Les éditions critiques numériques

De l'édition critique multilingue imprimée à l'édition numérique

De l’édition critique multilingue imprimée à l’édition numérique

L’autorité en question

Robert Alessi

Robert Alessi, « De l’édition critique multilingue imprimée à l’édition numérique », dans Robert Alessi, Marcello Vitali-Rosati (dir.), Les éditions critiques numériques : entre tradition et changement de paradigme (édition augmentée), Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2023, isbn : 978-2-7606-4857-9, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/12-editionscritiques/chapitre2.html.
version 0, 27/03/2023
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

Les éditions critiques multilingues de textes issus de l’Antiquité ou du Moyen Âge attirent l’attention sur le caractère multiple de l’autorité qui leur est attachée, qu’il s’agisse de la collation des manuscrits ou des choix qui ont été effectués. Autant de notions que seule une approche historique permet de définir avec précision.
Se pose également la question de la circulation entre les aires linguistiques et culturelles. Les textes ayant circulé, on justifie naturellement les choix opérés dans tel domaine en puisant dans les autres : du point de vue de l’autorité, se transmettent alors d’une édition à l’autre incertitudes, erreurs et lignes de fracture.
Enfin, partant de la façon dont le problème est posé dans l’édition traditionnelle, on tente ici d’explorer quel peut être l’apport spécifique de l’édition numérique conçue d’après le modèle de développement du logiciel libre qui ouvre toute une série de champs méthodologiques nouveaux. Par exemple : le contrôle de version qui permet plusieurs formes de révisions – car de l’auto-correction au pull request, l’éventail est large – mais encore les pointeurs qui permettent de circuler entre les données et de les relier les unes aux autres, les tags de responsabilité qui permettent de multiples interventions au sein d’un même travail, les extractions par critère, pour ne citer que ces exemplesL’auteur tient à remercier vivement les organisateurs du colloque GREN/ACFAS, « Éditions critiques multilingues : challenges et opportunités » (université de Sherbrooke, 4 mai 2021), Michael E. Sinatra et Joyce Boro, de leur chaleureuse invitation à présenter la conférence liminaire du colloque. Ce chapitre en représente la version écrite.↩︎.

Quel est le trait spécifique de l’édition critique des textes issus de l’Antiquité ou du Moyen Âge ? Quand on entreprend des études en lettres classiques – c’est-à-dire, dans un pays comme la France, de latin et de grec – on n’entend le plus souvent parler d’édition critique qu’après une ou deux années de formation. À la fin de la licence, on ne possède donc de cette chose qu’une notion encore vague : une édition critique, pense-t-on, c’est avant tout un livre issu de la Collection des Universités de France – un « Budé » – , un livre dans lequel on trouve un texte grec ou latin accompagné d’une traduction française en vis-à-vis. Il s’y trouve bien au bas des pages de droite un bloc compact de notes mêlant des numéros, des expressions latines et des signes cabalistiques, mais peu importe, car le plus souvent on ne les lit pas. On se souvient bien d’avoir entendu une ou deux fois lors d’un séminaire des commentaires sur l’importance de ces notes pour l’intelligence du texte, mais cela n’a pas changé grand’chose à l’affaire car même alors, on a tranquillement attendu le retour au commentaire du texte. En revanche, on conserve toujours ce souvenir clair d’un élément très important auquel on pense moins : dans une édition critique, le texte est précédé par une notice en deux parties. La première porte sur l’attribution et la date du livre dont elle fournit une analyse détaillée, tandis que la seconde porte sur la tradition manuscrite – on y reviendra. Ici encore, c’est celle qu’on ne lit pas davantage que les vilaines notes qui remplissent le bas des pages de droite. Mais on se garde d’ignorer la première car on sait que cela ferait courir le risque de ne pas bien comprendre le texte, de passer à côté d’éléments essentiels que seul le contexte historique permet de saisir, de lui faire dire ce qu’il ne dit pas ou, pire, de commettre des anachronismes.

Textes critiques

Dans ce meilleur des mondes qu’est celui de l’Internet, il n’a jamais été aussi facile d’accéder aux textes classiques : des collections telles que The Latin Library, The Perseus Digital Library ou encore les Classical Latin Texts du Packard Humanities Institute donnent une entrée immédiate à de multiples versions des textes anciens. Tous sont pris à de bonnes sources. Et jamais depuis la Renaissance les textes n’ont été autant consultés qu’ils le sont aujourd’hui. On sait bien à quelles éditions ils ont été pris – en vérité le plus souvent les meilleures auxquelles il est permis d’accéder dans le respect de la loi – , mais c’est tout. Quant aux éléments historiques qui permettent d’y entrer, il faut s’en remettre à des moteurs de recherche dont on taira ici le nom pour finalement les trouver ailleurs – mais où ? – que dans l’édition originale… à moins de faire le choix de se rendre dans une bibliothèque. Le principe d’édition critique numérique s’en trouve certes anéanti, mais sera renoué le lien entre l’auteur et son éditeur qui a introduit, établi, traduit et commenté le texte.

Un double mouvement dans l’histoire

Après une longue course semée d’embûches à travers l’Antiquité, les classiques latins et grecs sont passés par les manuscrits du Moyen Âge pour finalement arriver jusqu’à nous. Durant ce long voyage, ils ont été affectés non seulement par les fautes mécaniques inhérentes à l’acte de la copie manuelle, mais aussi, il ne faut pas l’oublier, par des phénomènes d’ordre historique et culturel. Faire une édition critique, dirons-nous, ce n’est pas autre chose que remonter le fil de la transmission et tenter de s’approcher d’aussi près que possible de la forme du texte original. Il s’agit d’un art, d’une τέχνη – tout comme la médecine, τέχνη ἰατρική, est un art. Posons donc ici l’art de l’édition critique, τέχνη ἐκδοτική. Comme l’art de la médecine, celui-ci fournit à qui l’exerce l’occasion d’appliquer des règles précises. Que les règles de l’art de la médecine ou de l’édition critique aient évolué ou qu’elles aient été renouvelées n’est pas la question. L’essentiel est de savoir comment elles ont évolué, comment elles ont été appliquées au fil du temps et si elles l’ont été de manière correcte. Tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, cet art comporte deux opérations fondamentalesParmi les grands classiques où ces opérations sont décrites en détail, citons ici les titres suivants : Devreese (1954) ; Dain (1975) ; West (1973) ; Reynolds et Wilson (1991) ; Irigoin (1997).↩︎.

La première opération est la recension (recensio). Il est en effet nécessaire d’analyser les relations qui existent entre les manuscrits qui donnent le texte. L’analyse des fautes communes entre différents manuscrits permet d’abord d’éliminer les manuscrits qui ne sont que des copies d’autres manuscrits conservés. Ils ne peuvent en effet en différer que par un plus grand nombre de fautes. Cette étape se nomme eliminatio codicum descriptorum. Ensuite, l’analyse des manuscrits qui restent doit permettre d’établir la relation qu’ils entretiennent, que l’on exprime par un schéma, le stemma codicum, qui est une sorte d’arbre généalogique dans lequel les manuscrits sont représentés par des sigles. Prenons ici l’exemple de deux manuscrits, A et B. Ils présentent des fautes mécaniques qui les associent. Mais certaines fautes de A ne se retrouvent pas dans B, et réciproquement. Il est donc nécessaire qu’ils dérivent d’un ancêtre commun. Cet ancêtre présentait la série des fautes passées dans A et B. Mais lors de la copie, d’autres fautes ont été commises qui ne sont passées que dans les descendants. Il en résulte que l’accord de deux manuscrits apparentés permet d’atteindre le texte de l’ancêtre perdu. On remonte alors de manière sûre le fil du temps, passant du connu à l’inconnu. C’est l’aspect le plus important, il faut dire le plus fascinant, de l’art de l’édition critique. Pour autant, il ne s’arrête pas à ce point.

On passe donc à la seconde opération. Une fois établies les positions des témoins conservés et perdus au fil du temps, il faut en effet observer et analyser les variantes : c’est l’examinatio. Les leçons ne sont-elles pas authentiques, voire fautives ? Dans ce cas, on en proposera une correction : emendatio. La correction n’est-elle pas possible ? Le texte est-il trop corrompu ? On le consignera sous la forme d’un locus desperatus. Peuvent-elles au contraire, étant différentes, prétendre à l’authenticité ? D’autres règles doivent alors être appliquées, la question étant la suivante : utrum in alterum abiturum erat ? « laquelle des deux devait passer vers l’autre ? » Et de la question vient une règle : difficilior lectio potior, il faut adopter « plutôt la leçon la plus difficile ⟨à comprendre⟩ ». Dans certains cas, il est difficile, sinon impossible, de trancher entre les leçons. Ces cas sont rares, mais il faut en relever l’importance : en effet, le choix sera affaire de sensibilité au texte et de familiarité avec son auteur.

Parler des choix opérés lors de l’édition, c’est aborder la question centrale, de laquelle dérive la définition de l’édition critique des textes anciens. L’adjectif épithète « critique » vient en effet du grec κριτικός, lui-même dérivé du verbe κρίνω, couramment traduit par « juger » mais dont le sens fondamental est « choisir, distinguer, séparer ». D’Homère à l’époque classique, ce dernier sens est constant, comme l’illustrent les exemples suivants :

ὡς δ’ ἄνεμος ἄχνας φορέει ἱερὰς κατ’ ἀλωὰς ἀνδρῶν λικμώντων, ὅτε τε ξανθὴ Δημήτηρ κρίνῃ ἐπειγομένων ἀνέμων καρπόν τε καὶ ἄχνας

Comme, dans l’aire sacrée, le vent emporte la paille, quand les hommes vannent, et que la blonde Déméter sépare, au souffle violent des vents, le grain d’avec la paille(Homère, Iliade, 1931, V, 499–501).

τὸ κρίνειν τὸ ἀληθές τε καὶ μή, « distinguer le vrai de ce qui ne l’est pas. » (Platon, Théetète, [1900] 1967, 150b3).

τούς τε ἀγαθοὺς καὶ τοὺς κακοὺς κρίνειν, « distinguer les bons des mauvais [soldats] » (Xénophon, Mémorables, [1921] 1971, 1, 10, 4).

Il en résulte que la lecture d’un texte ancien est un acte complexe, formé de la rencontre entre le lecteur d’une part, et d’autre part l’auteur et son éditeur. Ce point est très important car il place le lecteur face à une double autorité : celle de l’auteur et celle de l’homme de l’art, l’éditeur dont les choix conduisent au texte.

Mais au moment de passer à la question de l’autorité, il faut revenir un court instant sur la notice en deux parties qui précède le texte édité dont on a souligné plus haut l’importance. Il faut ajouter ici que la partie où est étudiée la tradition manuscrite ne porte pas que sur le classement des manuscrits. On y étudie également ce qu’on appelle l’histoire du texte, depuis l’état le plus ancien auquel il est permis de remonter jusqu’à la tradition imprimée : où le texte a-t-il circulé, dans quel état, par qui a-t-il été lu, édité, commenté ? Telles sont les principales questions.

Critique et histoire du texte désignent donc deux mouvements qui sont les deux facettes inséparables de l’art de l’ecdotique. Comme on l’a vu, la première est une invitation à remonter le temps, à partir de ce qui est connu vers l’inconnu, tandis que la seconde, traitant de la circulation du texte depuis l’Antiquité ou le Moyen Âge jusqu’à nous, sanctionne le mouvement inverse. Inséparables du texte et de son auteur, ces deux opérations consacrent l’autorité de son éditeur.

Autorité de l’éditeur et textes d’autorité

L’autorité dont il s’agit ici n’est pas absolue puisqu’elle repose sur une double enquête – critique et historique – qui forme un dossier dont les éléments sont disponibles dans la notice et au bas de chaque page dans l’apparat critique. Il est donc possible de la révoquer en doute. Prenons l’exemple d’une édition imprimée d’Hippocrate. L’éditeur dit à son lecteur :

Voici mon texte, et voici quels sont les éléments sur lesquels je me suis appuyé pour l’établir. Dans l’apparat critique, vous apprenez que dans tel passage, j’ai choisi le texte de la tradition hippocratique contre celui qui est issu de la tradition galénique : [Hippocrate][Hippocrate]{.personnalite idsp=“Hippocrate” idwiki=“https://www.wikidata.org/wiki/Q5264”} contre Galien qui l’a commenté. L’apparat critique ne suffit pas : pour comprendre la raison de mon choix, il faut consulter dans la notice la partie consacrée à l’histoire du texte. N’êtes-vous pas d’accord avec moi ?

À cette question, après vérification des éléments du dossier, le lecteur peut répondre :

Réflexion faite, non, je ne suis pas d’accord.

Il est important de comprendre ici qu’une telle réponse suppose un lecteur averti, voire très averti, à défaut d’être aussi savant que l’éditeur lui-même.

Il n’est pas question de confronter cette forme d’autorité à la notion d’autorité telle qu’elle a été étudiée par Hannah Arendt ([1961] 1969) ; ce serait trop complexe. Dans son ouvrage récent sur l’éditorialisation, Marcello Vitali-Rosati (2018) reprend et analyse son idée selon laquelle l’autorité est une forme d’obéissance qui est exercée en dehors de la persuasion ou de la violence. Voici le texte :

Since authority always demands obedience, it is commonly mistaken for some form of power or violence. Yet authority precludes the use of external means of coercion; where force is used, authority itself has failed. Authority, on the other hand, is incompatible with persuasion, which presupposes equality and works through a process of argumentation. Where arguments are used, authority is left in abeyance (Arendt [1961] 1969, 92‑93).

Puisque l’autorité exige toujours l’obéissance, on la prend souvent faussement pour une forme de pouvoir ou de puissance. Pourtant, l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition; quand on a recours à la force, c’est qu’on a échoué à exercer l’autorité proprement dite. D’un autre côté, l’autorité n’est pas compatible avec la persuasion, laquelle présuppose l’égalité et opère en passant par l’argumentation. Or l’usage d’arguments suspend l’exercice de l’autorité.

D’après cet extrait, si l’autorité ne peut reposer sur l’exercice de la raison ou l’analyse d’arguments, c’est que l’autorité elle-même suppose une relation hiérarchique qui contredit la persuasion. À travers une analyse pénétrante de la pensée politique dans les mondes grec et romain, Hannah Arendt ([1961] 1969) n’ignore évidemment pas que les mots latins auctoritas, « l’autorité », et auctor, « l’auteur, celui qui exerce l’autoritéLe lat. auctor est un nom d’agent.↩︎ » dérivent du verbe augeo qui signifie « augmenter ». Le détenteur de l’autorité est donc « celui qui augmente la confiance », pour reprendre ici la définition primaire donnée par le dictionnaire Gaffiot, le garant, le maître, la source du savoir. Hannah Arendt analyse aussi le rapport entre autorité et religion à travers le rôle des auspices, la divination de l’avenir comme soutien ou réprobation des décisions politiques (Arendt [1961] 1969, 120‑23), mais sans relever la continuité de sens qui se trouve entre auctoritas (autorité), augeo (augmenter) et augur qui est un prêtre-magistrat faisant partie d’un collège et dont l’action, qui est de prédire l’avenir, est soumise à des règles. À la différence de auspex, augur est un titre officiel.

Cette relation entre augeo, auctoritas et augur est magnifiquement illustrée par un extrait du discours de Cicéron Sur la réponse des haruspices. Le discours s’inscrit dans un contexte à la fois religieux et juridique. De retour à Rome en 57 av. J.-C. après avoir été exilé, Cicéron entreprend de retrouver ses biens confisqués, dont une magnifique demeure sur le mont Palatin que son ennemi Clodius avait fait raser pour y construire un portique dédié à la déesse Libertas. Le problème était que cet édifice, consacré par un pontife, était inviolable. Cicéron obtint pourtant devant le collège des pontifes que la décision, entachée de vice de procédure, fût rapportée. Un an plus tard, après une série de prodiges qui étonnèrent les sénateurs, on consulta les haruspices qui répondirent que les dieux étaient irrités par des sacrilèges commis auparavant. Clodius revint alors à la charge, et le discours Sur la réponse des haruspices est la réponse de Cicéron à cette nouvelle attaque. Voici l’extrait :

Ego vero primum habeo auctores ac magistros religionum colendarum maiores nostros, quorum mihi tanta fuisse sapientia uidetur ut satis superque prudentes sint qui illorum prudentiam non dicam adsequi, sed quanta fuerit perspicere possint (Ciceron 1911, ‑12).

Avant toute chose, je considère nos ancêtres comme les garants (auctores) et les maîtres des cultes religieux, des hommes dont la sagesse me semble avoir été si grande que ceux qui sont assez et même plus qu’assez sages (prudentes) sont ceux qui sont capables je ne dirais pas d’atteindre leur sagesse (illorum prudentiam adsequi), mais de reconnaître pleinement (perspicere) quelle fut son ampleur.

Ce n’est pas à proprement parler une définition, mais plutôt une illustration particulièrement éclatante de cette notion d’auctoritas romaine. Relisons donc ce passage : il ne faut pas oublier qu’il traite de l’autorité associée à l’application des règles d’un art, celui de l’interprétation des présages. Les ancêtres en sont les autorités et les maîtres. Par ailleurs, ils ont tellement excellé dans cet art que personne ne saurait les égaler (illorum prudentiam adsequi, au sens propre « attendre leur sagesse »). Pour autant, quand on est soi-même un grand sage, on est en mesure de reconnaître pleinement l’ampleur de leur sagesse. Autrement dit : de certifier l’autorité des grands maîtres. Pour tous les autres, l’autorité vient du prestige attaché à cette reconnaissance, et non pas, pour revenir à l’analyse de Hannah Arendt, de l’examen scrupuleux des règles de l’art.

Pour revenir à l’exemple de la question posée par notre éditeur à son lecteur – « Voici mes preuves et mon argumentation, n’êtes-vous pas d’accord avec moi ? » – on peut donc penser à lui appliquer cette dernière illustration de la notion d’autorité. Certains lecteurs vérifieront, d’autres ne le feront pas mais savent que les preuves sont disponibles, peuvent être étudiées et, de ce fait, le sont. Il n’est pas encore temps de traiter des éditions critiques numériques. Mais dès maintenant, retenons que le logiciel libre fournit au moins une analogie intéressante si l’on compare aux éléments fournis par la notice et l’apparat critique – secondairement, le commentaire – le code source de ces logiciels qui peut être librement lu et critiqué. Tout le monde n’est pas en état de faire ce travail, mais c’est bien le fait que certains peuvent le faire qui fonde la confiance de chacun sur le logiciel libre.

Tradition et autorité

Mais avant de passer au numérique et aux éditions numériques, quelques remarques sur les rapports entre tradition et autorité dans la transmission des textes classiques ne seront pas inutiles. Cela nous permettra de prendre la mesure de l’autorité cette fois attachée à la personne de l’auteur. Une première remarque importante est que la question de l’autorité est directement liée à celle du nombre de copies d’un même livre qui sont disponibles à un moment donné. On comprendra aisément par exemple que la question de l’autorité d’un texte tel que celui du traité de Galien Ne pas se chagriner, dont l’édition princeps date de 2007, après la découverte exceptionnelle deux ans plus tôt dans un monastère de Thessalonique, dix-huit siècles après la mort de Galien, du seul manuscrit dans lequel le traité a été conservé, le Vlatadon 14, ne se pose pas de la même manière que celle du texte des Tragiques grecs, même si de toute évidence le traité de Galien a nécessité un travail philologique considérable.

Ce problème de nombre s’est posé dès la plus haute antiquité. Quoi qu’il en soit de l’existence de vastes collections privées dès le VIe siècle av. J.-C. (Pisistrate à Athènes, Polycrate à Samos), il n’est pas douteux que de telles collections étaient disponibles à Athènes à la fin du Ve siècle av. J.-C. : les critiques adressées par Aristophane à Euripide (Grenouilles, 934) sur les sources de son inspiration le montrent, de même que le dépôt des pièces qui étaient rejouées ou encore les copies d’acteurs dont l’existence est prouvée. On peut encore mentionner les collections de l’Académie ou du Lycée dont nous parle Strabon, qui regroupaient des écrits aussi bien scientifiques que littéraires. Il faut cependant observer que ces copies étaient réalisées pour servir à des fins pratiques : la représentation dans le cas des copies d’acteurs ou l’enseignement dans le cas de celles de l’Académie ou du Lycée. La fondation du Musée à Alexandrie par Ptolémée Philadelphe, vers 280 av. J.-C., puis de la Bibliothèque, change tout car la fin pratique n’est plus la même : non pas l’enseignement, mais la conservation. Chacun connaît l’histoire, racontée par Galien dans son commentaire aux Épidémies III d’Hippocrate (1936, 79.23‑80.6), des exemplaires des trois Tragiques envoyés par Athènes à Alexandrie contre un dépôt de cinq cents talents d’argent, mais jamais retournés à leur propriétaire. Elle témoigne d’un zèle nouveau : celui de faire affluer en un même lieu le plus grand nombre d’exemplaires et les meilleurs de ceux-ci. Confrontés pour la première fois dans l’histoire universelle à l’affluence d’exemplaires fautifs, et ne pouvant par ailleurs assurer la conservation de tous, les savants alexandrins entreprirent alors un travail de comparaison dans le but d’établir un texte d’autorité.

On peut en prendre la mesure à partir du texte d’Homère, dont on possède quelques fragments papyrologiques datés du IIIe siècle qui donnent un texte souvent très différent de celui qui nous est parvenu par la tradition manuscrite. Cela prouve non seulement que les Alexandrins en ont établi un texte d’autorité, mais encore qu’ils en ont largement diffusé des copies officielles. Autrement dit, leur Bibliothèque était aussi bien un centre de conservation que de diffusion. Et par l’activité de leur centre de copie qui approvisionnait le commerce du livre, ils finirent par imposer leur texte. Il faut dire que le remplacement des copies en circulation fut grandement facilité par leur apport personnel : qu’il s’agisse de la transcription des textes dans l’alphabet ionien utilisé à Athènes à partir de 403 av. J.-C., de l’invention de la ponctuation et des signes diacritiques par Aristophane de Byzance, ou de la disposition des textes versifiés, les exemplaires d’autorité qui sortaient de la Bibliothèque étaient infiniment plus faciles à lire que les autres copies.

Un dernier point : on a souvent insisté sur le fait que les Alexandrins ne faisaient que placer dans les marges du texte des signes discretsL’obèle pour signaler un texte inauthentique, la diple, la diple pointée, l’astérisque et l’antisigma. Voir Reynolds et Wilson (1991, 10‑11).↩︎ pour ne destiner leur commentaire qu’à un volume séparéVoir cependant le cas du pap. Lille 76d de Callimaque (IIIe s.) (Reynolds et Wilson 1991, 245‑46), dans lequel texte et notes se succèdent.↩︎. Cela ne doit pas faire oublier que le texte principal résultait lui-même du travail de standardisation dont on vient de parler. Mais ce travail fut extrêmement mesuré, car le texte ancien bénéficiait à leurs yeux d’une autorité sacrée. Prenons un exemple : aux vers 29–31 du chant I de l’Iliade, Agamemnon exprime ainsi son refus de rendre Chriséis à son père le prêtre venu la réclamer :

τὴν δ’ ἐγὼ οὐ λύσω· πρίν μιν καὶ γῆρας ἔπεισιν ἡμετέρῳ ἐνὶ οἴκῳ ἐν Ἄργεϊ τηλόθι πάτρης ἱστὸν ἐποιχομένην καὶ ἐμὸν λέχος ἀντιόωσαν·

Je ne te la rendrai point avant qu’elle n’ait vieilli dans mon palais, au sein d’Argos, loin de sa patrie, occupée à tisser la laine et destinée à partager ma couche (Homère, Iliade, 1931, I, 29–31).

Ces vers, marqués de l’obèle, furent considérés comme inauthentiques car on les trouva indignes d’un roi. Pourtant, comme tous les autres du même genre, ils furent conservés par respect du texte dans sa forme la plus ancienne. Quant aux corrections suggérées dans le commentaire séparé, fort peu nombreuses furent celles qui passèrent dans la tradition manuscrite.

Pour terminer sur cette question, on prendra chez Galien, médecin qui vécut sous Marc Aurèle, éditeur et commentateur d’Hippocrate, une seule illustration particulièrement éclatante de cette révérence portée à l’autorité du texte ancien. Au deuxième livre des Épidémies d’Hippocrate, l’histoire d’une malade se termine par la phrase suivante :

ΠΡΟΣ ΔΕ ΤΟ ΑΦΡΟΔΙΣΙΟΝ ΑΙ ΟΥΡΑΙ ΕΒΛΕΠΟΝ

Sa queue (sic, au pluriel en grec) pointait vers le temple d’Aphrodite (Épidémies, II, 2.20).

Galien rapporte dans son commentaire la longue liste des interprétations et des interventions de ses prédécesseurs face à ce texte inintelligible. Et parmi cela, il mentionne une correction proposée par Héraclide de Tarente au Ier s. av. J.-C. :

ΠΡΟΣ ΔΕ ΤΟ ΑΦΡΟΔΙΣΙΟΝ ΑΙ θΥΡΑΙ ΕΒΛΕΠΟΝ

Ses portes ouvraient sur le temple d’Aphrodite.

L’ajout d’un simple trait transversal au milieu d’une seule lettre grecque (ΟΘ) permet de trouver la bonne leçon : à la fin de son compte rendu, Hippocrate donne tout simplement l’adresse de la malade. Et pourtant, même s’il est convaincu et loue la conjecture d’Héraclide, Galien ne touche pas au texte d’Hippocrate car c’est bien la leçon litigieuse qui est donnée par l’état le plus ancien de la tradition.

Cet exemple d’une méthode exceptionnellement rigoureuse permet de mieux prendre la mesure du caractère très conservateur de la tradition manuscrite. Il ne faut pas oublier que près de mille cinq cents ans séparent le texte autographe de Sophocle du témoin le plus ancien qui nous permet d’en avoir connaissanceCet exemple est donné par Jean Irigoin (1997, 7).↩︎.

Les fréquentes disputes entre les savants de la Renaissance nous fournissent de nombreux exemples de l’autorité qui était attachée aux auteurs anciens. On choisira seulement ici celui du cardinal Bessarion (1403–1472), un Grec né à Trébizonde qui fit ses études à Constantinople avant de venir en Italie en 1438 comme membre d’une délégation chargée d’étudier la question de l’union des Églises grecque et romaine. La discussion portait essentiellement sur la nature du Saint-Esprit : était-Il de la même nature ou d’une nature similaire au Père ? Or Bessarion trouve chez saint Basile, dont l’autorité était incontestée dans le monde grec, un passage dans lequel était énoncée une position qui rejoignait la position de l’Église romaine. Mais le passage fut contesté comme un faux par la délégation grecque et ce n’est que plus tard – trop tard – que Bessarion put apporter la preuve du contraire. Un autre épisode de la vie de Bessarion doit retenir notre attention : lors de la lecture d’un passage de l’Évangile selon saint Jean (21:22) à partir de la Vulgate latine, le Grec Bessarion corrige une conjonction : au lieu du latin sic (ainsi), il faut en effet d’après le grec ἐάν lire si. Mais cela ne fut pas du goût de l’auditoire pour qui chaque mot de la traduction de saint Jérôme était sacré. Cet épisode anticipe remarquablement la position qui fut celle d’Érasme quelques années plus tard. On peut la formuler ainsi : préférence doit toujours être donnée à l’original.

Lignes de fracture

Cette observation est intéressante car elle n’est pas sans rapport avec l’idée formulée par Marcello Vitali-Rosati au sujet de l’espace numérique sur l’éditorialisation, comme l’acte qui consiste à donner une structure à un espace donné, sur lequel est fondée l’autorité (2018, 77). Les autorités sont fortes et solides dans les espaces qu’elles structurent. On lit donc avec assurance et confiance le texte de la Vulgate à une époque où la connaissance du grec est encore mal assurée : Politien (1454-1494) est sans doute le premier Italien de cette période connu pour sa maîtrise parfaite du grec. Érasme (1469-1536) lui-même n’a réussi à apprendre le grec en Italie au contact d’Alde Manuce qu’à partir de 1506, après avoir échoué en France où le démarrage ne se fait pas avant l’arrivée à Paris de Janus Lascaris (1495) et Girolamo Aleandro (1508).

Se croisent ainsi différents espaces d’autorité dans lesquels ce qui est assuré pour les uns est encore vague et incertain pour les autres. Aujourd’hui, après les progrès spectaculaires accomplis dans le domaine de la philologie au cours des XIXe et XXe siècles, la situation demeure la même dans une assez large mesure. Pour donner de ce phénomène un exemple, en particulier dans le domaine de la littérature grecque scientifique, l’idée qui prévaut est que la tradition arabe, dont on a pourtant reconnu l’importance depuis environ un demi-siècle, n’est pas déterminante pour établir les textes. À cela s’ajoute qu’à l’intérieur de chacun de ces domaines, grec et arabe dans l’exemple choisi ici, interviennent d’autres préventions qui font trop souvent obstacle à un examen raisonné des sources. L’une d’entre elles est l’idée que les textes transmis par les compilateurs ne sont pas dignes de confiance. Les citations, dit-on, ne sont pas littérales, elles sont mâtinées par la paraphrase quand ce n’est pas par le goût de l’anecdote du compilateur. Le résultat est que l’on ne trouve au mieux dans les notices des éditions savantes qu’une liste plate de références qui ne sont que rarement utilisées dans l’apparat critique. En d’autres termes, les espaces sur lesquels s’exerce l’autorité restent clos. Les limites sont comme des lignes de fracture au-delà desquelles on s’aventure comme sur un territoire sans cartographie. Prenons deux exemples dans le domaine de la médecine grecque.

Premier exemple. Dans son ouvrage Sur ses propres livres (2007), Galien parle de la mort qui frappa l’empereur Lucius Verus en 169 sur les bords du Danube. Nous savons qu’il fut déifié après que Marc Aurèle eut accompagné sa dépouille à Rome. La tradition grecque du livre de Galien ne donne cependant que la phrase suivante : τὴν ἀπόθεσιν Ἀντωνῖνος ἐποιήσατο, « Antonin le fit enterrerGalien, Sur ses propres livres (2007, 1:142.13).↩︎ ». Au XVIIe siècle cependant, René Chartier, dans son édition monumentale d’Hippocrate et de Galien, s’appuyant sur le fait historique de la déification de Lucius Verus, changea le mot grec ἀπόθεσιν, « enterrement », en ἀποθέωσιν, « apothéose ». Et cette conjecture, adoptée par les éditeurs suivants, est semble-t-il confirmée par le manuscrit qui donne la traduction arabe du livre de Galien faite par Ḥunayn ibn Isḥāq au IXe siècle. C’est oublier que la leçon des manuscrits grecs est confirmée par Ibn Abī Uṣaybiʿah dans sa monumentale compilation du XIIIe siècle (1882–1884,  I).

Second exemple. Dans le premier livre des Épidémies, Hippocrate donne une liste de jours critiques pour les fièvres quand la crise intervient lors d’un jour pair. La liste commence ainsi :

La première période pour les fièvres qui ont leur crise lors des jours pairs est au quatrième, au sixième, au huitième, au dixième… (Hippocrate 2016, 37.9)

Cette liste était déjà amputée d’un chiffre, « le dixième », dans la tradition grecque du commentaire de Galien (1934, 123.5), et de deux dans la traduction arabe : « le huitième, le dixième » (Galien 2014, 408.6‑10). Mais sur ce point l’édition est fautive car elle ne tient pas compte du même passage qui se trouve cité dans l’immense compilation du médecin arabe ar-Rāzī, le Liber continens (al-Kitāb al-ḥāwī) où la liste est complète, ce qui est la preuve qu’une version non fautive du texte grec était entrée dans le monde arabe (2000 XVIII, 50.6–7). L’erreur de l’édition arabe est passée en traduction anglaise dans l’apparat critique de l’édition d’Hippocrate, mais c’est la version d’Hippocrate contre celle de Galien qui a été choisie par l’éditeurPour l’analyse de ces fautes mécaniques qui ont affecté de façon différente les traditions grecque et arabe, lire Robert Alessi (2021, 669‑71).↩︎.

Ces deux exemples constituent une bonne illustration de la relation entre espace et autorité. Au sein de son domaine, l’éditeur peut conduire une enquête et fournir au lecteur un dossier structuré des témoignages et preuves qui ont conduit aux choix. Mais comme on vient de le voir, il est bien plus délicat d’importer des éléments externes. Et à l’intérieur d’un même domaine, l’exemple des compilations montre qu’il existe d’immenses territoires vierges. On peut y puiser des informations, mais faute de pouvoir les situer avec précision dans une tradition, on introduit des éléments d’incertitude dans les éditions.

Éditions numériques et logiciel libre

Au moment de s’intéresser à l’apport possible des éditions numériques, on voudrait commencer par un avertissement. Pour reprendre une idée développée par Marcello Vitali-Rosati à propos de l’éditorialisation, l’avènement de l’ère numérique est le résultat d’un processus continu et non d’une rupture brutale dans la traditionVoir not. Vitali-Rosati (2018, 10, 33‑36, 42, 51, 58, 70).↩︎. Faire une édition numérique, ce n’est donc pas seulement commencer à saisir un texte, une traduction et une série de variantes dans un éditeur de texte. En procédant ainsi, on obtiendra certes des résultats nouveaux. Par exemple, à partir d’un texte rigoureusement encodé en TEI xml, sans même parler de recherche de mots en contexte, d’indexation, de lemmatisation, ou encore de liens avec les dictionnaires, il devient possible d’extraire individuellement et d’aligner les textes donnés par les différents témoins. Un encodage plus fin permettra la segmentation en unités plus petites que le paragraphe. De même, si le texte est donné par un grand nombre de témoins, on peut utiliser le code xml comme input d’un logiciel d’analyse cladistique (du grec κλάδος, « branche »). On fait ainsi appel à la biologie et à la théorie de l’évolution pour établir entre les témoins des liens de parenté. Le risque est de voir s’effacer la notion de texte et de lemme au profit de celle de collection de variantes, ou de réduire la complexité de la tradition des textes et des différentes recensions à un schéma d’analyse étranger à la discipline. Il est aussi de se perdre en oubliant que la méthode d’encodage, en elle-même productrice de sens, peut dans certains cas brouiller l’accès au texte. Mais c’est une autre question.

Quoi qu’il en soit de ces applications numériques qui donnent au texte malléabilité et ductilité, elles ne redessinent pas fondamentalement la notion d’autorité. Avançons ici l’idée qu’en matière d’édition numérique, l’autorité est avant tout engagée par la méthode de travail.

Reprenons donc le modèle offert par le développement du logiciel libre. On peut dire que même si le point de départ est extrêmement modeste – quelques centaines de lignes de code, un texte base pourvu d’un premier jeu de variantes – tout bascule dès le moment du premier commit opéré en ligne sur un système de contrôle de version distribué tel que Git. Bien vite, à mesure que le travail gagne en importance, il échappe en effet à son premier éditeur. On a jusqu’ici étudié le cas d’une édition imprimée placée sous la responsabilité scientifique d’un éditeur ou d’un petit groupe fermé d’éditeurs garants de la rigueur scientifique du travail. Mais le statut d’une édition qui suit le modèle de développement du logiciel est-il pour autant inférieur à celui d’une édition imprimée ? Il peut l’être au départ, mais il cesse de l’être si l’on s’avise que tout développement logiciel est une activité continue. Elle s’inscrit dans le temps comme la poursuite d’un travail sans cesse amélioré. Dans le monde numérique, le développement ne prend que rarement la forme d’un travail isolé : on reçoit en effet bientôt des remarques ou des demandes qui poussent à introduire de nouveaux éléments. Quand ce ne sont pas des patches ou des pull requests. Ce dernier cas est une bonne illustration d’un certain effacement de la personne de l’éditeur. Où sont en effet les éditeurs, dans un travail qui prend bientôt la forme de l’empilement plus ou moins considérable des commits qui le composent ? Où se trouve la notion même d’édition et de numéro d’édition dans un travail marqué par des tags de version, des hashes de commits, des branches de travail ? Faut-il enfin utiliser et commenter telle version ou plutôt la version de développement ?

Mais il y a plus à dire : chaque commit, que l’auteur soit identifiable ou non, qu’aient été utilisés ou non les attributs de responsabilité dans le langage d’encodage choisi, est une nouvelle instance de structuration qui s’ajoute ou se combine à toutes les autres. Nous en revenons donc à l’autorité. Prenons de nouveau l’exemple d’un traité scientifique grec pourvu d’une tradition propre mais qui s’est rapidement disséminé dans d’autres aires culturelles et géographiques à différents moments, et parfois par plusieurs points d’entrée. L’insertion d’une nouvelle donnée peut venir du premier éditeur. Bientôt elle donnera lieu à l’ouverture d’un ticket (issue) et après discussion à une fusion (pull request et merge) et à un nouvel instantané. À la fin, les erreurs passées, comme on l’a vu, dans les textes ou dans les apparats critiques en provenance d’espaces où l’on s’est aventuré sans trop d’assurance ou avec une prévention excessive subsisteront-elles ? On peut supposer qu’elles seront corrigées.

Et ce n’est pas tout, car, pour revenir à l’exemple fourni par les originaux grecs, leur traduction puis leur reprise dans les compilations, les différents statuts ne sont pas les mêmes : partant des originaux, traductions et citations font partie des témoins extérieurs (tradition indirecte, donnant lieu à un apparatus testium) ; mais au point d’arrivée, les originaux font partie des sources, donnant lieu à un apparatus fontium, ce qui n’est pas la même chose. Ainsi, une modification introduite dans le texte source devra être consignée dans l’édition des traditions et des compilations, surtout s’il s’avère, comme on l’a vu, que la réception du texte dans une nouvelle aire culturelle se trouve plus complexe qu’on l’a d’abord imaginé. Et voici que les éditions numériques prennent la forme de projets liés et que l’on circule de l’une à l’autre.

Au passage, soulignons rapidement que la multiplication des autorités au sein d’un même projet éditorial conduit à revoir la définition de ce que l’on entend par « études classiques » car on ne peut plus les limiter à celles du latin et du grec. Il faut y ajouter une solide formation en écriture numérique et accepter d’y joindre d’autres aires linguistiques, en formant au minimum des ensembles entre lesquels les textes ont pu circuler.

Nombre des données, nombre des contributeurs

Enfin, il semble que l’édition numérique renouvelle le rapport à l’autorité à au moins deux autres titres : le nombre des données mises à disposition et le nombre des contributeurs.

Le nombre des données. Chacun comprendra que les éditions critiques numériques peuvent inclure une quantité d’information qu’il est impossible de faire figurer dans un apparat critique imprimé. C’est pour cette raison que Samuel Huskey et Robert Kaster, au sein du projet The Digital Latin Library, ont récemment travaillé au classement des types de variantes susceptibles d’être encodées. Prenons rapidement deux exemples. Le premier vient encore de la médecine grecque. Hippocrate a écrit dans son dialecte, l’ionien, qui est aussi le dialecte des écrits scientifiques. Cependant, malgré la proximité géographique et linguistique de deux pays de langue dorienne, l’ionien d’Hippocrate de Cos n’est pas celui d’Hérodote d’Halicarnasse. Quant aux manuscrits, ils ne sont pas cohérents. La solution choisie a donc été de normaliser le texte. Mais comme les variantes dialectales sont trop nombreuses pour entrer dans les notes, elles ont le plus souvent disparu des éditions. Une édition numérique dans laquelle toutes ces variantes sont encodées permet donc de respecter le principe de neutralité.

Le nombre des contributeurs. Cette question, par laquelle on terminera cette présentation, est plus délicate. Dans une approche restrictive, on dira que le nombre des contributeurs est déterminé par la spécialisation dans un domaine de recherche universitaire. Les contributeurs sont alors des philologues avertis qui exercent les uns sur les autres un contrôle de qualité. Mais les éditions critiques numériques peuvent prendre d’autres formes. Dans le domaine du grec ancien, un exemple remarquable est celui de SOL, pour Suda On Line, un vaste projet d’édition collaborative lancé par le Stoa Consortium dès 1998, soit trois ans avant Wikipédia. Fort de quelque deux cents contributeurs répartis dans le monde entier, SOL a été en mesure d’annoncer le 21 juillet 2014 que toutes les entrées de cette énorme encyclopédie byzantine du Xe siècle étaient validées et publiées en ligne sous la forme de notices comprenant texte grec, traduction anglaise, notes, bibliographie et liens vers d’autres ressources électroniques. Il faut cependant souligner que chaque notice a fait l’objet d’un processus de révision et de validation rigoureux dont toutes les étapes sont soigneusement consignées à la fin de chaque notice. Mais cela n’a pas empêché les responsables d’appeler les contributeurs à être audacieux. Voici un extrait des conseils donnés :

Be bold in editing ! Even if you screw up very badly, the database retains all the previous versions of the entry, so restoring the entry to a previous form is not difficult (do contact the managing editors if you need to restore an entry).

You can come back to the same entry and make changes as many times as you think necessary. You do not have to do all your editing of an entry in one sitting. But please try to leave the entry in a presentable form when you take a temporary break from it.

Like translating, editing is never proprietary on SOL. After you have edited an entry, other editors can (and will) come by later and re-edit the same entry. Your name will remain attached to the entry as editor, however, in perpetuity (Suda On Line, Instructions for Editors).

Soyez audacieux dans vos révisions ! Même si vous commettez une erreur grave, comme toutes les versions antérieures des entrées sont conservées dans la base de données, il n’est pas difficile de rétablir la forme précédente d’une entrée. Si vous devez rétablir une entrée, veuillez joindre les directeurs de rédaction.

Vous pouvez revenir sur une même entrée et la modifier autant de fois que vous jugez nécessaire de le faire. Vous n’êtes nullement tenu de réviser l’entrée de bout en bout en une seule fois. Veuillez cependant essayer de laisser l’entrée dans une forme présentable si vous devez vous en détacher provisoirement.

De même que la traduction, la révision n’est jamais marque de propriété chez SOL. Après que vous avez révisé une entrée, d’autres éditeurs peuvent venir et viendront l’éditer de nouveau par la suite. Toutefois, votre nom d’éditeur restera à jamais attaché à l’entrée.

On sera particulièrement sensible ici aux deux derniers points décrits dans ce nouveau mode de production intellectuelle en raison de leur accord avec le modèle de développement du logiciel libre et de la documentation libre :

  1. Le caractère non propriétaire de l’édition, la traduction et l’annotation des textes.

  2. Le respect de la propriété intellectuelle des éditeurs.

Un dernier exemple mérite d’être cité : il se nomme The Homer Multitext project. À juste titre, il a été salué en 2010 par Gregory Crane comme « le projet le plus important aux États-Unis dans le domaine des études classiques » (2010). Il s’agit d’un projet collaboratif d’édition en ligne dont le but est de donner accès à une série de textes traduits et d’images des sources et témoins utilisés sous la forme d’éditions diplomatiques. Il faut souligner que le travail d’étudiants de premier cycle est particulièrement attendu et bienvenu. Comme le remarque Crane (2010), la qualité des réalisations dépasse toutes les attentes. Ajoutons que toute personne souhaitant contribuer est invitée à s’approprier les technologies qui ont été choisies par les responsables à l’origine du projet, à savoir : l’éditeur de texte et la validation du code xml, la ligne de commande (Bash et l’utilisation de Bash sur un système POSIX), les systèmes de contrôle de version distribués (Git) et les conteneurs d’applications (Docker)Cf. « Technologies for editing the HMT ».↩︎.

Conclusion

Il n’y a pas meilleure conclusion car cette approche rejoint l’idée de la formation idéale aux études classiques décrite plus haut, alliant au contact direct avec les textes et les sources primaires une solide formation à l’écriture numérique. Une magnifique initiative permettant d’inscrire une formation millénaire dans l’âge numérique. Une question demeure cependant : dans le cas du projet Suda On Line, le texte de référence est celui de l’édition Adler (Leipzig, Teubner, 1928–33, 4 vol.) dont le texte est présenté par défaut sans apparat critique aux contributeursCf. « Instructions for editors ».↩︎. On en connaît l’effet inavouable et inavoué : le site est utilisé car il donne un accès facile et de grande qualité au texte, mais c’est l’édition Adler seule qui continue à figurer dans les notes de bas de page des travaux savants.

Références
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Robert Alessi

Membre statutaire de l’Unité Mixte de Recherche « Orient & Méditerranée » (CNRS UMR 8167, Paris). Son travail porte sur l’édition des textes médicaux grecs et arabes, l’histoire de la médecine, mais aussi sur l’informatique appliquée aux études classiques. Il a conçu plusieurs logiciels de saisie d’éditions critiques multilingues destinées à l’impression et à l’export au format TEI xml.