Les éditions critiques numériques

Éditions critiques imprimées et numériques

Éditions critiques imprimées et numériques

De l’homme à la machine

Robert Alessi

Robert Alessi, « Éditions critiques imprimées et numériques », dans Robert Alessi, Marcello Vitali-Rosati (dir.), Les éditions critiques numériques : entre tradition et changement de paradigme (édition augmentée), Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2023, isbn : 978-2-7606-4857-9, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/12-editionscritiques/chapitre3.html.
version 0, 27/03/2023
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

L’avènement de l’ère numérique résulte d’un processus continu, non d’une rupture brutale dans la tradition. De profondes différences séparent pourtant la tradition imprimée de la tradition numérique. Ces différences sont particulièrement sensibles dans le domaine des éditions critiques. On ne reviendra pas ici sur les rapprochements méthodologiques qui existent entre le développement des logiciels et celui de l’écriture d’une édition critique numérique. Toutes aussi importantes sont en effet les questions de différence dans la forme des éditions critiques imprimées ou numériques. Trop souvent, on estime que les éditions numériques présentent l’avantage de dépasser les contraintes liées à la page physique. Mais que devient la lecture savante d’un texte édité s’il n’est pas possible de le saisir dans un même mouvement de l’intelligence avec les variantes essentielles qui l’accompagnent ? Posons autrement la question : passant de l’homme à la machine, le statut du texte édité n’est-il plus le même ? Peut-on parler de changement de nature et quelles seraient alors les conséquences d’un tel changement ?

En 1924, quatre ans après la publication des premiers volumes des éditions Guillaume Budé, Louis Havet, alors professeur de philologie latine au Collège de France, publia un fascicule de vingt-deux pages intitulé Règles et recommandations générales pour l’établissement des éditions Guillaume Budé (1924). À cette date, plus de trente volumes de textes grecs et latins étaient parus, mais comme on peut le savoir à la lecture du court avertissement qui précède les règles elles-mêmes, il s’agissait alors moins de tenter d’harmoniser la présentation des éditions que de mettre à disposition du public des règles qui étaient déjà connues et suivies par les premiers éditeurs. En revanche, près de cinquante ans plus tard, lorsque paraissent deux fascicules distincts de Règles, l’un pour le grec, l’autre pour le latin (Irigoin 1972 ; André 1972), le soin de l’harmonisation est posé dès l’avant-propos du fascicule consacré à la série grecquePour un exemple similaire (éditions Teubner), voir note suivante.↩︎ :

Depuis que Louis Havet, en 1924, a publié ses Règles et recommandations aujourd’hui épuisées, certains des sages principes qu’il avait établis sont tombés dans l’oubli par la faute des éditeurs, d’autres se sont révélés peu commodes à observer, et les changements dans les habitudes qui accompagnent la succession des générations paraissent nécessiter de nouvelles recommandations.

Il est en effet indispensable, si l’on veut éviter l’anarchie, qu’une certaine uniformité – qui n’exclut pas des adaptations de détail – règne dans les volumes de la Collection des Universités de France… (Irigoin 1972, V)

Cette remarque permet d’emblée de relever une différence essentielle entre les éditions imprimées et les éditions numériques. Les deux ont au moins en commun de présenter des textes reconstruits par un travail savant d’après des témoins manuscrits dont certains peuvent transmettre le texte sous le titre de l’œuvre originale – c’est la tradition directe –, tandis que d’autres en donnent des citations, des rédactions parallèles ou encore des traductions dans d’autres langues : c’est ce que l’on nomme au sens large la tradition indirecte. Les textes édités sont toujours accompagnés d’un appareil de notes dans lesquelles sont consignées les leçons des manuscrits entre lesquelles des choix ont été opérés – c’est l’apparat critique – et les sources de la tradition indirecte sur lesquelles l’édition s’est appuyée – c’est l’apparatus testium pour les citations, assorti s’il y a lieu d’un apparatus similium pour les rédactions parallèles, les deux étant parfois confondusSur l’édition critique et la critique textuelle, on lira avec grand profit l’ouvrage de West (1973), Textual Criticism and Editorial Technique, naguère écrit à la requête de la maison Teubner à un moment où les livres de Otto Stählin (Stählin 1914) et de Paul Maas (Maas 1960) demandaient à être remplacés. La notice bibliographique de Martin L. West (1973) doit être rapprochée de l’avant-propos de Jean Irigoin cité ci-dessus : il indique en effet dans les mêmes termes que Jean Irigoin que le remplacement de l’ouvrage de Stählin est rendu nécessaire par le changement dans les habitudes : « Stählin’s work, the only detailed treatment of editorial method, was excellent in its day, but many of its recommendations have been left behind by fashion » (1973, 5). La bibliographie d’ensemble est immense mais les titres les plus importants sont donnés par L. D. Reynolds et N. G. Wilson (1991, 288‑94) dans les notes consacrées au chapitre 6 intitulé « Textual criticism* ».↩︎. Imprimées ou numériques, les éditions critiques présentent des textes accompagnés de notes suivant un formalisme rigoureux. Mais des remarques liminaires, telles que celles de J. Irigoin ou Martin L. West (1973) que l’on vient de lire, montrent clairement que le formalisme de la tradition imprimée n’est pas de la même nature que celui de la pratique numérique car les conventions suivies dans les éditions imprimées sont en fait le produit de changements transmis de génération en génération durant plus de trois sièclesReynolds et Wilson (1991, 164‑206, chap. 5, « Some aspects of scholarship since the Renaissance »), fournissent un excellent exposé d’ensemble sur la tradition savante depuis la Renaissance.↩︎. La maîtrise de ces conventions s’apparente donc à celle d’une langue pourvue de signes, de termes techniques, de règles et d’ornements de style où le latin occupe la première place. Connaître cette langue, c’est aussi la connaître dans le temps et être en mesure de la suivre à une époque où elle n’était pas codifiée comme elle l’est aujourd’hui par les grandes maisons d’édition. La lecture méthodique de cette langue requiert certes un entraînement particulier, mais elle repose sur l’intelligence humaine et sa faculté d’interpréter naturellement les termes, les signes et l’économie de leur disposition. Et pour la même raison, cette lecture reste inaccessible à une machine. Autrement dit, tandis que les notes critiques des éditions imprimées sont écrites dans une langue suivant une grammaire qui lui est propre, celles des éditions numériques sont saisies dans un code structuré formé d’éléments subordonnés et d’attributs, chacun destiné à recevoir un contenu qui lui est propre.

Écriture ou saisie des notes critiques, telles sont les opérations premières par lesquelles les éditions imprimées se distinguent des éditions numériques. Mais avant de tenter d’illustrer cette différence par des exemples concrets, on voudrait proposer ici une réflexion sur l’espace physique lui-même consacré à ces notes. Si l’on se tient aux éditions modernes, on constate que ces notes peuvent se trouver en trois endroits : avant le texte édité, au fil du texte édité ou bien après celui-ci. Parfois les notes sont réparties en deux de ces trois endroits selon leur importance pour l’intelligence du texte. En règle générale, les éditions qui ne donnent les notes qu’avant ou après le texte sont des éditions abrégées parues après d’autres éditions critiques plus importantes qui ont une valeur constituanteOn peut ici donner l’exemple des Extraits des Orateurs attiques de Louis Bodin (1934) : les notes critiques sont imprimées aux pages VIII-XVI.↩︎. Dans les autres cas, les notes critiques accompagnent toujours le texte. On peut alors les trouver au bas de chaque page ou bien immédiatement à la suite du texte dans certaines éditions de scholies ou de fragments. Il faut ici avoir à l’esprit que les apparats critiques rendent différents offices dont le premier est de permettre au lecteur de mesurer la valeur de ce qu’il lit. Le passage est-il certain ? A-t-il été amélioré par l’éditeur ? Vient-il d’une conjecture savante ? Se trouve-t-il corrompu ? La leçon choisie est-elle satisfaisante ? Telles sont les questions que la lecture courante d’un texte pourvu de notes critiques doit rendre possibles. Quant aux notes placées avant ou après le texte, le plus souvent à la fin de la notice qui le précède, elles portent généralement sur des variantes qui ne servent pas directement à l’intelligence du texte. Telles sont les variantes orthographiques ou dialectales. On peut ici donner l’exemple du grec ionien d’Hérodote ou Hippocrate dont les formes dialectales furent progressivement modernisées. Mais il arriva aussi, notamment vers la fin de la période hellénistique, que certaines formes anciennes fussent restaurées ou que d’autres, fautives, fussent artificiellement introduites dans la tradition. On imprimera alors à la fin de la notice ces variantes qui ont une importance capitale pour l’étude de l’évolution de la langue, mais encombrent inutilement l’apparat critique et ralentissent sa lectureS’agissant de l’ionien d’Hippocrate, l’édition du traité de La nature de l’homme par Jacques Jouanna (2002) fournit un exemple remarquable de cette distribution : l’apparat critique y est soulagé des variantes dialectales qui sont imprimées aux pages 151-155, à la suite d’une longue étude portant sur le dialecte ionien d’Hippocrate.↩︎.

Dans le domaine des éditions numériques, la situation se présente de manière différente. Les variantes sont parfois encodées comme des notes continues dans lesquelles aucune distinction n’est faite entre lemmes, variantes et sigles des manuscrits, de la façon suivante :

<note>quod <em>VDH</em>: -ot <em>M<hi rend="sup">1</hi></em>
-os <em>M<hi rend="sup">2</hi></em></note>

au lieu du code structuré suivant :

<app>
  <lem wit="#V #D #H">quod</lem>
  <rdg wit="#M1">quot<rdg>
  <rdg wit="#M2">quos<rdg>
</app>

Cette distinction étant posée, on voit que le tri entre les variantes selon leur importance ne se pose pas de la même manière dans les éditions numériques. Pour prendre un nouvel exemple, dans le code suivant :

<app ana="#orthographical">
  <lem wit="#A">cum</lem>
  <rdg wit="#B">quom</rdg>
</app>

l’attribut @ana permettra de donner au lecteur le loisir d’exclure lors de la consultation différentes séries de variantes. L’édition en ligne des Bucoliques de Calpurnius Siculus (Giarratano [1910] 2017), fournie à titre de spécimen par le projet Digital Latin Library, offre un excellent exemple de ces possibilités en permettant au lecteur d’exclure de l’apparat critique les variantes orthographiques, morphologiques ou lexicalesConsulter par exemple le chant I.↩︎.

En revanche, la place dévolue dans les éditions numériques aux notes critiques essentielles à l’établissement du texte et son intelligence, pour n’être plus liée aux contraintes de la page imprimée, n’obéit actuellement à aucun formalisme particulier. Le tableau 3.a ci-dessous donne une liste de trente-deux éditions critiques numériques de textes latins ou grecs de l’Antiquité pourvus d’un apparat critiqueIl faut mentionner un autre catalogue en ligne, le Catalog of Digital Scholarly Editions (Sahle 2020–). La même recherche produit une liste différente de trente titres. Pour une analyse approfondie de ces deux catalogues, on lira Michelone (2021).↩︎.

Tableau 3.a – Éditions numériques (latin/grec)

Nom URL
1 Saint Patrick’s Confessio http://www.confessio.ie
2 Vindolanda Tablets Online http://vindolanda.csad.ox.ac.uk/index.shtml
3 Vindolanda Tablets Online II http://vto2.classics.ox.ac.uk
4 Codex Sinaiticus http://codexsinaiticus.org/en
5 Catullus Online http://www.catullusonline.org/CatullusOnline/index.php
6 Euripides Scholi http://euripidesscholia.org
7 Inscriptions of the Northern Black Sea (IOSPE) http://iospe.kcl.ac.uk/corpus/index.html
8 Corpus Rhythmorum Musicum (SAEC. IV-IX) I - Songs from non-liturgical sources http://www.corimu.unisi.it
9 The Confessions of Augustine : An Electronic Edition http://www.stoa.org/hippo
10 The Derveni Papyrus http://chs.harvard.edu/CHS/article/display/5418
11 The Gospel according to St. John http://www.iohannes.com
12 The Online Critical Pseudepigrapha http://ocp.tyndale.ca
13 Digital Nestle-Aland http://nestlealand.uni-muenster.de
14 The Vergil project. Resources for Students Teachers, and Readers of Vergil http://vergil.classics.upenn.edu
15 M. Valerii Martialis Epigrammaton Liber IV http://www.curculio.org/Martial/Martial04.html
16 P. Ovidii Nasonis Heroides I http://www.curculio.org/Ovid/h01.html
17 Sexti Propertii Elegiae http://www.curculio.org/Propertius/index.html
18 Sulpiciae Conquestio http://www.curculio.org/Sulpiciae/index.html
19 Claudii Claudiani Carmina Latina http://www.curculio.org/Claudian/index.html
20 D. Iunii Iuvenalis Saturae http://www.curculio.org/Juvenal/index.html
21 Inscriptiones Graecae in Croatia Repertae (IGCR) http://www.ffzg.unizg.hr/klafil/dokuwiki/doku.php/z:epidoc-hrvatska
22 Hyperdonat http://hyperdonat.ens-lyon.fr
23 Inscriptions of Aphrodisias Project http://insaph.kcl.ac.uk/index.html
24 Inscriptions of Roman Cyrenaica http://ircyr.kcl.ac.uk
25 Inscriptions of Roman Tripolitania http://irt.kcl.ac.uk/irt2009
26 Galenus’ commentary on Hippocrates’ “On the articulations” http://pom.bbaw.de/cmg
27 Inscriptions of Israel/Palestine http://www.stg.brown.edu/projects/Inscriptions/index.shtml
28 Septuaginta LXX http://septuaginta.net
29 Sappho’s Poems http://inamidst.com/stuff/sappho
30 Bibliotheca Iuris Antiqui (BIA) http://www.ittig.cnr.it
31 Digital Athenaeus http://digitalathenaeus.org
32 Inscriptions of Greek Cyrenaica - Greek Verse Inscriptions of Cyrenaica https://igcyr.unibo.it

Les filtres suivants ont été appliqués :
« period: antiquity; language: lat,grc; scholarly: yes ».

On y trouve des textes versifiés ou non, mais aussi des inscriptions et des éditions de scholies. Quand les lignes sont courtes – notamment dans les textes versifiés&nbsp– et si les notes critiques qui leur sont attachées sont succinctes, il reste possible de lire ensemble le texte et les notes. C’est ainsi que se présentent sous une forme simple les textes face aux numéros 15 à 20. Mais si ces notes gagnent en nombre ou en longueur, leur dissimulation derrière des symboles abolit tout principe de lecture simultanée ou continue. Le texte des Bucoliques mentionné plus haut fournit un exemple de ce type de présentation. On peut alors accéder aux notes critiques de deux façons, soit par des symboles bleus placés dans la marge, soit à la fin de chaque chant. Mais il n’est pas possible de lire en même temps le texte latin et l’apparat critique. Ce dernier exemple est intéressant car nul ne saurait nier que la présentation des textes de la Digital Latin Library ne soit particulièrement soignée. Par ailleurs, l’encodage des textes de cette collection au format TEI xml repose sur des recommandations particulièrement rigoureuses qui ont été examinées en profondeurLire les recommandations de Samuel J. Huskey et Hugh Cayless (2020) et le compte rendu par Donald J. Mastronarde (2017).↩︎.

Il faut pourtant reconnaître qu’une présentation dans laquelle il n’est pas possible de suivre le texte édité et les variantes qui l’accompagnent dans un même mouvement de l’intelligence pose de sérieuses difficultés car les variantes ne sont pas faites pour être facultativement consultées. C’est en fait le contraire : les incertitudes dans la transmission ou les conjectures forment avec le texte un ensemble inséparable. Dans son ouvrage mentionné plus haut, Martin L. West (1973) illustre magnifiquement cette idée par l’anecdote suivante rapportée par Eduard Fraenkel, dans son volume des Scripta minora choisis de Friedrich Leo (1960). L’anecdote met en scène Fraenkel lui-même face à son maître :

I had by then read the greater part of Aristophanes, and I began to rave about it to Leo, and to wax eloquent on the magic of this poetry, the beauty of the choral odes, and so on and so forth. Leo let me have my say, perhaps ten minutes in all, without showing any sign of disapproval or impatience. When I was finished, he asked : “In which edition do you read Aristophanes ?” I thought : has he not been listening ? What has his question got to do with what I have been telling him ? After a moment’s ruffled hesitation I answered : “The Teubner”. Leo : “Oh, you read Aristophanes without a critical apparatus.” He said it quite calmly, without any sharpness, without a whiff of sarcasm, just sincerely taken aback that it was possible for a tolerably intelligent young man to do such a thing. I looked at the lawn nearby and had a single, overwhelming sensation : νῦν μοι χάνοι εὐρεῖα χθών. Later it seemed to me that in that moment I had understood the meaning of real scholarship (West 1973, 7).

J’avais alors lu la plupart d’Aristophane et commencé à présenter à Leo mes élucubrations à ce sujet ; je me faisais éloquent sur la magie de cette poésie, la beauté de la lyrique chorale, et ainsi de suite à l’envi. Leo me laissa dire mon dit sans doute dix minutes durant, sans la moindre marque de désapprobation ou d’impatience. Quand j’eus terminé, il demanda : “Dans quelle édition lisez-vous Aristophane ?” Je me dis : n’a-t-il donc pas écouté ? Quel est le rapport de sa question avec ce que je lui ai dit ? Au bout d’un instant de trouble et d’hésitation, je répondis : “Dans l’édition Teubner.” Leo : “Ah, vous lisez Aristophane sans apparat critique.” Il dit cela avec calme, sans la moindre raideur, sans une once de sarcasme, seulement sincèrement surpris qu’il fût possible à un jeune homme relativement intelligent de faire une telle chose. Observant le gazon à proximité, je fus envahi par ce simple sentiment : νῦν μοι χάνοι εὐρεῖα χθών« Et maintenant, puisse la terre s’ouvrir pour m’engloutir. » Cf. Homère, Iliade, VI, 282 ; VIII, 150.↩︎. Il m’apparut plus tard que ce fut à ce moment que je compris ce qu’était la véritable érudition. [Notre traduction]

La remarque de F. Leo ne doit pas faire penser que la lecture d’un texte ancien que n’accompagne pas celle des variantes qui lui sont associées n’est pas légitime ou ne permet pas de goûter la beauté du texte. Elle signifie que faute de prendre connaissance des variantes au fil de la lecture, il est impossible de faire la part de ce qui tient au texte lui-même et de ce qui revient au travail de reconstitution lors de son édition. Par ailleurs, comme le remarque justement Martin L. West (1973), les éditeurs ne sont pas toujours dignes d’une confiance aveugle. Il en résulte que seule la lecture de l’apparat critique permet de ne pas dépendre de leur autorité« Unfortunately editors are not always people who can be trusted, and critical apparatuses are provided so that readers are not dependent upon them » (West 1973, 9).↩︎.

On avance ici que c’est à tort que l’on estime trop souvent que la disposition héritée de la tradition imprimée ne vient que des contraintes liées à la page physique. S’en tenir à cette remarque, pourtant juste en elle-même, c’est oublier que seule cette disposition permet une lecture savante du texte édité. Autrement dit, présenter sur un même lieu et pour un même regard un texte, puis une série de citations ou passages parallèles, puis un apparat critique, c’est adopter une disposition scientifique. Si le commentaire n’est pas trop abondant, il suivra l’étage des variantes et toute traduction sera imprimée en vis-à-vis. Comme on l’a dit plus haut, dans le cas d’éditions de fragments ou de scholies, on peut encore intercaler les notes critiques entre les fragments ou les scholies. On opposera à cela la pratique courante des éditions numériques qui consiste à dissimuler les notes critiques derrière des liens ou des symboles dispersés au fil des mots ou dans les marges : cela ressort d’une méthode qui rend possible la consultation des textes, non leur lecture.

Cette notion de lecture savante d’un texte édité heurte sans doute le modèle de l’édition critique numérique tel qu’il est couramment entenduPour une tentative de définition de la notion d’édition critique numérique (scholarly digital edition), lire Patrick Sahle (2016), avec la bibliographie.↩︎. Par exemple, P. Sahle voit essentiellement dans l’édition critique numérique le dépassement d’une limite inhérente à la tradition imprimée :

It can be said that digital editions follow a digital paradigm, just as printed editions have been following a paradigm that was shaped by the technical limitations and cultural practices of typography and book printing. With the mere digitization of printed material, the implications of a truly digital paradigm cannot be realized (Sahle 2016, 26‑27).

On peut dire que les éditions numériques se conforment à un paradigme numérique de même que les éditions imprimées se sont conformées à un paradigme façonné par les limites de la technique et les pratiques culturelles de la typographie et de l’impression des livres. La numérisation de supports imprimés ne saurait à elle seule consacrer l’existence d’un paradigme réellement numérique. [Notre traduction]

On ne saurait contester ce qui s’ensuit de ce principe : « une édition numérisée n’est pas une édition numérique » (2016, 27). Mais dans son analyse de ce qu’il nomme le digital paradigm, l’auteur en vient à l’idée que cette notion conduit à revoir ce qu’il faut entendre par « texte » : unique dans les éditions imprimées, celui-ci se présente de multiples façons dans les éditions numériques. Fait pour être lu sous forme imprimée, il se présente dans les éditions numériques sous plusieurs formes dont chacune peut être l’objet d’une analyse et d’un travail particuliers. Des exemples sont donnés (2016, 30‑31), tels que le fac-simile numérique, les transcriptions, les traductions, la représentation sous forme de bases de données, etc. Voici enfin en quels termes le modèle numérique est distingué du modèle imprimé :

As regards the digital paradigm, the expansion of the textual representation comes with the inversion of the role of the critically edited text. Within the typographic paradigm, the edited text is by far the most important feature, the core and the exclusive centre of the edition. All other forms of evidence, such as illustrative images, bibliographic information, details of script and typesetting, variant readings or semantic interpretations, are just substrata to or fortifications of it. Within the digital paradigm, the process is reversed : the editor does not write the edited text. Rather, it is developed gradually from the material documents, from visual evidence through the transcription and through the application of critical, historical, stylistic and philological knowledge. In the digital edition there is little reason to hide these other layers of textual representation from the user. But as one effect of this change in methodology, the edited text is relativized and the multiple text is facilitated (Sahle 2016, 31).

Au sujet du paradigme numérique, la part croissante qu’a pris la façon dont les textes sont représentés a entraîné l’inversion du rôle joué par le texte faisant l’objet de l’édition critique. Dans le paradigme typographique, le texte édité est de loin l’élément le plus important ; il est au cœur et au centre de l’édition, à l’exclusion des autres <éléments>. Toutes les autres formes de témoignage, comme les illustrations, la bibliographie, les détails de l’écriture et de la mise en page, les variantes ou les interprétations sémantiques, n’en sont que des soubassements et des fortifications. Dans le paradigme numérique, c’est le phénomène inverse : l’éditeur n’écrit pas le texte édité. Au lieu de cela, celui-ci émerge progressivement des documents matériels, depuis ce qui se donne à voir, en passant par la transcription et l’application d’un savoir critique, historique, stylistique et philologique. Dans l’édition numérique, rares sont les raisons de dissimuler ces autres strates de représentations textuelles à l’utilisateur. Mais ce changement de méthode fait que si le texte édité est relativisé, l’accès au texte multiple s’en trouve facilité.

Sur la place centrale du texte édité dans la tradition imprimée, on s’accordera avec cette présentation. Mais soutenir, par exemple, que les variantes fournies dans l’apparat critique ont une valeur accessoire et ne sont au plus que soubassement et fortifications, c’est simplement ignorer ce qui constitue l’intérêt de la critique textuelle. Faute d’avoir à l’esprit que les œuvres reçues de l’Antiquité et du Moyen Âge ont été transmises par de longues séries de copies dont absolument aucune n’est exempte de fautes, on perd son chemin. Comme ces textes sont inséparables de leurs variantes, lire les œuvres en regardant les variantes comme une sorte de remblai sur lequel on a assis un édifice à contempler revient à méconnaître la nature des textes anciens telle que Martin L. West l’a posée dès les premières pages de son chapitre consacré à la critique textuelle (1973). Juste après avoir ouvert ce chapitre par l’anecdote rapportée par E. Fraenkel que l’on a citée plus haut, voici ce qu’il écrit au sujet des œuvres anciennes :

In almost all cases those writings have survived, if they have survived at all, only in copies many stages removed from the originals, copies of which not a single one is free from error. Often the errors are so great that it is no longer possible to tell what the author meant to say. It follows that anyone who wants to make serious use of ancient texts must pay attention to the uncertainties of the transmission ; even the beauty of the choral odes that he admires so much may turn out to have an admixture of editorial guesswork in it, and if he is not interested in the authenticity and dependability of details, he may be a true lover of beauty, but he is no serious student of antiquity (West 1973, 7‑8).

Dans presque tous les cas, si tant est que ces écrits ont survécu, ils n’ont survécu que dans des copies très éloignées des originaux, dont absolument aucune n’est exempte d’erreurs. Souvent, ces erreurs sont si importantes qu’il n’est plus possible d’expliquer ce que l’auteur a voulu dire. Il s’ensuit que quiconque souhaite utiliser sérieusement les textes anciens doit se pencher sur les incertitudes de leur transmission ; jusqu’à la beauté de la lyrique chorale qu’il admire au plus haut point peut s’avérer le résultat d’un mélange de conjectures d’éditeurs; s’il n’a point d’intérêt pour l’authenticité des détails et leur fiabilité, il sera au plus un véritable amoureux de la beauté, mais nullement un étudiant sérieux de l’Antiquité. [Notre traduction]

Quoi qu’il en soit de cette distinction opérée par P. Sahle entre les éditions critiques imprimées et les éditions critiques numériques, il est intéressant de relever que, suivant son analyse, celles-ci semblent consacrer l’effacement de la personne du lecteur au profit de celle de l’utilisateur (angl. « user »). Et partant, de la notion d’un « texte éditéLire plus haut : « Within the digital paradigm… the editor does not write* the edited text*. » Pour une analyse critique de ce modèle, lire Franz Fischer (2019, 212‑13).↩︎ », on passe à celles de contenu et de fonctionnalités. Par exemple, le principe suivant lequel « une édition numérisée n’est pas une édition numérique » (voir plus haut) est développé comme suit :

A digital edition cannot be given in print without significant loss of content and functionality (Sahle 2016, 27).

Une édition numérique ne peut être imprimée qu’au prix d’une perte importante de contenu et de fonctionnalité. [Notre traduction]

On suit aisément l’idée défendue ici : dans les éditions numériques, les multiples fonctions mises à la disposition du lecteur font de lui un lecteur agissant, libre de former des « requêtes » de nature à produire des résultats. Saisie sous forme de base de données et associée à des fonctions informatiques, l’édition numérique consacre ainsi la notion de texte multiple« … as one effect of this change in methodology, the edited text is relativized and the multiple text is facilitated » (Sahle 2016, 31).↩︎.

Mais à lire que toute édition critique conçue dès le départ comme une édition numérique cesse de l’être si on peut en produire une version imprimée « sans perte de fonctionnalité », les spécialistes de la critique textuelle ressentiront une certaine perplexité. Non seulement le principe est raide, mais encore il introduit une rupture fort discutable entre la tradition imprimée et l’ère numériqueSur l’avènement de l’ère numérique comme le résultat d’un processus continu et non d’une rupture dans la tradition, lire Marcello Vitali-Rosati (2018, 10, 33‑36, 42, 51, 58, 70).↩︎. On peut aussi en mesurer les conséquences en consultant le Catalogue of Digital EditionsUn extrait de ce catalogue est donné dans le tableau 3.a : Éditions numériques (latin/grec). Sur l’application des principes posés par P. Sahle dans la constitution de ce catalogue, lire Greta Franzini et Simon Mahony (2016, 163‑64). L’édition spécimen des Bucoliques de Calpurnius Siculus mentionnée plus haut ne figure pas dans ce catalogue. La raison de cette absence vient-elle de l’intention affirmée par les responsables du Digital Latin Library Project de produire des éditions imprimées par transformation du code TEI xml vers le format LaTeX ? On ne saurait le dire. Lire à ce sujet le billet de blog publié récemment par Samuel J. Huskey (2020).↩︎ publié et mis à jour par G. Franzini (2016–). L’exemple le plus significatif est fourni par l’édition monumentale des scholies à Euripide par Donald J. Mastronarde (2020). Jusque dans les moindres détails, cette édition correspond aux exigences scientifiques les plus rigoureuses.

Figure 3.a – Euripides Scholia

Crédits : D.J. Mastronarde (éd.)

Comme on peut le voir sur la figure 3.a, deux menus sont proposés : le premier permet de choisir les scholies selon leur date (scholia vetera, recentiora) ou bien par exemple les collections associées à Manuel Moschopoulos, Demetrius Triclinius, Thomas MagisterLe classement des scholies à Euripide est particulièrement complexe. Lire à ce sujet Donald J. Mastronarde (2017). En ce qui concerne l’édition en ligne des scholies, consulter : « Classification of the Scholia by Date or Autorship ».↩︎, tandis que le second permet de choisir ce que l’on veut lire (texte, traduction et apparat critique, texte et traduction, texte et apparat critique ou enfin texte seul). L’ordre de présentation est conforme à ce que le lecteur doit pouvoir attendre et permet une lecture savante, suivant en même temps le texte et les variantes. L’édition elle-même a été saisie en TEI xml mais sans recourir au mécanisme du module dédié aux apparats critiques. Enfin, une fois l’édition convertie au format html, les fichiers ont été assemblés puis convertis au format PDF. Comme l’explique l’éditeur, le but recherché est avant tout celui de la conservationLire le détail ici : « The XML Structure and Technical Details ». L’ouvrage est disponible aux presses de l’université de Berkeley : Euripides Scholia : Scholia on Orestes 1–500. Sur cette page de présentation, on lit ceci à la date du 16 septembre 2021 : « A web and PDF version of the online edition of scholia at euripidesscholia.org, covering Release 1 (2020) of the annotations on Euripides, Orestes 1–500. This version is intended for digital preservation purposes. Updates and greater functionality are available at the online site. »↩︎.

Mais pour la même raison et en application des critères de distinction établis par P. Sahle, cette édition n’est pas considérée comme une édition numérique dans le catalogue de G. FranziniLire la notice « Euripides Scholia ». La notice est inexacte sur certains points.↩︎. On ajoutera que sur les trente-deux éditions de textes latins et grecs tirées de ce catalogue, l’édition des scholies à Euripide est la seule qui soit exclue de cette catégorie. Cette édition se trouve aussi dans le Catalog of Digital Scholarly Editions mentionné ci-dessus du même P. Sahle (2020–), mais les filtres d’affichage mis à disposition ne permettent pas de savoir si elle entre dans la catégorie des éditions numériques.

Cela est d’autant plus regrettable que l’édition de D. J. Mastronarde est aujourd’hui une édition de référence des scholies à l’Oreste d’Euripide. Quoi qu’il en soit de la raideur dans ces positions de principe, on voudrait avant de terminer proposer une réflexion sur l’intérêt de ce type d’édition. Deux points retiendront l’attention : celui de la saisie de textes et de variantes sous le rapport de leur destinataire – homme ou machine – et celui de la lecture et de la conservation.

Figure 3.b – Euripides Scholia, Or. 1. 02.

Crédits : D.J. Mastronarde (éd.)

La figure 3.b donne un exemple simple à suivre de présentation des scholies. Comme on peut le voir, chaque scholie est précédée par le titre abrégé de la tragédie, suivi du numéro du vers sur lequel elle porte. Le numéro de la scholie est enfin indiqué par deux chiffres après le point. Nous lisons donc la deuxième scholie attachée au premier vers de l’OresteLa suite indique qu’elle porte sur les cinq premiers vers. Les mots abrégés placés entre parenthèses « (vet exeg) » qui suivent la référence désignent le « type » et le « sous-type » de la scholie. Le premier donne une idée de la date ou de l’auteur tandis que le second caractérise le contenu de la scholie.↩︎. Dans les cinq paragraphes qui suivent, on trouve successivement : le texte de la scholie (le cas échéant précédé du lemme) suivi de la liste des manuscrits qui la donnent, la traduction, l’indication de la position de la scholie dans les manuscrits, l’apparat critique, les références aux éditions précédentes et enfin une série de mots-clefs.

On ne peut pas accéder aux fichiers xml de l’édition, mais D. J. Mastronarde explique en détail quels sont les principes d’encodage qu’il a suivisVoir note antérieure.↩︎. Quatre niveaux de division sont utilisés ici, de <div1> à <div4>Le modèle suivi définit en tout huit étages possibles qui sont décrits par l’éditeur dans la préface : « The Structure and Conventions of Presentation ».↩︎. Le premier s’applique à la tragédie dont les scholies sont éditées. On peut ensuite avoir un ou deux éléments <div2>, l’un pour ce qui se lit en tête du texte (p. ex. le sujet de la pièce, hypothesis) et l’autre pour les scholies. Chaque scholie est quant à elle saisie dans un élément <div3> qui lui est propre. Enfin, les cinq étages de notes qui se trouvent sous la scholie sont saisis chacun dans un élément <div4> propre. Il faut observer que l’apparat critique n’est lié au texte par aucune des trois méthodes recommandées et que les modules des nos 10 (Manuscript Description), 11 (Representation of Primary Sources) et 12 (Critical Apparatus) de TEI xml, et ne sont pas utilisés.

Comme l’explique l’éditeurIl s’agit de la notice consacrée à la structure xml : voir note antérieure.↩︎, le modèle suivi pour l’apparat critique correspond donc au premier des deux modèles dont on a donné un aperçu plus haut. Les manuscrits utilisés n’ont pas été déclarés dans l’en-tête du document TEI xml et le texte de l’apparat a été saisi comme un paragraphe ordinaire dans lequel les numéros de renvoi ont été insérés manuellement. Il en résulte que toute opération de tri, sélection ou extraction de données est impossible. D’après la description fournie par l’éditeur, voici comment on peut se représenter les deux premières entrées de l’apparat critique correspondant à Oreste, 1.02 (fig. 3.b) :

<p>
  <seg type="appItem">1 καὶ prep. Rw</seg>
  <seg type="appItem">ποιούμενος om. Pr<hi rend="sup">a</hi></seg>
</p>

En revanche l’utilisation des modules TEI xml nos 10 et 12 aurait conduit à encoder les mêmes données comme suitPour encoder l’apparat critique, on a suivi ici la méthode de la segmentation parallèle (voir « TEI - 12.2 Linking the Apparatus to the Text ») qui se trouve être à la fois la moins contraignante et la plus couramment utilisée.↩︎ :

<app>
  <lem wit="#V #Pra #Prb">κατασκευὴν</lem>
  <rdg wit="#Rw">καὶ κατασκευὴν</rdg>
</app>
<app>
  <lem wit="#V #Prb #Rw">ποιούμενος</lem>
  <rdg wit="#Pra"/>
</app>

Ces exemples sont intéressants car ils permettent de prendre la mesure des avantages et des inconvénients attachés à l’une ou l’autre façon. Mais le plus important est ici de remarquer que si la première méthode rend impossible l’exploitation informatique des données liées aux manuscrits, c’est que l’écriture des notes suivant la tradition humaniste est par nature inaccessible aux machines. On dira qu’il reste possible d’utiliser des attributs supplémentaires qui serviront à restituer les expressions latines lors de la transformation. Mais c’est oublier que les phrases seront alors lacées dans un même corset, les mots toujours les mêmes, toujours à la même place. C’est surtout oublier que les bons éditeurs utilisent le latin pour marquer des différences subtiles mais importantes. Pour revenir sur l’exemple choisi ici, le latin om. (pour omisit) marque l’idée que l’omission est fautive. Dans les textes versifiés, il y a ainsi une grande différence entre « 34 om. A » et « 34 deest in A » : dans le second cas, on indique en effet que l’omission du vers 34 n’est pas nécessairement fautive.

Au service de la même idée, on trouvera une série d’autres exemples commentés chez Cynthia Damon (2016). Tous ces exemples permettent d’insister sur les subtilités de l’écriture des apparats critiques et montrent qu’elles ne sont réellement accessibles qu’aux lecteurs expérimentés. Voici ce qu’elle écrit au sujet de la façon dont est consignée une variante dans le Traité de la chose militaire de Végèce :

The simplest sort of note reports variants whose distribution enables the editor to reconstruct the archetype and arrive at a printable text. In a tradition with three branches, for example, such as that of Vegetius’ Epitoma rei militaris, the agreement of two against the third will give you the reading of the archetype :

3.9.3 perscribam εβ : de- δ

Here ε, β and δ represent the heads of the three principal families of the tradition. The editor, following the agreement of ε and β, prints perscribam. The variant describam in δ is an innovation (Damon 2016, paragr. 5–6).

Les notes sous leur forme la plus simple consignent des variantes dont l’arrangement permet à l’éditeur de reconstruire l’archétype et de parvenir à un texte imprimable. Dans une tradition à trois branches, par exemple, telle que celle de l’Epitoma rei militaris de Végèce, l’accord de deux d’entre eux contre le troisième vous donnera la leçon de l’archétype :

3.9.3 perscribam εβ : de- δ

Ici, ε, β et δ représentent les ancêtres des trois principales familles de la tradition. L’éditeur, conformément à l’accord de ε et β, écrit perscribam. La variante describam de δ est une innovation. [Notre traduction]

Cela est vrai, mais même « dans ce cas le plus simple » une ambiguïté demeure : qu’est-ce au juste que le texte d’une famille de manuscrits ? Est-ce celui de l’accord de tous les représentants de la famille, ou bien celui auquel l’application des règles de la critique textuelle a permis d’accéder ? Pour prendre ici l’exemple d’une famille α représentée par trois manuscrits A, B et C, on voit donc que mentionner dans un apparat critique « α » à la place de « ABC » ne revient pas tout à fait au même. Dans le premier cas, seule la consultation de la notice permettra de mettre fin à toute incertitude – à condition que ce détail ait été précisé dans la notice.

Pour revenir à l’encodage du texte et des variantes au format TEI xml, on avance ici que l’on aura beau multiplier les attributs, affiner les règles de transformation : on ne pourra pas tout prévoir, et à la fin, l’apparat critique ne sera jamais ni parfaitement clair ni parfaitement rédigé. Voici d’ailleurs comment D. J. Mastronarde justifie son choix :

Because there are so many witnesses and so many variants and because the audience of serious users of scholiastic material is small, I have declined to use the TEI mechanisms for encoding manuscripts and variants. To do so would make it possible to add more bells and whistles in display (such as displaying variants by hovering over a word, or swapping readings in a dynamic text). But the overhead in time and effort is too great for me, and I prefer to devote my efforts to gathering accurate and abundant data and making it available for future scholarly use. Therefore, in this edition the information familiar to those who know how to read the apparatus criticus of a classical text is provided in textual segmentsPréface, « The Structure and Conventions of Presentation, Apparatus criticus » (Mastronarde 2020), voir note antérieure.↩︎.

En raison du très grand nombre de témoins et de variantes, et du petit nombre de lecteurs sérieux des textes de scholies, j’ai renoncé à utiliser les mécanismes fournis par TEI pour l’encodage des manuscrits et des variantes. Cela aurait permis d’ajouter davantage d’ornements et de colifichets dans l’affichage, par exemple l’affichage des variantes au survol d’un mot ou la permutation des variantes dans un texte dynamique. Mais la surcharge de temps et d’effort est trop lourde pour moi et je préfère consacrer mes efforts à rassembler des données aussi précises que nombreuses et à les mettre à disposition pour permettre d’en faire demain un usage savant. C’est ainsi que dans cette édition les informations familières à ceux qui savent lire l’apparat critique d’un texte classique se trouvent fournies sous la forme de segments de texte. [Notre traduction]

À juste titre, l’éditeur des scholies à l’Oreste insiste sur l’entraînement que demande la lecture d’un apparat critique bien formé. Il met aussi en balance les ornements dans la présentation, « bells and whistles in display », et les efforts qu’ils demandent à un savant comme lui dont le temps est mesuré et la tâche considérableSur ces difficultés, lire notamment Franz Fischer (2019, 212‑13) et Cynthia Damon (2016, paragr. 39–41).↩︎.

Le choix dans la présentation des notes consacrées à la position des scholies s’explique encore par le soin de veiller sur le maintien de cet équilibre. Pour le manuscrit R (Vaticanus Graecus 1135), la lettre « a » placée en exposant renvoie aux scholies marginales et la lettre « b » à celles qu’on lit à la fin de la pièce. Pour tous les autres manuscrits, les mêmes lettres « a », « b » et parfois « c » renvoient à l’ordre dans lequel les mêmes scholies apparaissent. La position précise est ensuite décrite dans l’étage des notes qui précède l’apparat critiquePréface, « The Structure and Conventions of Presentation, Manuscripts » (Mastronarde 2020), voir note antérieure.↩︎. Si on souhaite vérifier les informations fournies, on se reportera à la liste générale des manuscrits qui donnent les scholies où se trouvent les adresses de tous les catalogues des bibliothèques qui donnent accès aux images numérisées« Manuscripts with Scholia on Euripides ».↩︎.

La différence est grande entre cette présentation et, pour donner ici un exemple significatif, celle qui a été adoptée par le projet The Homer MultitextLa présentation d’ensemble se trouve ici : « A concise guide to understanding HMT project digital publications (2018) ».↩︎ qui porte sur l’édition diplomatique de manuscrits et de documents, accompagnée de traductions, portant sur l’Iliade et l’Odyssée d’Homère (Dué et Ebbott 2018–). G. Crane a proposé une analyse détaillée de l’apport considérable de ce travail, à partir de l’édition diplomatique du manuscrit Venetus A (texte et scholies) (2018). On n’y reviendra pas, sinon pour souligner que ce travail repose sur l’archivage d’une collection d’images de manuscrits d’une finesse inégaléeListe et accès aux images : « Image Archive & Licensing ».↩︎ et que l’édition d’ensemble, conforme aux formats CTS« CapiTainS : Software suite and guidelines for Citable Texts »↩︎ et TEI xml, répond en tous points aux exigences relatives à l’alignement entre données textuelles et documents externesLire une illustration de cette méthode dans les Recommandations de TEI xml : « A three-way Alignment ».↩︎.

Mais il faut souligner que d’une édition à l’autre, les ressources ne sont pas les mêmes : celle des scholies à Euripide repose sur le travail patient d’un seul savant tandis que l’édition diplomatique d’Homère n’est rendue possible que grâce à un travail de collaboration entre des universitaires et leurs disciples. Les buts poursuivis ne sont pas non plus du même ordre : l’édition des scholies à Euripide est une édition numérique qui s’inscrit dans la tradition des grandes éditions impriméesEduard Schwartz (1887–1891) et Wilhelm Dindorf (1863).↩︎. Dès le départ, il était donc essentiel de rendre ce travail disponible sous forme imprimée. La lecture en est ardue et s’adresse à un public de spécialistes. En revanche, comme G. Crane le décrit parfaitement, l’édition diplomatique d’Homère s’adresse non seulement aux spécialistes mais aussi au grand public. Les uns et les autres sont invités à travailler ensemble. Par certains aspects, cette édition dépasse peut-être celle de H. ErbseScholia Graeca in Homeri Iliadem (Scholia vetera) (1969–1988, 7 vol.). L’édition du projet The Homer Multitext repose comme on l’a dit sur une nouvelle collection d’images de très grande qualité.↩︎, mais elle la dépasse surtout par son but premier qui est de tenter de reconstruire le lien entre la culture classique, aujourd’hui menacée de disparition, et la société. La transmission savante et la culture ouverte se croisent parfois ; à d’autres moments elles appliquent des méthodes différentes qui répondent à différents modes de lecture et de diffusion. Elles ont cependant en commun un modèle de développement qui repose, pour reprendre ici l’idée exprimée par D. J. Mastronarde dans l’extrait cité précédemment, sur un assemblage de données appelées à devenir toujours plus précises et plus abondantes. Il ne faut pas chercher ailleurs l’intérêt des éditions critiques numériques.

Références
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West, Martin L. 1973. Textual Criticism and Editorial Technique. Applicable to Greek and Latin Texts. Stuttgart: B. G. Teubner.

Contenus additionnels

Euripides Scholia. An Open-Access Online Edition

Crédits : Donald J. Mastronarde

Source (archive)

Calpurnius Siculus, Bucolica

Édition critique du Bucolica de Calpurnius Siculus par Cesar Giarratano (1910). Nouvelles annotations et encodage par Samuel J. Huskey and Hugh A. Cayless (2017).

Crédits : Digital Latin Library

Source (archive)

Bellum Alexandrinum

Édition critique du Bellum Alexandrinum publié par Cynthia Damon, et al.

Crédits : Digital Latin Library

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Robert Alessi

Membre statutaire de l’Unité Mixte de Recherche « Orient & Méditerranée » (CNRS UMR 8167, Paris). Son travail porte sur l’édition des textes médicaux grecs et arabes, l’histoire de la médecine, mais aussi sur l’informatique appliquée aux études classiques. Il a conçu plusieurs logiciels de saisie d’éditions critiques multilingues destinées à l’impression et à l’export au format TEI xml.