace que le noir et blanc ? Vaut-il mieux une vidéo de 12 minutes ou deux de 6 minutes ?... C’est un formidable terrain de jeu pour les chercheurs en pédagogie.

Un autre outil incroyable pour les chercheurs est l’énorme quantité de données récoltées, souvent appelées big data ». Vos activités sur la plate-forme sont toutes enregistrées : quelles vidéos vous avez regardées, à quelle vitesse, avec ou sans pause, avec ou sans sous-titres, quelles réponses vous avez données pour chaque question des quiz, à quelle heure, etc. De plus, de nombreux participants répondent à des questionnaires sur leur âge, leur sexe, leur plus haut diplôme... Dès lors, il est possible de corréler ces données, par exemple pour lister des profils socioéconomiques ou des profils d’activité sur un cours et voir si ceux-ci ont une influence sur la réussite aux tests.

Dans un amphithéâtre, parmi une centaine de présents, un étudiant qui décroche passe inaperçu. Et même si l’enseignant s’en rend compte, les causes peuvent être multiples : le cours peut être moins bon à ce moment-là, ou bien l’étudiant vient de recevoir une notification sur un réseau social... Sur 10 000 participants à un MOOC, si 100 décrochent exactement au même moment du cours, vous pouvez raisonnablement penser que ce moment-là est particulièrement difficile ou mal expliqué. Sans entrer dans l’analyse de corrélations complexes, certaines plates-formes de MOOCs donnent aujourd’hui des informations aux enseignants sur le suivi de chaque module et offrent de véritables tableaux de bord pour observer la progression de la classe virtuelle.

Autre voie de recherche encore, celle qui consiste à observer les étudiants lorsqu’ils suivent un MOOC. C’est ce qu’ont fait des chercheurs de l’EPFL, en utilisant un détecteur de regard pour mesurer l’attention des étudiants durant le visionnage des vidéos dans différentes conditions [230]. Leur étude montre par exemple qu’une vidéo présentant une main en train d’écrire attire plus le regard qu’une vidéo où l’écriture se fait directement sur l’écran.

En bref, de par le nombre de participants, les occasions de recherche pédagogique offertes par les MOOCs sont immenses. Elles ne seront pas simples à mener : la variété des publics et la variété de leurs attentes rend difficile toute généralisation, et donc toute analyse. Mais l’application directe de ces recherches à la production de nouveaux MOOCs permet un retour sur investissement très intéressant.

Autour des MOOCs

D’autres innovations voient le jour dans l’utilisation des MOOCs. J’en cite quelques-unes rapidement.

L’enseignement présentiel va être parmi les premiers touchés par leur arrivée. Bien sûr, l’enseignement hybride, mêlant utilisation de la technologie (souvent par des cours en ligne) et inter-actions directes avec un enseignant, a émergé dans les années 1960 et n’a donc pas attendu les MOOCs pour exister. Le concept de « classe inversée », où la délivrance de contenu théorique se déplace de la classe vers la maison, tandis que la réalisation des devoirs se déplace de la maison vers la classe, est proposé dès 2000 [231]. Mais, de par leur visibilité, les MOOCs peuvent plus difficilement être négligés par les enseignants que ne l’ont été les ressources en ligne disponibles auparavant. Les étudiants les réclameront [232].

Le groupe de travail Institute-wide Task Force on the Future of MIT Education a publié un rapport préliminaire passionnant qui explore, entre autres, de manière très ouverte et très vaste, les futures conséquences de la révolution numérique sur l’enseignement au Massachusetts Institute of Technology [233]. Plusieurs modes de participation et d’accompagnement à un MOOC sont imaginés, par exemple avec des universités partenaires, avec des étudiants en stage ou encore avec le réseau des diplômés (anciens étudiants). De même, il est proposé que les participants aux MOOCs puissent avoir une expérience pratique grâce à des kits imprimables en 3D. En combinant différents publics, différentes modalités de participation et différents aboutissements (de la certification à l’admission au MIT), les auteurs proposent ainsi une multiplicité de parcours et d’utilisations des MOOCs.

Bref, nous l’avons vu tout au long de ce chapitre, les MOOCs bousculent le cours magistral, invitent les professeurs à se (re)passionner pour la pédagogie, ouvrent la salle de classe entre autres à de nouveaux publics, offrent des outils innovants et de formidables occasions d’améliorer nos connaissances. Nous sommes encore loin d’avoir exploré toutes les possibilités offertes, dont certaines restent encore à inventer, mais le bilan pédagogique est déjà impressionnant.

Les véritables enjeux

« Pourquoi devrions-nous payer des cours pour des Africains ? » La question peut sembler caricaturale, pourtant elle nous a été posée telle quelle à mon collègue de l’EPFL et à moi-même, lors d’un salon sur l’enseignement. Sous sa forme provocatrice, elle s’attarde sur les buts que poursuivent les universités par leur présence sur des plates-formes de MOOCs et mérite que l’on s’y attarde. Par exemple, en produisant des MOOCs, l’Université de Genève affiche ouvertement les buts suivants :

- Renforcer l’image de l’institution. Les plates-formes EdX [234] ou Coursera [235] sont réservées aux meilleures universités mondiales. Y être inscrit permet donc de s’afficher parmi cette élite, un enjeu important dans la « guerre des cerveaux » décrite au début de ce livre. Améliorer sa visibilité, c’est attirer potentiellement les meilleurs étudiants, les meilleurs chercheurs, les meilleurs enseignants. De plus, les classements universitaires se basent jusqu’à présent essentiellement sur les résultats de la recherche. Les MOOCs offrent une vitrine pour montrer une partie de l’offre d’enseignement. Ils permettent à la fois d’augmenter notre visibilité internationale sur des thématiques choisies, de renforcer nos équipes autour d’enseignements communs, de consolider nos liens avec la Genève internationale et de renforcer la place de Genève dans l’espace universitaire francophone.

- Diffuser de nouveaux savoirs. Produire, conserver et diffuser les savoirs sont les missions premières des universités. Portée par l’idéal des Lumières, la diffusion du savoir a une vocation universaliste, communaliste et désintéressée. Même si la diffusion du savoir génère des retombées économiques, l’ethos enseignant est très proche de l’ethos de la recherche décrit par Merton [236]. Dans cette optique, les MOOCs permettent de toucher un très large public, parfois hors d’atteinte par d’autres moyens pour des raisons géographiques, économiques, organisationnelles, culturelles, etc.

- Améliorer notre enseignement. Les MOOCs permettent de tester et de mesurer l’effet de certains dispositifs pédagogiques, décrit dans le chapitre 6. Mais leurs implications pour l’enseignement s’étendent bien au-delà. Intégrer les cours développés pour des MOOCs dans les cursus de formation de nos étudiants permet, par exemple, de changer les modalités de l’enseignement présentiel.

- Renforcer notre stratégie internationale. Nous pouvons attirer à Genève des étudiants qui se sont particulièrement distingués dans un de nos MOOCs et qui viendront poursuivre leur formation en présentiel. De plus, les MOOCs permettent de renforcer nos partenariats internationaux et de faciliter la mise en place d’enseignements partagés.

- Développer la participation citoyenne dans la recherche. En touchant un public de passionnés, les MOOCs offrent de nouvelles occasions de recherche collaborative.

L’accent mis sur l’un ou l’autre de ces buts peut varier selon les institutions. Certaines sont plus centrées sur leurs étudiants, d’autres ont une stratégie qui vise un public particulier (un continent, un type d’étudiants), mais la plupart des universités présentes sur Coursera ou EdX avancent des arguments similaires à ceux de l’Université de Genève. Ainsi, l’université Duke, sur sa page web, se donne pour buts d’« encourager l’innovation dans l’enseignement, de contribuer à la diffusion du savoir au service de la société et de servir de vitrine à l’excellence académique de Duke [237]. »

Ajoutons à cette série de buts la question financière, qui se pose de manière plus aiguë pour les universités dont les revenus dépendent fortement des droits de scolarité, notamment aux États-Unis. Les MOOCs permettent rarement un retour financier suffisant pour couvrir les coûts de production, en tous cas lors de la première diffusion. Toutefois, la plupart de ces universités considèrent que les MOOCs leur font une publicité à peu de frais et que l’inscription supplémentaire de quelques étudiants attirés par un cours en ligne serait suffisante pour rentabiliser l’investissement de production des MOOCs. Par ailleurs, certaines universités souhaitent utiliser les MOOCs pour réduire la durée des cursus et donc le prix des diplômes pour les étudiants [238].

La question peut se poser différemment pour des universités moins prestigieuses. Il leur est en effet quasi impossible d’être hébergées sur les plates-formes les plus visibles. Des plates-formes régionales (FutureLearn [239], Iversity [240], OpenupEd [241], Miríada X [242], France université numérique [243], etc.) peuvent être une option intéressante mais leur plus faible audience rend plus difficile la poursuite d’objectifs identiques à ceux que nous venons de décrire.

Un retour en grâce de l’enseignement

« Est-ce que la recherche domine tellement l’enseignement qu’elle l’étouffe ou bien l’agrandit ? » se demandait Ronald Barnett, en 2005 [244]. Si les MOOCs ne devaient avoir qu’une seule vertu, ce serait d’avoir replacé l’enseignement au centre de l’attention des universités les plus prestigieuses.

Dans la balance entre recherche et enseignement, imaginée par l’université humboldtienne, le XXe siècle a vu un triomphe de la première sur le second. L’excellence des universités se mesure aujourd’hui à l’aune des publications scientifiques, des fonds de recherche et du prestige des chercheurs [245].

Or, les MOOCs ont mis en valeur certains enseignants, les transformant en véritables stars, l’exemple le plus significatif étant probablement celui de Michael Sandel, même si sa starisation n’a pas attendu l’avènement des MOOCs. Ses cours en ligne sur la justice en ont fait une idole en Corée [246]. Le monde universitaire est très sensible à la réputation de ses membres. Les professeurs, tout au long de leur carrière, vont chercher à accroître ce capital symbolique. Les MOOCs, en rendant visible tout un pan du métier d’enseignant-chercheur, lui redonne donc une véritable valeur.

Plusieurs signes montrent ce retour en grâce de l’enseignement. Ainsi, un président d’université me confiait que ses jeunes professeurs veulent aujourd’hui « un ERC [une prestigieuse bourse de l’European Research Council] et un MOOC ». Je ne sais si cela correspond réellement aux ambitions de ces nouvelles recrues ou simplement à ce que lui, en tant que président, aimerait que ses recrues ambitionnent, mais dans un cas comme dans l’autre, cela montre un véritable rééquilibrage en faveur de l’enseignement.

Alors que les recrutements et les titularisations de professeurs se font principalement dans les universités prestigieuses, en fonction du profil scientifique des candidats, on voit aujourd’hui un intérêt croissant pour l’expérience d’enseignement. Jim Fowler, un enseignant vacataire de l’université d’État de l’Ohio, doit son poste de professeur aux trois MOOCs qu’il a réalisés [247]. Il explique que « les MOOCs lui permettent en quelque sorte de publier son enseignement [248] », de le rendre visible.

Dans la même veine, notons que la revue Nature, hebdomadaire dont la mission est de parler de science, a consacré de longs articles aux MOOCs, allant même jusqu’à publier un dossier spécial en collaboration avec la revue Scientific American [249]. Ce retour de l’enseignement au centre des discussions s’accompagne et s’accompagnera de plus en plus d’investissements dans la pédagogie et dans le recrutement d’ingénieurs pédagogiques.

D’un enseignement à la carte...

Il peut paraître paradoxal de voir une technologie destinée à un public de masse être présentée comme un outil d’individualisation de l’enseignement [250]. Pourtant, en découpant le savoir en petits modules et en offrant à chacun la possibilité d’avancer à son rythme, il est possible d’offrir des parcours propres à chacune et à chacun. Les MOOCs s’inscrivent pédagogiquement, nous l’avons vu, dans la même idéologie que la Khan Academy [251], dont le créateur met très fortement en avant cette possibilité d’individualisation des parcours d’apprentissage [252].

L’étape suivante consistera à utiliser les données récoltées pour recommander un cours spécifique à chaque participant. Toutes les plates-formes de MOOCs regardent dans cette direction, mais l’exercice sera ardu. La plate-forme d’achat en ligne Amazon nous montre bien la difficulté de telles recommandations pour les livres, par la pauvreté de ses prédictions. Elle conseille les best-sellers et les livres « également achetés par les consommateurs ayant acheté le même livre que vous ». Or, pour être véritablement intéressant, un algorithme de recommandation devrait permettre de faire découvrir des choses inattendues, des marchés de niche. Par exemple, si vous achetez des disques de jazz et des bandes dessinées, il faut recouper ces deux informations pour proposer une BD sur le jazz plutôt que le dernier Astérix et une énième compilation qui n’intéressera pas le passionné. Il en va de même pour les MOOCs. Aujourd’hui, si vous suivez un MOOC sur la musique ou le management, la plate-forme va vous proposer cinq autres cours de musique ou de management, alors que, responsable d’un festival de musique local, vos centres d’intérêt vous porteraient plutôt vers un cours de communication.

La plate-forme FutureLearn a peut-être, dans cette perspective, une longueur d’avance sur certaines de ses concurrentes. En effet, elle ajoute un aspect réseau social sur les MOOCs. Elle vous permet, par exemple, de choisir des participants que vous souhaitez « suivre ». Quand vous le faites, les commentaires exprimés et leurs discussions par ces participants deviennent plus visibles pour vous. En marquant ainsi des préférences pour certains profils, il devrait être possible de vous recommander des cours plus adaptés à vos besoins.

C’est peut-être à l’intérieur même d’un MOOC que l’individualisation des parcours sera la plus intéressante. Pour mieux saisir les possibilités qui s’ouvrent, il faut quitter les plates-formes de MOOCs et s’intéresser à Knewton. Il s’agit d’une entreprise et d’une plate-forme dont le but est de fournir un enseignement personnalisé à chaque élève. La promesse, à partir des données récoltées, des informations sur le contenu (« Knewton knowledge graph ») et des recherches en pédagogie est de fournir des recommandations personnalisées aux apprenants et des analyses aux enseignants [253]. Le contenu proposé à chacune et chacun est ainsi entièrement personnalisé dans sa progression. Les premiers résultats affichés sont plutôt encourageants : un cours de mathématiques donné à l’université d’État de l’Arizona a ainsi vu son taux d’échec divisé par deux, et la moitié des étudiants ont terminé leur cours quatre semaines en avance. L’entreprise ne passe pas inaperçue : en cinq rounds de financement, elle a récolté plus de 100 millions de dollars pour se développer, ce qui donne une idée des espoirs placés par certains dans les technologies qu’elle développe.

La question soulevée par ces développements technologiques est de savoir s’ils sont adaptés à tous les niveaux et à toutes les disciplines. Pour le dire autrement : peut-on aller au-delà de l’acquisition de compétences pratiques pour transmettre de véritables savoirs ?

Je ne veux pas ici relancer le débat au sujet de ce que l’enseignement en général et le supérieur en particulier doivent transmettre ou non. La diversité grandissante des publics et celle des missions de l’université invitent à préparer nos institutions à transmettre tant des compétences que des savoirs ou des expertises. Mais, plus les résultats d’apprentissage sont flous, plus des graphes de connaissance proposés par Knewton seront difficiles à construire.

... au désassemblage de l’expérience universitaire

La modularité de l’enseignement va se généraliser au-delà du contenu d’un seul cours ou MOOC. De manière générale, le mélange des différentes formes d’enseignement, l’enseignement « hybride », va se banaliser. Mais les transformations que l’expérience universitaire va subir pourraient être plus profondes que cela, et mener vers ce que certains appellent un désassemblage (« unbundling ») de l’enseignement supérieur [254]

L’idée de désassemblage, de dissociation, de dégroupage, c’est-à-dire de séparer un élément en plus petites parts pour vendre chacune d’elles séparément, n’est pas propre au milieu universitaire. Avec iTunes, Apple vend les chansons à l’unité et a ainsi dissocié le CD ou l’album vinyle, même si l’idée n’est pas si révolutionnaire que cela puisque les 45 tours de ma jeunesse servaient déjà à extraire deux chansons phares d’un 33 tours pour les vendre moins cher que l’album entier. Du côté des médias, il devient de plus en plus courant de consommer les articles de journaux individuellement, ou de ne payer que le visionnage d’une série télévisée sans s’abonner à un bouquet complet de chaînes.

Comment cette idée se transpose-t-elle dans les universités ? Nous avons vu que chaque cours peut se décomposer en modules. Il est possible de faire la même expérience avec tout un curriculum [255], voire avec l’intégralité de l’expérience étudiante. Imaginons un cas extrême, celui de Léa, une étudiante en biologie qui suit son cursus entre plusieurs institutions : un cours classique de biologie cellulaire à l’UC (l’université du Coin), un cours de génétique 2 à la GRU (Grande université régionale), qui utilise Knewton en classe inversée, et un cours d’éthique de la recherche biologique sur EdX. Elle fait les exercices de ce cours d’éthique avec d’autres participants qui se regroupent tous les jeudis soirs dans un café de sa ville. À l’inverse, pour échanger avec ses pairs sur le cours de biologie cellulaire, elle utilise le groupe de discussion Facebook qu’ils ont créé. Pour faire les travaux pratiques de chimie, elle a accès aux salles spécialisées d’un lycée dans lequel elle est surveillante. Ils sont trois étudiants à avoir passé un accord avec la directrice du lycée, qui leur accorde cet accès en échange d’heures de tutorat en salle informatique. Léa est par ailleurs abonnée au réseau de bibliothèques universitaires de sa région et peut ainsi y faire toutes les recherches documentaires qu’elle souhaite. Son stage de terrain se fait au muséum. Pour l’an prochain, elle a déjà décroché un stage dans une petite start-up qui développe des biomatériaux destinés aux greffes. Elle bénéficie par ailleurs d’une tutrice en ligne qu’elle a trouvée sur la plate-forme LiveNinja (sa meilleure amie préfère WizIQ [256]). Léa passera ses vacances en Ontario, comme bénévole en soutien scolaire, ce qui lui permettra d’améliorer son anglais. Pour le badminton et les cours de théâtre, elle utilise évidemment l’offre pléthorique de sa municipalité. Les cours, les travaux pratiques, le tutorat, les échanges avec les pairs, les activités sportives et culturelles, tout ce qui se fait normalement sur un seul et même campus est, dans le cas de Léa, fourni par des acteurs différents.

Aujourd’hui, le principal problème de Léa est la reconnaissance de ses compétences sur le marché du travail. Son expérience « dégroupée » peut être pédagogiquement meilleure que celle d’un étudiant de biologie de l’UC, elle demeure pourtant illisible pour un employeur qui ne peut juger du niveau acquis. Le diplôme est pour cela une invention formidable. Et, dans le système actuel, les crédits sont donnés en fonction du nombre d’heures passées en classe (aux États-Unis) ou du nombre d’heures de travail (en Europe).

Plusieurs universités ont déjà expérimenté une évaluation des compétences acquises plutôt que du temps de travail [257], et plus nombreuses encore sont celles qui ont mis en place des programmes de validation des acquis de l’expérience dans leur processus d’admission. Que Léa se rassure donc : demain, certaines universités seront capables d’évaluer chacune des pièces du puzzle pour voir s’il fait un tout cohérent et, le cas échéant, lui délivrer un diplôme en bonne et due forme. Elles seront même capables, à l’avance, de faire les connexions entre ces différentes pièces pour l’orienter préférentiellement vers l’une ou l’autre. C’est un « réassemblage » qui lui sera proposé [258]. Ce réassemblage permettra par ailleurs aux universités de créer des liens, aujourd’hui faibles, entre différentes disciplines. Ces liens pourraient ouvrir à leur tour de nouveaux horizons du côté de la recherche, une nouvelle vie pour le modèle humboldtien...

Humboldt 2.0

Dans Organizing Enlightenment : Information Overload and the Invention of the Modern Research University, Chad Wellmon montre que l’invention de l’université humboldtienne a permis de résoudre une « crise » due à la multiplication des livres durant la période des Lumières [259]. La crise créée par l’avènement d’Internet et l’explosion des données se résoudra-t-elle par une redéfinition des universités, un Humboldt 2.0 [260] ?

Au-delà des innovations pédagogiques évoquées précédemment, il est faisable de repenser les liens entre enseignement et recherche dans le cadre défini par la révolution technologique actuelle. La combinaison rendue possible entre l’enseignement en ligne et les sciences participatives offre des potentialités très intéressantes. Si vous suivez un cours d’astronomie, participer à la classification de galaxies sur Galaxy Zoo est un complément passionnant : ce site vous permet de mettre en pratique les connaissances acquises tout en étant utile pour les chercheurs [261]. Pour prendre un autre exemple, combinez un cours sur le changement climatique et un logiciel qui permet de calculer l’érosion des plages en fonction de l’élévation du niveau des mers. Si quelques milliers d’étudiants apprennent à utiliser ce logiciel et se mettent chacun à l’appliquer à une plage qui leur semble potentiellement en danger, cela permet à la fois aux étudiants de mieux comprendre le phénomène d’érosion et aux chercheurs d’obtenir une banque de données de plages à surveiller, voire à protéger.

Par un retournement inattendu, les MOOCs associés à des outils de science participative pourraient donc devenir l’un des meilleurs exemples de mise en œuvre, dans une période de massification, de l’esprit humboldtien d’intégration de la recherche et de l’enseignement.

Une recomposition du paysage universitaire

Aujourd’hui, les MOOCs sont avant tout des certificats complémentaires aux diplômes. Dans un « marché » en pleine explosion, les universités ne sont pas près de disparaître, bien au contraire [262], mais le paysage universitaire va continuer à se transformer.

Tout comme les classements internationaux, les MOOCs participent à une mondialisation de l’enseignement supérieur et à une accélération de la compétition entre institutions. Nous avons vu que les MOOCs peuvent participer au « profilage » d’une université, c’est-à-dire à la mise en valeur de ses particularités, à une différenciation de la masse pour lui permettre d’attirer étudiants, chercheurs, donateurs, partenaires, etc.

En se multipliant, les MOOCs eux-mêmes ne suffiront bientôt plus à remplir ce rôle. J’ai été frappé, lorsque nous avons produit un MOOC sur la maladie Ebola en janvier 2015, de voir 5 autres cours similaires apparaître dans la même période. Le nôtre était le seul en français. Cet exemple montre que chaque MOOC devra se distinguer, soit par la langue, soit par une approche originale, soit parce qu’il est donné par une célébrité, soit parce qu’il fait partie d’un ensemble plus vaste. Nous devrions voir, comme dans le domaine de l’édition, l’apparition de « collections », plus ou moins prestigieuses.

Une précision toutefois sur la compétition existante. Dans cette phase d’essais et d’erreurs qui a gouverné le début des MOOCs, je dois dire que nos relations avec d’autres universités ont été gouvernées par un grand esprit de partage. Chaque fois que nous avons eu besoin d’un renseignement, que nous avons demandé des conseils ou des ressources, que nous avons proposé de partager des formations, les réponses furent immédiatement positives.

C’est peut-être un signe que la compétition ne va pas tant se faire entre les universités d’élite, mais plutôt entre ces universités et le reste du monde universitaire. Dès lors, les MOOCs représentent un risque pour les universités les moins prestigieuses, celles qui ne font pas partie de ces deux cents meilleures au monde [263]. Le prestige associé au nom des plus fameuses institutions donne une valeur symbolique très forte à leurs MOOCs. Les autres institutions devront donc redéfinir leur offre en prenant en compte cette réalité.

Au-delà du monde universitaire

Pour finir, intéressons-nous aux conséquences des MOOCs au-delà du monde universitaire. À plusieurs reprises, des responsables de l’enseignement secondaire m’ont demandé ce qu’ils pouvaient ou devaient faire avec les MOOCs. Je vois plusieurs réponses possibles, mais ne suis probablement pas exhaustif.

Tout d’abord, rattrapé par les MOOCs d’un côté et par la Khan Academy de l’autre, l’enseignement secondaire va voir se multiplier les outils pédagogiques reposant sur les technologies numériques. Encore une fois, pas de révolution en vue, mais une multiplication de l’offre qu’il faut anticiper et étudier pour choisir les outils les plus adaptés aux besoins, plutôt que subir un énième « plan de modernisation de l’école » décidé d’en haut. Les MOOCs, dans ce cadre-là, sont un indicateur parmi d’autres à surveiller. Ils peuvent servir partiellement de matériel pédagogique en réutilisant une vidéo ou un exercice.

Ensuite, les MOOCs peuvent intéresser les élèves de fin de cycle secondaire (classes de terminale en France). Certains sont d’un niveau suffisamment abordable pour être suivis par des élèves motivés. Mais surtout, ils peuvent être un bon outil d’orientation car ils offrent un aperçu de ce qui attend les futurs étudiants. Combien de lycéens se sont inscrits en faculté de droit ou de psychologie sans rien connaître de ces disciplines qui ne sont pas enseignées au secondaire ? Suivre un MOOC est un excellent moyen de tester sa motivation, son niveau, son envie et de mieux comprendre ce qu’elles sont. Même imparfaite, c’est, de toute façon, une méthode bien plus efficace que la lecture d’un magazine de psychologie ou qu’un stage d’observation d’une semaine dans un cabinet d’avocats.

Enfin, les MOOCs peuvent être très utiles pour la formation continue des enseignants. Un professeur de biologie en milieu de carrière a étudié la génétique dans les années 1990. Or, cette discipline a évolué depuis. Suivre un cours en ligne est un moyen très pratique de se mettre à jour, voire de découvrir une autre approche didactique de cette matière. Il en va évidemment de même dans beaucoup de disciplines.

Un autre milieu qui sera fortement touché par les MOOCs et les évolutions de l’enseignement supérieur est celui de la formation professionnelle. Certaines grandes entreprises ont des budgets de formation annuels qui s’élèvent à plusieurs dizaines de millions de dollars. Or, nous l’avons vu, de par leur format, les MOOCs sont particulièrement adaptés à un public en emploi.

Des entreprises créent leurs propres MOOCs (parfois appelés « COOCs » pour « Corporate Open Online Courses ») pour leurs salariés ou leurs clients. D’autres préfèrent se tourner vers les universités, non pas pour économiser les coûts de production relativement faibles mais parce que ces dernières véhiculent un certain prestige, sont les garantes d’une forme de neutralité et d’un enseignement proche des découvertes récentes de la recherche. L’Université de Genève a ainsi été abordée à plusieurs occasions pour produire des MOOCs dans des domaines particulièrement utiles au monde économique, avec un financement entièrement pris en charge par des entreprises privées.

Si les petites universités privées doivent surveiller de près l’arrivée des MOOCs et des grandes universités dans le secteur de la formation professionnelle, il en est de même, bien évidemment, pour toutes les entreprises spécialisées dans ce domaine. C’est en proposant un accompagnement particulier, ou des cours très ciblés, qu’elles pourront tirer leur épingle du jeu face à une arrivée massive de cours gratuits ou de certifications à des prix très faibles.

Conclusion

En 2012, lors de la 18e Annual International Conference on Online Learning, Sebastian Thrun, fondateur de Udacity [264], a reconnu en séance plénière qu’il était « pratiquement ignorant » des travaux de ses interlocuteurs [265]. Il en allait probablement de même pour Daphne Koller et Andrew Ng, fondateurs de Coursera [266], ou pour Anant Agarwal, premier président d’EdX [267]. Tous les quatre ont émigré aux États-Unis pendant ou juste après leurs études, comme c’est le cas de nombreux créateurs de start-up aux États-Unis [268]. Tous les quatre étaient professeurs d’informatique. Tous les quatre, spécialisés dans l’intelligence artificielle. Dès lors, il n’est pas surprenant qu’ils aient, en toute franchise, voire en toute naïveté, présenté les MOOCs comme un outil révolutionnaire et non comme « une étape dans un parcours de plusieurs décennies dans le domaine de l’innovation pédagogique et des ressources éducatives libres [269] ». Cette histoire, cette mise en récit, est fortement entrée en résonance dans le milieu médiatique, lui-même chamboulé dans son modèle économique par l’arrivée d’Internet.

La réaction de certains des « vétérans » de l’enseignement à distance, des milliers de chercheurs en pédagogie, des praticiens du e-learning, des interlocuteurs de Thrun lors de la conférence sur l’enseignement en ligne, a été proportionnelle à l’absence de considération de leur travail : « les MOOCs sont une mode passagère, propulsée par les médias ». Cette assertion est souvent suivie d’un « d’ailleurs ça ne marche(ra) pas. Nous avons déjà testé les prétendues innovations des MOOCs, elles sont inefficaces ».

La glorification d’une « révolution MOOC » ne peut se faire qu’en ignorant très largement le contexte de leur émergence. Quant à l’affirmation répétée de l’échec — tour à tour pédagogique, commercial ou institutionnel — des MOOCs, ou de leur ultralibéralisme colonialiste, elle nécessite pas mal de rhétorique, voire de mauvaise foi, nous l’avons vu. Ce livre invite donc à sortir les MOOCs de cette fausse dichotomie mode/révolution, pour les considérer à la fois comme une ressource supplémentaire dans la boîte à outils pédagogiques, dont il convient de saisir les potentialités et les limites, et comme le révélateur de transformations profondes du paysage universitaire mondial.

Difficile de prédire ce que sera l’université de demain. La prospective est un exercice risqué. Heureusement, leurs auteurs savent ne pas faire sortir de l’oubli leurs prédictions manquées et, à l’inverse, célébrer leur clairvoyance en cas de réussite. S’il y a deux choses sur lesquelles je veux bien parier, c’est que les MOOCs sont là pour rester, sous une forme ou une autre, et que les universités ne disparaîtront pas.

Remerciements

Avant tout, un immense merci à Jean-Dominique Vassalli, recteur de l’Université de Genève de 2007 à 2015, qui a su voir immédiatement l’intérêt des MOOCs pour notre institution et qui m’a confié les rênes de ce projet.

Des remerciements chaleureux à Claus Haessig, qui m’a laissé me détourner de mon cahier des charges, à Bérénice Jaccaz, qui m’a accompagné dans les débuts de cette aventure, à Emmanuel Gripon et toute La Souris Verte [270], qui se sont pliés en quatre pour la réalisation des vidéos, et à Yves Flückiger, vice-recteur puis recteur de l’université, qui m’a fortement soutenu dans l’écriture de cet ouvrage et en a rédigé la préface.

Merci aux relecteurs critiques de ces quelques pages qui ont su en relever certains défauts et m’ont permis d’améliorer le manuscrit : Jean-Dominique Vassalli, Yves Flückiger, Basile Zimmermann, Caroline Philibert, les deux experts anonymes et les directeurs de collection Michael Sinatra et Marcello Vitali-Rosati. Je demeure évidemment le seul responsable des erreurs et approximations qui pourraient subsister dans le texte.

Merci à Pascale Roux de m’avoir convaincu que si « tout a été écrit cent fois, et beaucoup mieux que par moi », ce livre méritait tout de même de voir le jour. Merci à Catherine, à Timo, à Apolline pour leur soutien quotidien et à Blackyland pour les heures de tranquillité qui ont permis la rédaction de ces pages.

Merci à tous ceux que j’ai côtoyés dans la réalisation d’un MOOC ou l’autre et notamment, dans l’ordre alphabétique : Margareta Baddeley, Samantha Battams, Lorenz Baumer, Dominique Belin, Martin Beniston, Alexandre Bilardo et son équipe à la RTS [271], Christelle Bozelle Giroud, Sebastian Buckup, Pierre-Yves Burgi, Pelagia Casassus, Christophe Chalamet, Bastien Chopard, François Dermange, Natacha Durand, Antoine Flahault, Julian Fleet, Julien Forbat, Antoine Geissbuhler, Michel Grandjean, Maya Hertig Randall, Achim von Heynitz, Michel Hottelier, Bruce Jenks, Zohra Kibboua, Daphne Koller et toutes les équipes de Coursera, Jonas Latt, Louis Loutan, Christophe Lovis, Robert Lynam, Orestis Malaspinas, Guy Mandofia, Sylvain Marchand, Maxime Marmier, Michel Mayor, Stephan Mergenthaler, Barbara Moser-Mercer, Sarah Nicolet, Monica Patry, David Pattey, Francesco Pepe, Stéphanie Piffeteau, Martin Pohl, Gilbert Probst, Didier Queloz, Urs Richle, Aude Rosselet, Rafael Ruiz de Castañeda, Mallory Schaub-Geley, Doris Schopper, Damien Ségransan, Lea Stadtler, Stéphane Udry, Anton Vallélian, Didier Wernli, Joris Zufferey. Merci aux dizaines de milliers de participantes et participants, et pardon à celles et ceux que j’aurais oubliés.

Préface

Yves Flückiger

Le livre que vous tenez entre vos mains est original, à plus d’un titre. Tout d’abord, parce que si un nombre sans cesse croissant d’universités dans le monde se sont lancées dans l’aventure des Massive Open Online Courses, les fameux MOOCs, très peu d’ouvrages, et encore moins en français, ont abordé ce sujet pour tenter d’en comprendre les origines, les tenants et les aboutissants. Il est particulièrement symptomatique, à ce propos, qu’il n’existe pas réellement de terme pour désigner ces cours dans la langue de Molière.

L’auteur enracine de surcroît sa réflexion dans l’histoire des universités, n’hésitant pas à remonter à leurs fondations les plus anciennes, pour tenter de replacer, dans un contexte historique, ce que d’aucuns voient comme une révolution qui va bouleverser le monde pédagogique, alors que d’autres, sans doute pour se rassurer, voient les MOOCs comme une mode passagère qui disparaîtra aussi rapidement qu’elle est apparue.

Mais l’auteur ne se contente pas de décrire un bouleversement du monde universitaire. Il bat en brèche bien des idées reçues sur les conséquences que les MOOCs pourraient avoir sur les universités et leur fonctionnement. Il montre en particulier que, loin d’étouffer les formations en présentiel, les MOOCs peuvent au contraire s’articuler avec celles-ci afin de les rendre plus personnalisées, plus vivantes et surtout plus efficaces. Il montre aussi que si ce phénomène touche avant tout l’enseignement, il est de plus en plus souvent associé à de nouvelles formes de recherche dont la science participative n’est sans doute qu’une des illustrations. Dans une autre publication, l’auteur suggère, avec le soussigné, que les MOOCs permettent de réinventer l’idéal d’une université humboldtienne 2.0 [272]

Ce livre est aussi original parce qu’il aborde, souvent de manière quelque peu provocatrice, des questions que des universités ignorent ou feignent d’ignorer, faute d’outils nécessaires, ou omettent par méconnaissance du contexte. De ce point de vue, la particularité de ce livre tient au fait qu’il prêche la compréhension par l’exemple, tout en s’appuyant sur une solide base théorique. Il assure ainsi une saine et nécessaire complémentarité avec des livres plus théoriques. L’auteur fait œuvre d’une dialectique indispensable, entre théorie et pratique, sans que l’une l’emporte sur l’autre. En la matière, il n’y a pas de hiérarchie, n’en déplaise à ceux qui rangent, qui classent et qui divisent. Cette démarche incite Pablo Achard à extraire de cas pratiques, qu’il connaît bien pour avoir participé à leur création, des concepts, des régularités, sources de formalisation théorique, afin que ces cas ne restent pas seulement de pures anecdotes. Cela permet de faire ressortir des principes absents de la littérature sur ce sujet, mais qu’aucune université ne devrait ignorer au moment d’effectuer ses choix stratégiques.

En tant que recteur de l’Université de Genève, je me réjouis tout particulièrement de la publication de cet ouvrage parce qu’elle permet de rappeler fort à propos que, dès le départ, notre institution a joué un rôle pionnier dans le développement et la mise en œuvre des MOOCs. Elle l’a fait, comme très souvent dans les décisions stratégiques qu’elle a prises, de manière très réfléchie et systématique en dévoilant, pour chaque étape, les richesses nouvelles qu’offre ce mode de formation. Et je suis personnellement convaincu que nous n’en sommes encore qu’au début de cette évolution, la prochaine étape, déjà engagée mais encore embryonnaire, étant la formation d’étudiants sur la base de programmes entièrement conçus sous forme de MOOCs entre plusieurs universités.

Le style adopté par Pablo Achard pour présenter son argumentation rend la lecture plaisante et diablement efficace. Je ne puis qu’en recommander chaudement la lecture, non seulement à toutes les personnes concernées par les MOOCs, présidents et recteurs d’université, mais aussi évidemment à toutes celles et tous ceux qui y professent et qui viennent s’y former.

Analyse de texte avec Voyant Tools

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