Brendan Buhler,
« The Teeming Metropolis of You »,
Best American Science and Nature Writing, 2012 [1]
Que sommes-nous ? Si nous posons la question de nos origines et de notre raison d’être depuis la nuit des temps, nous avons toujours pu fonder celles-ci sur une base solide : celle de notre chair, de notre corps, de nos limites corporelles. Nous ne comprenons pas pourquoi nous savons, mais nous nous rassurons par la proximité et la matérialité de nos corps ; par le plaisir et la douleur qui les traversent ; par le temps et l’espace qui les usent ; par la voix intérieure qui les habite et qui se jette, en amont, dans leurs actions. Nous vivons, à chaque instant de nos vies, la réalité de nos corps, leur causalité, leur fragilité. Je ne saisis pas le pourquoi de mon existence, mais je sais que le fait de poser cette question m’appartient, se love dans ma peau. La voix intérieure qui m’accompagne tout au long de ma vie est la mienne, elle est ce qui contrôle mes actions, qui pèse et soupèse mes décisions et qui impose sa volonté sur mes instincts. Ma voix choisit les œuvres d’art que j’aime, les êtres à qui je me confie, ceux à qui je me donne sexuellement ; elle est le frein de mes pulsions, la poussée de mes désirs. Elle est mon être.
Étonnamment, elle n’a pourtant que peu d’impact sur celui-ci.
Ma voix intérieure, cette voix, cette conscience avec qui je dialogue continuellement participe très peu à ce que cette masse de cellules, de virus, de bactéries et de parasites, ces micro-organismes que j’appelle mon corps, entreprend, entame, amorce. Nous avons une voix intérieure, mais celle-ci n’est que témoin des violences de nos vies. Ce que nous appelons conscience n’est généralement qu’un leurre puisqu’elle agit, nous le verrons, bien souvent postérieurement à nos actions. La conscience tisse des histoires pour croire en sa force et en sa puissance, mais ne joue pas, ou joue peu, sur les processus physiologiques. Vivre, agir, réagir, craindre et aimer, voilà tout autant de phénomènes qui apparaissent et s’incarnent en grande partie indépendamment de ma conscience. Ce que nous nommons l’être humain n’est pas l’incarnation du libre arbitre, mais bien une enveloppe corporelle qui permet à des micro-organismes de se protéger des aléas du temps et de se multiplier.
Notre corps est une géologie, il n’est pas une intention. En mon corps de cellules et d’infections se lit et s’incarne la chronologie organique et microscopique qui fait émerger le vivant. Mon « histoire » génétique, celle de mon espèce, celle de son impact, émerge presque uniquement de la présence en nous de l’immensité des micro-organismes qui nous forment et nous octroient l’espace et le temps de la vie. Par les événements tant physiques qu’émotifs, tant viraux que mentaux que le corps matérialise, la mémoire de l’évolution et de la réplication génétique se distend dans l’espace et se perpétue dans le temps. Nous sommes multiplicateurs des histoires de nos microbes.
Allons même plus loin : l’humain est la parole du microbiome ; nous sommes les mots, les phrases et les paragraphes des bactéries, des virus et des parasites. Chaque humain porte en lui des narrations microscopiques qu’il charrie et dissémine dans toutes les sphères du vivant, de l’organique à l’inorganique, du biologique à l’artificiel, du génétique au mémétique ; des narrations qui participent à la complexification du vivant et à l’enrichissement de l’écosystème. Nous sommes les verbes du microbiome, car ainsi le carburant du vivant, l’information, ne cesse de s’enflammer, car ainsi se chevauchent, s’entremêlent et fusionnent la parole microscopique et la parole idéologique.
L’histoire, la fiction et les mythes ne sont donc pas simplement manifestations de la présence humaine. En aval, les voici produits des besoins microscopiques. Nous racontons, inventons et créons car nous sommes soumis aux élans de notre microbiome, nous souffrons de sa présence, nous en sommes modelés physiquement, mentalement et psychologiquement. L’humanité peut être comprise et définie à travers le prisme des microcosmes qui se meuvent en elle.
Mais si tel est le cas de l’humanité, qu’en est-il de ses produits, de ses fruits et de ses conséquences ? Les ordinateurs, les machines de l’intelligence artificielle, les réseaux informatiques sont-ils également la résultante inéluctable de l’ardeur du microbiome ?
Mon hypothèse est que les machines informatiques, prises comme nous dans les tensions, mouvements et férocités du vivant, perpétuent, elles aussi, l’expression du microbiome. En prolongeant notre vie, en améliorant sa qualité, en permettant, par cette amélioration, la reproduction jusqu’à des âges avancés, l’ordinateur accroît la taille de la population humaine, augmente sa capacité de communiquer, et multiplie ainsi les vecteurs de propagation du microbiome. Par l’ordinateur, de nouvelles formes, de nouvelles structures, de nouveaux matériaux voient le jour dans lesquels la contamination découvre un terrain souvent propice à une survie amplifiée. Par les calculs que nous permet l’ordinateur, nous créons, par exemple, de nouvelles formes architecturales qui permettent alors à des structures parasitaires, bactériologiques ou virales inhabituelles de croître et de se multiplier. À titre d’illustration, la création d’immeubles oblige à un contrôle central de la température, ce qui permet l’apparition de contaminations inattendues (comme la maladie du légionnaire).
L’ordinateur n’est pas une invention humaine. L’intelligence de l’écosystème, la complexification de ses formes et de ses expressions (de l’unicellulaire aux pluricellulaires) sont le résultat des « ordinateurs » bactériologiques, viraux et parasitaires qui, depuis toujours, imprègnent le réel. Le microcosme et le microbiome opèrent depuis la nuit des temps comme des réseaux intelligents qui réagissent à l’environnement tout en le créant [2]. L’ordinateur moderne n’est qu’une couche supplémentaire dans cette structure de dissémination et de communication du vivant.
L’histoire de l’ordinateur humain nous indique que la machine à calculer fait son apparition très tôt dans l’histoire humaine. Nous pouvons cependant en marquer la naissance moderne au 19e siècle avec Charles Babbage, aux premiers balbutiements de la société informationnelle, alors que la quantité d’informations à gérer devient trop importante pour les calculateurs humains de l’époque [3]. Cela en est l’explication humaine. Proposons-en une autre, celle-ci fondée sur les besoins de l’évolution : l’ordinateur est une machine qui rend le réel perméable et infectieux.
Considérons les mutations qu’ont subies les images soumises aux outils numériques : contrairement à ce que plusieurs perçoivent, la révolution profonde de l’image numérique n’est pas l’apparition d’effets spéciaux parfaitement enlacés à l’image d’origine, mais bien la fusion entre le réel et l’imaginaire. Par l’image numérique, les réels dialoguent avec les imaginaires ; de ces échanges se dévoilent de nouvelles couches de réalité. Et il ne s’agit pas ici de simples « dessins » sur des pellicules numériques, de simples images manipulées et retouchées : l’image numérique accouche maintenant de dimensions physiques du réel. Pensons, par exemple, à ces nouveaux médias que l’on caractérise de tangibles : voici des expériences médiatiques étonnantes qui démontrent comment l’image numérique peut traverser le mur qui sépare le réel humain de l’imaginaire machine. Les médias tangibles rendent l’irréel numérique concret, palpable et manipulable [4]. Un dialogue se tisse. De ce dialogue émergent de nouvelles réalités.
Par son langage, l’ordinateur joint le microcosme au macrocosme et leur permet de s’enchevêtrer et, ainsi, de complexifier le vivant. Grâce au numérique, l’inanimé se met à dialoguer ; la représentation parle ; les objets échangent des informations ; des dimensions du réel précédemment distinctes convergent, troquent des données, puis créent des territoires nouveaux. Grâce aux langages de l’ordinateur, nous ne parlons plus simplement avec les mammifères, mais aussi avec les insectes, les bactéries, les virus, les atomes. Le troisième hémisphère entremêle les dimensions étranges, inhumaines et métahumaines de la réalité et complexifie les spectres du réel. Pourquoi ? Parce que l’information est trop fragile pour subsister si elle ne se développe pas en structures multiples et complexes. L’information ne peut persister si elle ne se cristallise pas en stratifications infinies. Plus la complexité est grande, plus la survie et la résilience le sont aussi ; plus nombreuses sont les plateformes de dissémination, plus importante est la résistance.
Les réseaux d’informations organiques se retrouvent dans tout l’écosystème, du microcosme au macrocosme, parce qu’ils permettent la floraison de structures d’information de plus en plus complexes et garantissent ainsi la survie des vivants dans le temps et l’espace. L’ordinateur prolonge ce phénomène ; par lui tout « parle », se complexifie sans fin, et se multiplie ; par lui, d’étonnantes infections se propagent, créant ainsi de nouvelles voies de diffusion du vivant.
Que peut-on dire du microbiome depuis l’apparition de l’ordinateur moderne ? Qu’il ne cesse de pénétrer des domaines du réel qui lui étaient auparavant inaccessibles. Depuis la création de la machine intelligente, le phénomène de la contamination n’a cessé de s’amplifier, à un point tel qu’il opère aujourd’hui indistinctement dans l’organique et le non-organique et peut ainsi infecter l’un par l’autre. Cela est difficile à croire ? L’exemple du virus informatique, cette structure qui possède un impact immense sur l’écosystème et agit directement, par cet impact, sur le réel et le vivant, suggère qu’il ne s’agit pas là d’un phénomène extraordinaire.
Par l’ordinateur, nous habitons aujourd’hui une société de la contamination, un monde où les infections se propagent à des vitesses immenses (celle du son dans l’aéronautique ; celle proche de la lumière dans les réseaux informatiques), provoquant l’apparition de maladies, autrefois confinées à des espaces géographiques limités (comme l’Ebola) [5], et l’émergence de formes d’infections autrefois improbables (celles qui seront provoquées par les OGM, par exemple) [6].
Cela étant, si toute dynamique qui nous peuple et nous définit est utilitaire, servant les besoins de l’évolution et de la réplication, à quoi alors répond notre prise de conscience face à notre absence de volonté ? Quel objectif cet entendement permet-il d’atteindre ? Le fait de savoir et de comprendre n’est-il pas la preuve que s’il y a emprise du microbiome sur nous, cette emprise n’est pas absolue ?
Savoir que nous ne sommes ni volontaires, ni intentionnels nous oblige à chercher, à parler, à produire des formes (comme ce livre) qui cherchent des réponses à ce paradoxe. Plus nous savons que nous ne savons pas (ou très peu), plus nous comprenons que notre conscience agit postérieurement à nos actions, plus nous saisissons que la volonté n’est qu’un artefact sans valeur de la vie humaine, et plus, alors, continuons-nous à produire des tentatives de réponses, à tracer des chemins pour arriver à une fin, à inventer des expériences pour expliquer cette énigme ontologique. Moins comprenons-nous et plus alors cherchons-nous. Plus cherchons-nous et plus créons-nous les conditions propices à la multiplication des réseaux et à la contamination. Plus voulons-nous comprendre et mieux le microbiome survit. La curiosité humaine ne fait que répondre aux poussées et nécessités du microbiome.
Il est important d’ouvrir une courte parenthèse ici afin de bien préciser la cohérence interne de ce texte : s’il n’y a pas volonté chez l’être humain, ainsi que je l’argumenterai, il ne peut y en avoir non plus dans le microbiome. Lorsque ce texte suggère que des verbes tels « chercher », « créer » ou « influencer » s’appliquent au microbiome, il ne propose pas d’apposer une conscience ou un libre arbitre quelconque aux virus, bactéries ou parasites qui forment ce microbiome. Il cherche plutôt à souligner que le microbiome obéit à des poussées de multiplication et de réplications universelles si puissantes qu’elles donnent parfois l’illusion d’un dessein. Ainsi que le proposait Richard Dawkins, l’essence de ce qui nous entoure semble pouvoir se définir par une nécessité de multiplication, de réplication [7]. Cette nécessité mariée aux dynamiques puissantes et parfois violentes de l’évolution peut sembler faire preuve de volonté. Il n’en est rien. Tels les phénomènes météorologiques complexes, parfois émouvants, toujours utilitaires qui pullulent sur cette planète sans autre volonté que celle des dynamiques chimiques qui les forment, le microbiome agit sur la base de dynamiques dont la seule « détermination » est la nécessité de se répliquer et de se multiplier.
Cela étant, comment alors expliquer la perception de l’ego que nous partageons (et que nombre de mammifères semblent aussi posséder) ? Comment comprendre l’émotion, l’altruisme, la sensibilité ? Comment appréhender le sublime, concevoir l’intention ?
De façon impétueuse, je proposerai qu’intention, sublime et émotion ne sont que la résultante de mécanismes microscopiques et macroscopiques ; les œuvres que nous produisons, les intentions altruistes dont nous faisons preuve, la recherche effrénée du magnifique que nous entreprenons ne sont autres que des désirs de propagation et de contamination qui prennent leur source dans les entités qui nous habitent. L’immensité du geste humain, l’émotion esthétique que nous vivons parfois brutalement, le nombre extraordinaire d’œuvres que nous chérissons doivent être compris comme des élans mécaniques auxquels nous obéissons de façon automatique. Le beau et le sublime le sont car ils permettent la propagation de l’information et l’incessante contamination qui assurent la survie des bactéries, virus et parasites qui nous peuplent.
Comment cela peut-il être possible ?
Nous aimons les phénomènes qui nous permettent de mieux survivre et sommes émus par eux. Voilà pourquoi nous vénérons l’œuvre d’art : elle nous trace des chemins de survie efficaces. Des chercheurs ont même montré que le plaisir esthétique universel que nous prenons à regarder certains paysages correspond au degré de protection que ceux-ci pouvaient, originellement, nous offrir [8]. Ces images de campagne vallonnée, où coule une rivière, traversée de chemins et parsemée d’arbres, sont, par exemple, universellement appréciées, même chez les populations où ces paysages n’existent pas. Pourquoi ? Parce que les caractéristiques qu’illustrent ces images, des lieux qui permettent de se cacher, de traquer, de voir sans être vu, de boire, de s’abriter, de parcourir et d’explorer, correspondent parfaitement aux nécessités de survie, de chasse et de protection.
L’art, comme la sexualité et l’intention, est l’incarnation du plaisir de survie [9] : une œuvre, comme un corps, nous attire parce que nous y détectons des possibilités de dissémination accrue. Aucun mystère fondamental ne bat au cœur de notre existence, de notre essence, de notre état. Aucun miracle ne donne naissance à l’œuvre d’art, à la volonté. L’intention de l’œuvre et l’élan esthétique sont des mécanismes darwiniens.
De tels propos paraissent réducteurs et nihilistes pour qui utilise le prisme de l’humain trop complexe pour n’être qu’automatismes. Mais voilà où nous nous trompons. Mécanisme n’exclut pas complexité, étrangeté, mystère et imprévisibilité. Le contraire est aussi vrai. Un système peut être complexe, faire preuve de résultats inattendus, atteindre soudain des états inexplicables sans pour autant transcender sa mécanicité.
N’est-ce pas, d’ailleurs, le cas du microbiome ? Des machines informatiques ? De cette dynamique étonnante que nous nommons évolution ?
Nous pouvons être humains, être homme ou femme, sans croire en notre autonomie parfaite. Nous pouvons être humains en acceptant n’avoir que peu de choix. Nous pouvons être humains en comprenant que nous agissons pour le bien de dynamiques sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle. Nous pouvons être humains tout en acceptant que comprendre que nous comprenons n’est ni un signe d’autonomie ni la preuve de notre libre arbitre, mais simplement un accident de l’évolution. Nous savons que nous savons, mais avons très peu de contrôle sur ce que nous savons. Nous sommes, littéralement, des machines qui appréhendent, mais qui ne peuvent s’affranchir de leur essence mécanique. Réaliser cet état de fait nous incite à demander, rechercher, interroger ; tout autant de questionnements qui servent les intérêts de nos mécanismes biologiques.
Le troisième hémisphère nous propose des lectures, des représentations, des voluptés du monde qui lui sont dictées par le microbiome. De celles-ci émergent des modélisations qui nous exhortent à comprendre. C’est ce que nous cherchons à faire par l’art, la narration, la science, la philosophie. Nous sommes humains parce que nous regardons l’univers par le filtre de nos microbes.