— There is a ghost but nobody knows it’s a ghost ?
— Well not till afterward at any rate.
— Till afterward ?
— Not till long, long afterward.
Edith Wharton
Afterward, 1910 [réf1]
Les personnages d’Afterward, un conte d’Edith Warthon, savent qu’un fantôme hante leur maison, mais celui-ci est d’une nature assez étrange, qui ne peut se constater qu’après coup. Les personnages sont conscients de sa présence parmi eux, mais ils découvriront son identité longtemps après. Le fantôme est l’un d’entre eux, mais ils ne sauront qui précisément que dans le futur, quand l’œuvre du temps aura modifié leur regard pour leur permettre de revoir certains détails du passé et de les interpréter comme signes d’une présence de l’au-delà. La nouvelle d’Edith Warthon nous met dans un état interprétatif ambigu où l’on sait que quelque chose est là, mais on ne peut pas savoir où il se trouve.
Archiver des documents aujourd’hui présente une situation similaire. L’archiviste de reportages télévisuels, en particulier, conserve des contenus dont il a souvent du mal à comprendre la valeur pour les spectateurs du futur. Il ne peut pas toujours savoir à l’avance ce qui pourra faire l’intérêt du document demain. Il ne sait pas forcément ce qui va intéresser, tout en ayant la certitude que quelque chose, dans l’archive, pourra bien être utile pour comprendre le passé. La nouvelle de Warthon montre cependant un trait du temps qu’il faut retenir : son pouvoir heuristique. Le temps ne creuse pas seulement ce fossé qu’il faut essayer de combler à travers l’œuvre de recontextualisation, il porte un regard sur l’objet qui peut faire surgir, à travers une nouvelle lumière, des traits que l’on aurait eu du mal à percevoir avant.
Le discours du Caire
Commençons par aborder cette question à travers un exemple. Le 4 juin 2009, le président des États-Unis, Barack Obama, se rend au Caire. Il y prononce un discours resté célèbre et appelé par les médias « le discours du Caire ». Dans cette allocution diffusée en mondovision, Obama commence son discours par « Salam Alekoum ». Il s’adresse aux peuples musulmans avec « la main tendue », en utilisant des références religieuses du Coran.
On peut voir le discours dans l’archive du web de l’Ina, le dépôt légal du web où l’on conserve les sites des médias audiovisuels français depuis 2009 [réf2]. Sur le site de France 24 [réf3], on peut retrouver les commentaires faits depuis le 4 juin. Ceux-ci sont d’abord enthousiastes : Obama marque une rupture évidente par rapport à l’attitude du président précédent, George W. Bush, qui avait commencé la guerre en Iraq. On trouve des titres comme : « Pour Moubarak, Obama a levé tous les doutes vis-à-vis des musulmans ». Le discours est vu comme une pacification des États-Unis envers le monde musulman.
- Le discours du Caire - France 24/Dépôt legal du Web
Quelques jours plus tard, les commentaires se font un peu plus mitigés : les mots d’Obama ne semblent pas correspondre exactement à ses actions. Le correspondant de France 24 du Caire, Ygal Saadoun, se demande un mois plus tard sur son blog : « Que reste-t-il du discours du Caire ? » (14 juillet 2009 [réf4]). Que des mots, semble-t-il sous-entendre, vu que le monde arabe aurait eu besoin d’un vrai soutien pour l’avancement de la démocratie et que des actions concrètes ne semblaient pas suivre le discours. France 24 effectue alors plusieurs interviews sur place, avec des bloggeurs et des manifestants qui s’opposent au régime de Moubarak et qui, eux, demandent un soutien concret.
Comment considérer aujourd’hui ce même discours, après le printemps arabe ? Sans entrer dans une discussion géopolitique, on peut remarquer, comme plusieurs commentateurs d’ailleurs, que dans le volet du discours sur la démocratie, Obama remarque finalement que « les élections ne créent pas une vraie démocratie à elles seules ». Il affirme ainsi que les tyrans au pouvoir dans les pays d’Afrique du Nord, Moubarak inclus, ne garantissent pas forcément une démocratie pour leurs peuples, même s’ils ont été élus. En mai 2011, Obama exprimera son soutien aux manifestants du printemps arabe. Les événements survenus entre le discours du Caire de 2009 et le discours de soutien au printemps arabe de 2011 nous permettent un nouvel éclairage sur les mots du président des États-Unis. Son discours d’ouverture envers le peuple arabe, initialement vu comme une allocution sans vrais effets sur une réelle démocratisation des pays musulmans, marque au final la fin du soutien aux dictatures arabes.
Le discours du Caire nous montre que l’on ne peut comprendre certaines choses et les voir différemment qu’après coup. Le temps nous éloigne des événements, mais il nous permet également d’acquérir de nouveaux éléments pour interpréter le passé.
Le passé nous parle, mais il nous parle en raison de sa distance et non de sa proximité.
(Ginzburg, 2011 ; nous traduisons [réf5])
C’est bien l’éloignement de l’événement du passé qui le rend signifiant dans le présent et c’est en raison de cet écart que l’événement devient compréhensible aujourd’hui. Nous avons vu que le temps ne creuse pas seulement un fossé qui empêche l’intelligibilité des documents. Le temps fait l’intérêt du document du passé, son charme et son pouvoir d’attraction, et il peut de plus permettre de mieux comprendre ces documents, grâce au nouveau regard que l’histoire a sans doute apporté au spectateur. Comment exploiter ce pouvoir heuristique de la distance historique ?
Le regard du présent dans l’histoire
L’historiographie connaît bien la question du pouvoir du présent sur le passé. Ce type de débat s’est souvent concentré autour de la notion d’anachronisme (Loraux, 1993 [réf6]). L’histoire, en effet, nous permet de voir la question à partir d’un point de vue déontologiquement plus correct : ce qui compte, comme l’affirme Ginzburg dans sa démonstration de l’importance de la validité des discours historiques, ce n’est pas d’éviter l’apport du présent sur le passé, mais de le faire tout en sauvegardant la vérité scientifique des énoncés historiques. Vu qu’il est impossible d’oublier le présent, ou de mettre entre parenthèses ce que l’on sait aujourd’hui, notre connaissance du passé sera toujours polluée par le regard présent. C’est la raison pour laquelle les historiens sont passés de la reconstruction objective des événements du passé à l’idée de la reconstruction critique des événements du point de vue du présent. Le passé est toujours construit à l’aide du présent, selon Marc Bloch :
À la vérité, consciemment ou non, c’est toujours à nos expériences quotidiennes que, pour les nuancer, là où il se doit, de teintes nouvelles, nous empruntons, en dernière analyse, les éléments qui nous servent pour reconstituer le passé : les noms mêmes dont nous usons afin de caractériser les états d’âme disparus, les formes sociales évanouies, quel sens auraient-ils pour nous si nous n’avions d’abord vu vivre des hommes ?
(Bloch, 1993 : 96 [réf7])
L’école des Annales [réf8] a alors pris en charge cet incontournable apport du présent dans l’enquête historique. Si nous ne pouvons pas oublier le présent et si l’historien s’appuie sur le présent pour comprendre le passé, cette faiblesse peut être une force. Le présent ne doit pas empêcher la compréhension du passé en le polluant d’anachronismes. Mais on ne peut pas non plus prétendre à une épochè du présent, ce dernier étant la condition de l’appréhension du passé. Il faut plutôt savoir gérer ce rapport pour garantir un discours fiable et attesté. Si le présent est la condition de l’analyse historique, il faut en avoir conscience et le ménager afin d’avoir une base scientifique justifiant les discours sur le passé. L’analyse critique de l’historien a alors pour but d’éviter l’anachronisme, de contrôler cette vision de façon à trouver la bonne distance. Essayons de comprendre quelle méthode nous pouvons utiliser pour adopter la bonne distance dans l’éditorialisation des archives. Comme souvent, la solution du problème n’est pas directe, mais elle consiste en un déplacement du regard.
Le passé en tant que passé
Dans un documentaire de Jean-Louis Comolli, Carlo Ginzburg décrit quatre figures de la Chapelle des Scrovegni de Giotto à Padoue (1303 et 1306) [réf9]. Il s’agit des vices et des vertus, représentés au plafond de la chapelle. Selon la mentalité médiévale, ce sont des représentations allégoriques : les visages de ces vices et vertus semblent vides et non travaillés psychologiquement comme on le ferait aujourd’hui. Ce sont les gestes qui montrent leurs qualités spécifiques et non pas des émotions exprimées par les visages. Pour montrer ce décalage par rapport au mode de représentation contemporain, Ginzburg reprend la description faite par Marcel Proust dans la Recherche. Proust se rappelle ces figures lorsqu’il rencontre une fille de cuisine enceinte. Cette femme ressemble étrangement à l’une des matrones peintes par Giotto. Son visage ne semble pas porter sa grossesse :
Sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que [...] la “Caritas” incarne cette vertu [...] sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire.
(Proust, 1987 : 81 [réf10]).
Les vertus de Giotto n’incarnent les qualités qu’elles représentent qu’allégoriquement. Cependant, Proust, avec le regard psychologique de son temps, retrouve dans ces visages vides le reflet du visage de la maternité, portée comme s’il s’agissait juste d’un fardeau dans le ventre :
Chez la pauvre fille de cuisine, l’attention n’était pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qu’elle tirait.
(Ibid.)
Deux visions s’opposent : celle, psychologique, de Proust, et celle, allégorique, de Giotto. Proust réinterprète Giotto avec son regard psychologique et le rend signifiant à travers ce regard. Ce qui implique deux conséquences. En premier lieu, le regard contemporain de l’écrivain est heuristique tout en étant anachronique. Il permet ainsi de mettre en évidence des traits dans l’œuvre de Giotto que l’on aurait eu du mal à voir sans ce regard spécifique. En second lieu, cette attitude permet de voir le passé non pas comme quelque chose d’intégré dans son monde, distant du présent, mais, au contraire, de le voir en tant que tel, passé en raison de sa différence par rapport au présent. À travers cette différence, cette distance, le passé se donne comme tel, puisque différent du présent.
Heuristique de l’anachronisme
Ce regard du présent porté sur le passé présente un risque d’anachronisme, contre lequel les historiens nous ont bien mis en garde, Carlo Ginzburg le premier. L’anachronisme, soit la possibilité d’interpréter l’objet du passé en tissant des liens hors du temps avec des références trompeuses au présent, est l’un des risques majeurs dans la discipline historique. Georges Didi-Huberman a pourtant souligné son importance dans la méthode de la recherche du savoir historique, en parlant d’« heuristique de l’anachronisme », soit du pouvoir interprétatif de l’anachronisme (2000 : 21 [réf11]). Bien évidemment, Didi-Huberman parle de « bonne distance » et de la nécessite de contrôler l’anachronisme. Cependant, sa démarche, tout à fait cohérente avec la nôtre, ne vise pas à interpréter de la bonne manière, mais à faire surgir des traits qui seraient autrement restés invisibles.
L’exemple montré par Didi-Huberman est très clair. La partie inférieure de la Madone des ombres de Fra Angelico (1303-1305) a toujours échappé aux analyses des historiens de l’art.
- La Madone des ombres de Fra Angelico (1303-1305)
Il s’agit d’un pan qui reproduit le marbre en peinture, rouge, criblé de taches, « comme une constellation d’étoiles fixes » (Didi-Huberman, 2000 : 9), quelque chose qui semble relever plus de l’art abstrait que de l’iconographie religieuse de la peinture de la Renaissance. C’est la raison pour laquelle ces pans colorés n’avaient jamais été considérés dans les discours scientifiques sur Fra Angelico, puisque leur importance d’un point de vue iconographique ne se pose pas. Cependant, c’est à partir d’une ressemblance déplacée et incongrue que Didi-Huberman se rend compte de leur présence : la ressemblance avec l’œuvre de Pollock. Ainsi, le pan de Fra Angelico est toujours resté invisible puisque le regard qui cherche l’objet iconique ne le trouvera pas dans un pan coloré, alors qu’il jaillit lorsqu’on regarde cette fresque comme de l’art abstrait. Certes, « Fra Angelico n’est en aucun cas l’ancêtre de l’action painting, et il eût été tout simplement stupide de chercher, dans les projections pigmentaires de notre corridor, une quelconque “économie libidinale”, genre “expressionnisme abstrait” » (Ibid. : 21). Cependant, c’est bien la connaissance de l’art de Pollock qui a permis au regard du chercheur de trouver cette partie inconnue de l’œuvre.
On peut reprocher à Didi-Huberman cette façon de procéder, qui utilise des références actuelles pour analyser des œuvres anciennes ne relevant pas de la méthode historique et finissant par tomber vite dans la mauvaise interprétation. Mais ici il ne s’agit pas d’interpréter l’objet à partir d’un point de vue erroné, mais de permettre certains de ses traits de surgir grâce à un nouveau regard. Didi-Huberman pose bien la question dans ces termes : « à quelles conditions un objet — ou un questionnement — historique nouveau peut-il émerger » (Ibid. : 11) :
C’est que l’émergence de l’objet historique comme tel n’aura pas été le fruit d’une démarche historique standard — factuelle, contextuelle ou euchronique —, mais d’un moment anachronique presque aberrant, quelque chose comme un symptôme dans le savoir historien. [...]
Heuristique de l’anachronisme : comment une démarche à ce point contraire aux axiomes de la méthode historique peut-elle aboutir à la découverte de nouveaux objets historiques ? [...] c’est Pollock et non Alberti, c’est Jean Clay et non André Chastel qui ont rendu possible que soit « retrouvée » une large surface de fresque peinte par Fra Angelico, visible par tous, mais maintenue invisible par l’histoire de l’art elle-même.
(Ibid. : 21)
L’intérêt de cette heuristique de l’anachronisme est d’aboutir à un réel outil interprétatif, un outil censé faire surgir des analogies pertinentes, des traits saillants, qui sont là, mais qui ont besoin d’une lumière particulière pour être mis en évidence. De la même façon que les lampes à ultraviolets font surgir les traces de sang sur la scène du crime dans Les experts [réf12], l’anachronisme révèle ici des éléments présents, mais cachés tout simplement parce qu’on n’utilisait pas les bons outils pour les révéler. Passé et présent doivent alors collaborer dans une sorte d’échange dynamique, où le regard du présent sur le passé est appliqué à l’objet, et vice-versa. Le regard fait surgir des éléments qui doivent cependant être intégrés dans un discours historique valide. La bonne distance ne se trouve alors pas en répondant à la question « quelle approche adopter pour raconter un événement de la manière la plus objective possible ? », mais plutôt en répondant à une question en marge que l’on pourrait traduire comme suit : « Qu’est-ce qui fait que l’on voit certaines choses du passé au détriment d’autres ? »
Une catégorisation des postures
Le processus d’éditorialisation et de recontextualisation des archives audiovisuelles doit alors gérer ce rapport entre passé et présent, en portant un regard du présent sur l’objet éditorialisé qui soit également productif du point de vue des parcours interprétatifs qu’il va dégager et valide du point de vue des questionnements historiques qu’il permet de faire surgir. En faisant référence à la modélisation du fossé d’intelligibilité, abordée dans le chapitre 3, nous pouvons affirmer que l’intention de l’instance qui éditorialise l’archive doit pouvoir gérer la matrice intertextuelle afin de construire une commensurabilité entre le réseau intertextuel du passé et le réseau intertextuel actuel. Il faut gérer ces deux réseaux grâce à l’apport d’autres éléments du même fonds d’archives et d’autres liens, matérialisés et valorisés par l’éditorialisation [1]. Nous pouvons voir dans ce type de pratique des stratégies rhétoriques. Dans notre terminologie, il s’agit de l’intention signifiante qui gère la matrice intertextuelle entre un réseau du passé et un réseau du présent.
Dans cette gestion du rapport, plusieurs attitudes sont envisageables. Nous allons reprendre les stratégies repérées récemment par Bruno Bachimont. Ce dernier isole trois postures dans les pratiques d’éditorialisation. La première est une posture amnésique, où les ressources sont utilisées comme « des objets neutres, comme si elles ne provenaient pas d’une intention auctoriale préalable » (Bachimont, 2007 [réf13]). Il s’agit de réduire la ressource à sa seule forme d’expression, indépendamment de son contenu et de son contexte documentaire. L’exemple utilisé par Bachimont est l’image d’un oiseau mazouté qui témoigne des marées noires de la première guerre du Golfe. Cette photo avait été prise en Bretagne, où des oiseaux avaient été englués dans les schistes de l’Amoco Cadiz échoué [réf14]. Le manque de contexte documentaire d’origine a causé une mauvaise utilisation de l’image. Cet exemple extrême est utilisé pour témoigner d’une utilisation des archives sans mémoire, sans reconstruction du contexte d’origine, servant uniquement le discours médiatique contemporain où l’image est utilisée.
La deuxième posture est appelée généalogique. Ici, l’enjeu est de mettre en valeur la ressource dans « son contexte documentaire d’origine » (Ibid.). Cette posture, affirme Bachimont, est celle adoptée par les institutions patrimoniales pour « produire du nouveau, mettant en valeur l’ancien, donnant à hériter dans des formes adaptées aux exigences contemporaines » (Ibid.). La troisième posture peut enfin être appelée créative. Il s’agit là de réutiliser les contenus dans leur forme matérielle indépendamment de leur signification et de leur contenu perceptif.
La ressource est coupée de son origine documentaire, mais également de son contenu, elle n’est considérée que comme objet matériel physiquement manipulable à travers divers processus. (Ibid.)
C’est la posture de l’art qui réutilise les archives, celle que Laurent Véray appelle reprise dans une perspective plastique (Véray, 2012 [réf15]).
Ces trois postures sont basées sur le mode de jonction de la ressource avec son origine documentaire. Elles consistent, en d’autres termes, à la description du mode de relation que l’éditorialisation entretient avec le contexte archivistique de la ressource. L’objet est en effet appelé ici ressource et non pas document, le document étant par définition intégré dans son contexte documentaire. La posture amnésique consiste alors en une disjonction avec l’origine ; la posture généalogique, en une jonction ; et la posture créative, en une désinstallation ou non-jonction créative.
Là où Bachimont a donc décrit des postures existantes vis-à-vis des archives, avec l’intention de montrer les défauts de certaines utilisations, de notre point de vue, il faut maintenant envisager des stratégies qui puissent faire parler le document d’une manière plurale et diversifiée, tout en préservant, toujours, l’équilibre délicat entre une intention rhétorique (celle de diffuser et de rendre signifiant) et une intention philologique (celle de le faire en empêchant la possibilité de mauvaises interprétations).
Les noces de Cana de Véronèse
D’abord, opérons un bref excursus. L’enjeu semble être la coexistence de deux pôles, un pôle rhétorique et un pôle philologique, afin de garantir, d’un côté la diffusion et l’intérêt dans un objet du passé, vu l’enjeu d’actualité d’archives qui sont soumises à un régime de la diffusion et non plus de l’accès, et de l’autre sa validité historique. Le cas suivant nous montre cependant que cette cohabitation est assez complexe. Dans un projet de Factum Arte, le laboratoire de l’artiste Adam Lowe (Latour, 2008 [réf16]), on a scanné en numérique Les noces de Cana de Véronèse conservé au Louvre pour le reproduire sur toile et l’exposer au couvent de San Giorgio à Venise où il avait été arraché en 1797 par Napoléon. Il s’agit ici d’une vraie reproduction, ou copie de l’original, qui vise cependant à reconstituer l’expérience esthétique que l’on pouvait éprouver à l’époque où la toile se trouvait encore à sa place. L’opération est sans aucun doute d’un grand intérêt, pour redonner à Venise ce tableau volé, dans le contexte de la salle pour laquelle Véronèse l’avait lui-même conçu [réf17].
- Les Noces de Cana de Paolo Veronèse
Du point de vue sémiotique cependant, si la recontextualisation géographique, à travers ce déplacement (une relocalisation au sens de Casetti [réf18]), a bien lieu — et le fait que la toile ne soit pas l’originale ne semble pas vraiment empêcher le bon résultat de l’opération —, l’expérience médiatique, elle, n’est évidemment pas la même. Il s’agit d’abord d’une remédiation qui n’est pas forcément une recontextualisation diachronique, puisque le contexte tout entier a clairement changé et ne pourra jamais être comme auparavant. En deuxième lieu, la remédiation n’arrive pas à redonner l’expérience médiatique originale : le réfectoire du couvent où le tableau a été reproduit, par exemple, n’est plus utilisé comme réfectoire par les moines, mais comme salle d’exposition ; le couvent accueille maintenant la fondation pour l’art à l’origine du projet (la Fondazione Giorgio Cini [réf19]).
Cette opération est philologique puisqu’elle replace le tableau dans son contexte d’origine de façon philologiquement correcte, sans pour autant faire face au problème des changements qui ont modifié le lieu où le tableau doit être exposé. Il s’agit en outre d’une opération rhétorique qui vise à actualiser l’œuvre du passé dans le présent. Tout en étant philologique et rhétorique, cette recontextualisation finit cependant par être amnésique, parce qu’elle souligne un aspect de l’expérience esthétique à reconstruire (le lieu où la toile avait été premièrement exposée), mais elle en oublie beaucoup d’autres.
Cet exemple montre l’importance d’une rhétorique de la recontextualisation. Il ne s’agit pas seulement de recontextualiser, mais de comprendre comment le faire et dans quel but. Prenons maintenant un exemple qui nous concerne de plus près, afin de voir comment trois différentes postures peuvent faire parler le document sans forcément perdre l’ancrage ni au présent ni au passé.
Des stratégies rhétoriques
Le 28 octobre 1966, de Gaulle donne une de ses fameuses allocutions télévisées mises en scène pour s’adresser au public (Bourdon, 1990 [réf20]). Son discours aborde une grande quantité de sujets. Vers la fin de l’allocution, un journaliste pose une question sur la chute de la Bourse. À l’époque, une crise des marchés inquiétait les journaux. La réponse du général restera dans la mémoire collective :
La Bourse... en 62 elle était exagérément bonne, en 66 elle est exagérément mauvaise, mais vous savez, la politique de la France ne se fait pas à la corbeille.
Le terme corbeille désigne le lieu où s’échangeaient les actions et les autres titres financiers. Nous allons voir trois différentes éditorialisations de cette phrase. Chacune en souligne différents aspects en proposant une approche différente de la relation que le document entretient avec le passé. La remédiation est utilisée pour proposer une valorisation de l’archive dans le présent.
Les trois éditorialisations correspondent de notre point de vue à trois stratégies rhétoriques (ou intentions signifiantes). Une première vise à comprendre le document dans son contexte passé, une deuxième, à donner du sens au document passé en rapport avec le présent, et une troisième utilise le document pour parler du présent. Il y a donc d’abord une reconstruction du contexte du passé, en deuxième lieu, une monstration du passé et en troisième lieu, une narrativisation, mais qui est obligatoirement du présent, comme nous allons le voir.
Reconstruire le passé : la proximité
Une première version du document se trouve sur le site web Charles de Gaulle, paroles publiques [2]. Grâce au travail des historiens, un contexte hypermédia permet de comprendre les questions politiques, économiques et culturelles liées aux contenus du discours du général de 1966. La transcription, la notice documentaire qui concerne les conditions de production de la vidéo et le contexte historique sont donc des référents utiles pour rendre le document intelligible.
La reconstitution du passé est l’approche historique la plus fréquente. Dans les termes sémiotiques que nous avons employés plus haut, il s’agit de reconstruire le réseau intertextuel du passé de façon à rendre intelligible le document en le restituant dans son contexte historique. Des documents et des informations sont donnés à l’usager pour lui permettre de comprendre la situation et les enjeux historiques autour des discours gaulliens.
- Reconstruire le passé : Charles de Gaulle, Paroles Publiques
L’interface est construite de façon à laisser beaucoup de marge de manœuvre à l’usager. Il peut par conséquent accéder aux mêmes documents depuis plusieurs points de vue (notamment la fresque interactive et les parcours thématiques [réf21]). Le but est de laisser la possibilité de manipuler et de faire parler le document selon les différents intérêts des usagers, ces derniers appliquant différentes pratiques suivant leurs intentions. Le paragraphe intitulé « contexte historique » aborde donc tous les sujets de l’allocution d’un point de vue général. Nous pouvons dire que cette approche reconstruit le passé, puisque le but est de faire comprendre l’allocution dans son époque et en rapport avec son temps historique. C’est une forme de proximité avec l’époque. Cette première attitude de recontextualisation se tourne donc vers le passé en reconstruisant son réseau intertextuel afin de rendre intelligible le document dans son contexte et à partir d’un point de vue éminemment historique.
Cependant, cet exemple montre une différence avec l’attitude exclusivement philologique vue auparavant. D’abord, le réseau du passé est reconstruit à travers la matérialisation des associations intertextuelles. La remédiation permet ainsi un dialogue avec le présent, non seulement en raison de sa présence dans l’interface de navigation, mais aussi par la présence de liens dans la base de données qui permettent de lier le document à d’autres documents d’autres époques, passées ou contemporaines. Des éléments du réseau du passé sont valorisés grâce au nouveau support médiatique. On exploite alors les fonctionnalités du site web pour fragmenter le document et le rendre compréhensible à partir d’une multiplicité de points de vue, tous voués à l’analyser. Ce type de recontextualisation vise donc un usager qui veut manipuler le document, travailler avec et l’analyser à fond.
Montrer le passé : la distance
Un autre type d’attitude est envisageable pour les archives. Il s’agit de mettre en œuvre l’enseignement de l’école des Annales et de Carlo Ginzburg. Nous avons vu que nous pouvons percevoir le passé en tant que tel uniquement à travers sa différence avec le présent, une différence qui devient par conséquent constitutive. On peut par exemple regarder comment les gens du passé traitaient des sujets auxquels nous sommes également sensibles aujourd’hui. C’est à travers cette étrangeté que le passé se montre à nous et c’est là que nous pouvons le comprendre. Il s’agirait d’un contraste significatif permettant de mettre en lumière la différence du contexte. Une sorte d’effet Koulechov [réf22] où le sens émerge par opposition. Ce qui a changé, ce n’est pas le document, mais son contexte et en particulier les référents culturels nécessaires pour le comprendre. Si la première approche visait à faire plonger l’usager dans le passé pour qu’il puisse comprendre le document dans son contexte, ici l’on vise au contraire à montrer comment ce document est le produit d’un autre contexte que nous ne connaissons pas.
- Montrer le passé : Charles de Gaulle sur Ina.fr
Prenons la recontextualisation de l’allocution télévisée du général de Gaulle faite sur le site Ina.fr [réf23]. Ici, on montre seulement un extrait de la conférence de presse, le moment où le journaliste pose sa question sur la Bourse, à laquelle de Gaulle répond avec sa petite phrase. Le système des « petites phrases » est donc à l’œuvre, mais, ici, ce n’est pas une logique de divertissement qui oriente les parcours interprétatifs. D’autres petites phrases font partie de la même liste de lecture et de vidéos similaires. Le titre annonce « De Gaulle : “La politique de la France ne se fait pas à la corbeille” », en référence directe à la célèbre affirmation. À partir de la thématique économique, traitée différemment en 1966, c’est un changement de Zeitgeist qui apparaît. Avec une certaine nonchalance, de Gaulle répond à la question comme si ce n’était pas le sujet à l’ordre du jour. Il éloigne alors la crainte d’une crise en France en minimisant le rôle de la Bourse. De Gaulle veut relativiser le rôle des marchés en soulignant qu’ils n’influencent pas la politique du pays. Cette dernière se décide au gouvernement et non pas « à la corbeille ». Comme souvent dans ses discours, le général utilise l’humour pour décrédibiliser une opinion critique sur l’action de son gouvernement.
Aujourd’hui en 2013, temps de crise économique, une affirmation similaire de la part d’un chef d’État européen serait difficilement envisageable. Les plans de rigueur mis en place à partir de 2011 en Europe, et donc les politiques des États, sont des conséquences directes de la crise des marchés et de la Bourse. Le fait que de Gaulle puisse prononcer une telle phrase est le signe que nous sommes désormais dans une tout autre époque. La finance a été dématérialisée, les banques centrales ne prêtent pas directement d’argent aux États et le financement des politiques nationales est soumis à la loi du marché. Cette éditorialisation réinvente en quelque sorte l’archive : elle nous montre le passé à sa source et le fait par opposition au présent. On peut dire que cette approche montre le passé : on n’explique pas le passé, mais on permet de le percevoir par inférence. C’est en effet une mise à distance significative entre l’usager et le contexte du document.
Du point de vue de la gestion des réseaux intertextuels, on utilise ici le document pour montrer la différence entre le réseau du passé et le réseau du présent. Le document, en d’autres termes, est l’indice qui permet de révéler cette différence constitutive.
Narrativiser le présent : l’actualité
La première éditorialisation reconstruit le réseau du passé pour interpréter le document dans son contexte original et la deuxième utilise le document pour comprendre ce contexte. La troisième éditorialisation, elle, vise à utiliser le document comme grille de lecture du présent. Au lieu de se pencher vers le passé, ici, on vise plutôt à comprendre le présent, mais cela, à partir du point de vue indiqué par le document du passé. Il s’agit ainsi d’utiliser l’archive pour apporter une nouvelle lumière sur l’actualité. On peut nommer cette forme de recontextualisation narrativisation du présent puisqu’elle montre l’actualité, c’est-à-dire les nouvelles d’aujourd’hui, comme le résultat d’un processus qui vient du passé. Le présent n’est en soi pas explicable seul, dans ses relations actuelles, mais il l’est dans l’histoire et dans les changements qui ont mené à cet état de choses.
La crise économique qui a commencé durant l’été 2011 et qui est communément appelée « crise de la dette » peut ainsi être interprétée à partir de l’allocution gaullienne de 1966. Il s’agira de commenter l’actualité en s’appuyant sur cet exemple pour montrer que la dépendance de la politique vis-à-vis des marchés n’est pas un fait, mais le résultat d’une évolution. Un exemple de ce type d’approche est l’utilisation de l’extrait déjà diffusé sur Ina.fr sur le blog Eco89, le 17 août 2011 dans la section économique de la revue en ligne Rue89 [réf24].
- Narrativiser le présent : Charles de Gaulle sur Rue89
Ici, le journaliste cite l’allocution du général et la reporte dans le post, pour se demander dans le titre : « De Gaulle oserait-il encore se moquer de la Bourse ? » Le but de l’article n’est pas de commenter la vidéo d’archive, mais de montrer la valeur de la Bourse aujourd’hui et le rôle affaibli de la politique. La vidéo est alors le signe d’un changement de contexte historique. Cette fois, le présent n’est pas la base, ou la condition de possibilité pour comprendre le passé, c’est l’objet de la publication.
Cette troisième publication est, dans le contenu, très proche de la deuxième. Elle se distingue par sa visée intentionnelle. Là où la recontextualisation qui vise à montrer le passé construit un discours autour du document d’archives pour permettre au spectateur de le comprendre (à travers la mise en opposition avec le présent), la publication sur Eco89 vise à commenter l’actualité et la crise financière de l’été 2011 en s’appuyant sur un document d’archives [réf25].
Une visée éthique du passé
Jacques Fontanille (2013 [réf26]) a récemment relevé l’importance de mettre en place une éthique des médias qui puisse mener à des stratégies fondant des régimes de croyance (ou des promesses de mondes, dans les termes de François Jost [réf27]). Les médias aujourd’hui relient différents régimes de croyances, ce qui fait en sorte que le spectateur ne sait parfois plus quoi croire (s’il s’agit d’une fiction, d’un jeu ou d’un fait réel) et se laisse, par conséquent, plus facilement manipuler par l’instance d’énonciation [3]. C’est dans cette même perspective que nous souhaitons mettre en place une éthique du passé, afin de donner des informations fiables à travers les archives, et nous avons vu comment cette éthique doit dépendre des genres de lecture proposés aux spectateurs et donc du cadre interprétatif qui régit l’assignation de valeurs aux éléments perçus à l’écran.
D’un point de vue déontologique, un parallèle avec l’anthropologie visuelle peut nous aider. Nous avons déjà relevé une analogie entre la méthode de l’anthropologie culturelle et l’éditorialisation des sources du passé. Nous pouvons la mener plus loin, jusqu’à développer une nouvelle discipline dont nous cherchons ici à établir les bases. Et si, d’un point de vue académique, cette approche ne peut que s’inscrire dans d’autres champs déjà tracés et spécifiques de l’objet d’étude (l’histoire de l’art, les media studies, l’histoire tout court), nous pouvons au moins envisager une visée disciplinaire, un horizon de recherche, comme horizon de sens.
L’analogie entre différences culturelles et temporelles, spatiales et historiques, a été une tension bien présente au long de notre ouvrage. Il faut maintenant voir ce qu’elle peut donner sur le plan heuristique. L’ethnologie a avancé en comprenant que le regard porté par l’ethnologue modifie l’état des choses observées. Elle a apporté des réponses, des possibilités pour rendre cette influence du regard réellement porteuse de sens supplémentaire dans la recherche.
Le problème ethnologique est contingent. Lors d’une observation participante (embedded), par exemple des rituels et habitudes du peuple Dogon [réf28], on fait face à deux problèmes. En premier lieu, le résultat des analyses ne peut que dépendre du regard de notre culture porté sur la culture Dogon. Ce qu’on observe dérive de cette attitude, la façon dont on interprète et donne du sens aux données dépend de ce regard. Nous qualifions ce premier problème d’heuristique, puisque c’est la condition de possibilité de la naissance des données, mais c’est aussi dangereux parce que cela peut finir par souligner des traits qui, finalement, d’un point de vue emic, interne à la culture étudiée, ne sont pas si importants [4]. Il s’agit d’un problème de commensurabilité, donc, problème typique, par exemple, du traitement médiatique de faits divers qui ont lieu à l’étranger (parfois on donne de l’importance à des questions qui, d’un point de vue local, dans leur contexte social et culturel, n’en ont pas tant). En deuxième lieu, l’observation participante suscite une question relative à l’influence de l’observation elle-même sur les rituels étudiés. Les rituels Dogon observés par Jean Rouch, par exemple, sont souvent mis en scène par les Dogon pour Jean Rouch lui-même [réf29]. Le rituel est alors construit pour l’observateur. C’est un problème bien connu dans toute recherche embedded : l’interviewé répond aux questions en s’adaptant à l’enquêteur, à la situation de communication. Les données ne sont ainsi jamais objectives, puisqu’elles sont toujours le résultat d’une négociation avec le contexte et l’observateur. D’où naît l’importance de la confiance avec le milieu observé (des recherches qui durent des années sur le terrain d’étude pour abolir les frontières culturelles) et, par conséquent, de l’adaptation à ce milieu (l’observateur doit en quelque sorte devenir partie intégrante du milieu pour pouvoir le comprendre).
Selon Marc Henri Piault, par exemple, l’anthropologie est passée de la volonté d’une « compréhension universelle de la diversité du monde » à une anthropologie de la relation où enquêteur et enquêté sont englobés dans une situation qui leur échappe au fur et à mesure qu’ils la définissent (Piault, 2004 [réf30]). Cette position, quasiment deleuzienne, semble abolir toute frontière entre externe et interne, entre regard porté et objet observé. Le résultat de la recherche est alors le fruit des contingences et des négociations ; il se produit dans une série de relations réciproques et mutuelles. C’est bien la leçon de Jean Rouch et du cinéma direct de Chronique d’un été, réalisé avec Edgar Morin, où le réalisateur n’est plus le démiurge ou le savant montreur, mais plutôt un négociateur ou, mieux, un médiateur [réf31]. Le projet se construit au fur et à mesure que l’enquête se développe, en intégrant le point de vue des personnes interrogées.
L’anthropologie visuelle, cette discipline qui met en images à travers la production de films la recherche ethnographique, n’offre pas seulement une démarche relative à l’enquête sur le terrain, sur la manière, en d’autres termes, d’interroger le milieu observé. Elle offre également une démarche pour l’exposition des résultats : le film ethnographique, l’œuvre, fruit du travail d’exploration, est alors non seulement le reflet d’une recherche, mais aussi un produit qui remet en forme, éditorialise et reproduit rhétoriquement ce sur quoi on a enquêté. La grande innovation de Jean Rouch dans ce domaine a été la création d’une méthode, appelée anthropologie partagée :
[...] Partagée parce que le cinéaste, au lieu de faire semblant de ne pas être là, est au centre de l’action, partagée parce que tous les protagonistes assument leur appartenance à un même temps et un même lieu, partagée parce que Jean Rouch a toujours montré ses films à ceux qui y apparaissent.
(Colleyn, 2004 [réf32])
Le partage s’effectue donc entre les observés et l’observateur, au point que Jean Rouch arrive à montrer, dans la plupart de ses films, les bobines tournées aux protagonistes afin de voir leurs réactions, leurs commentaires et leurs évaluations. La démarche de Rouch consiste alors en deux grandes innovations. En premier lieu, il construit le film dans la négociation avec les acteurs en jeu. En deuxième lieu, il montre le feedback de l’observé dans le résultat final de l’enquête.
C’est une démarche bien propre à l’anthropologie visuelle, comme on peut le voir, à son terrain d’étude, soit des groupes sociaux étudiés, et à l’objet, fruit de la recherche, le film. Comment une approche de ce type peut-elle nous fournir des suggestions pour l’éditorialisation des archives audiovisuelles à travers les médias numériques ? La grande différence, que nous avions déjà relevée à propos de la notion de traduction, réside dans le fait que l’objet étudié par l’ethnographie est présent : la discipline agit in præsentia, alors que l’objet de l’histoire n’est plus là. Nous travaillons in absentia, dans l’impossibilité de la vérification et de recevoir toute forme de feedback de la part de l’objet observé. Ce dernier est construit par la démarche historique, ses traits relevés dérivent de l’observation et il est en outre très probablement modifié par elle. Cependant, l’histoire partagée n’est pas possible puisque le monde du présent et le monde du passé ne se touchent pas.
Mais quelle est la stratégie adoptée par Jean Rouch pour montrer, d’un point de vue éminemment rhétorique, son enquête ? Colleyn affirme que « pour la première fois dans l’histoire du film ethnographique, le cinéaste assume une certaine performativité : c’est grâce à sa démarche et à son regard, que nous, spectateurs, pouvons voir ce qu’il nous montre » (Ibid.). C’est-à-dire que le réalisateur, et avec lui le regard porté sur l’autre, se met en scène dans le produit final. Si l’observation construit l’objet observé, si la recherche est le fruit d’une négociation entre ces deux entités, il faut montrer au spectateur le résultat de son enquête tout en sachant qu’elle ne peut qu’être une construction personnelle et contingente. Rouch nous donne une réponse déontologique et éthique : on met en scène l’observation même, on la montre, c’est elle-même qui sera l’objet du film et non pas l’autre étudié. Comme chez Dziga Vertov, dans Moi, un noir, Rouch ne tourne plus un film sur l’Afrique, mais sur son expédition en Afrique [réf33]. L’influence de l’observateur est grande, et elle l’est aussi aux yeux du spectateur. Objet et observateur ne se distinguent plus, il s’agit alors d’une représentation événementielle, non pas sur le passé, pour revenir à notre domaine, mais sur le regard sur le passé. Les démarches de recontextualisation et d’éditorialisation doivent ainsi pouvoir être explicitées, prendre en charge la présence du regard, du présent sur le passé, et du contexte sur le document. On le montre afin que l’usager puisse lui-même avoir une position critique à son égard, afin qu’il puisse comprendre comment l’éditorialisation de l’archive n’est pas une mise en scène du passé, mais une reconstruction du passé à travers certains critères explicités, afin, en outre, qu’il puisse voir comment la recontextualisation n’est pas seulement la mise en contexte d’un document, mais la production d’un nouveau document.
Nous pouvons à travers cette démarche effectuer un dernier passage. Cette approche ethnologique peut être appliquée à l’enquête du présent sur le passé, mais elle peut également être appliquée à la remédiation. Ainsi, l’objet du produit éditorial sera l’éditorialisation de l’objet lui-même, sa mise en contexte à travers les différents dispositifs de recontextualisation que nous avons étudiés au long de cette thèse (remontage, relocalisation et remédiation). Il faut pouvoir expliciter le travail archivistique, le travail historique et le travail rhétorique et sémiotique de remise en contexte à travers un nouveau média numérique. L’influence de tous ces nouveaux contextes sera alors mise en abîme, explicitée et finalement présente aux yeux de l’usager. L’interface, dans le sens de Galloway [réf34], montrant la non-praticabilité de la médiation qu’elle est censée opérer (entre document et support et entre présent et passé) est finalement la manière la plus évidente de mettre en avant cette démarche éthique, démarche traditionnelle, d’ailleurs, pour toute œuvre de conservation et préservation d’objets culturels.
Trois étapes déontologiques
Nous pouvons ainsi résumer trois étapes de la recontextualisation, que nous qualifions de déontologiques. La première question concerne l’influence du présent sur le passé, la relation entretenue entre ces deux instances et l’apport de cette relation sur l’éditorialisation des archives. Nous l’avons abordée sous l’angle historiographique et avons mis en place une méthode heuristique de l’anachronisme, selon la terminologie de Didi-Huberman, ou mieux, une plus générale heuristique du présent. Cette attitude nous permet de comprendre comment faire surgir des traits saillants dans un document provenant du passé à partir d’un point de vue et d’un regard spécifiquement ancrés dans le présent. Cette première question est la base d’un produit de recontextualisation, la condition de possibilité de la démarche qui, à travers un document du passé, essaie de faire surgir des traits signifiants pouvant intéresser dans le présent. L’heuristique du présent n’est pas seulement une considération faite a posteriori sur la démarche scientifique de l’historien qui interroge les archives pour comprendre le passé, elle peut tout à fait être une méthode d’interrogation, une heuristique justement, où c’est bien à partir du présent, consciemment [5], que doit être abordé ce que l’on veut mettre en relief du document.
La deuxième problématique concerne les mauvaises interprétations possibles. Une éditorialisation dédiée au grand public, comme nous l’avons vu, dévie complètement des buts de la recherche scientifique en histoire comme du simple accès aux archives dans les institutions publiques. Elle est une production médiatique qui fait face à divers modes de lecture. Comment développer le devoir de mémoire qu’une institution patrimoniale se doit de porter avec la rediffusion ? Nous avons envisagé la démarche d’une validation en négatif à partir des positions d’Umberto Eco sur les limites des interprétations, tout en donnant une lecture philologique et non purement textuelle de la question. On admet que la visée n’est pas celle de construire un discours unique et univoque, mais plutôt d’empêcher des discours qui sont scientifiquement (historiquement) erronés. La démarche productive de la recontextualisation suit en effet ce but : recontextualiser en activant des référents intertextuels en dépit d’autres référents, afin d’éviter les mauvaises interprétations.
Une fois les visées de l’éditorialisation établies et les bases posées pour éviter les mauvaises interprétations, il faut cependant donner au spectateur la possibilité de juger, de donner son feedback sur l’opération. La visée éthique sur le passé vise à cela. La prise en charge du regard du présent porté sur le passé et l’explicitation de l’ensemble des opérations effectuées pour recontextualiser l’archive donnent les moyens à l’usager de comprendre, juger et interpréter à partir de son propre point de vue. L’éthique du passé, en particulier, vu la relation indissoluble entre document et contexte vise à faire surgir à tout moment cette distinction, à la mettre en scène afin que le public, cible de l’opération, puisse voir et comprendre le travail même de l’éditorialisation.
Ces trois étapes ne sont que des suggestions pour comprendre la complexité théorique et pratique du phénomène de la publication des archives. Il s’agit surtout de voir cette question à partir d’une perspective qui tient compte des enjeux éthiques, et non seulement ergonomiques, liés à l’édition en ligne (ou du moins, de voir l’édition du point de vue d’une éthique du design). La seule mise à la disposition du public des documents d’archives, qui est généralement appelée « accessibilité » de l’archive, n’est pas suffisante. L’analyse du contenu et la prise en compte des enjeux historiques et médiatiques, sont nécessaires afin de les rendre intelligibles. Nous sommes partis d’un problème relatif au contexte, dû aux changements d’époque historique et de support de diffusion de l’archive et nous avons vu que, finalement, c’est une rhétorique, soit une démarche productive, qu’il faut viser.
Cette démarche révèle l’importance méthodologique de la rhétorique de la recontextualisation. Faire de la recontextualisation un processus qui éditorialise les contenus implique d’aborder la question du contexte non pas à partir d’un document donné et de ses entours, mais plutôt de façon à produire ce contexte. En d’autres termes, il faut pousser jusqu’au bout une logique constructiviste afin de produire artificiellement ce contexte qui produit les interprétations possibles. Au lieu d’être un problème, la recontextualisation devient le moteur d’une démarche pratique de conception de discours historiques basés sur les archives. Le contexte et le document ne sont que l’horizon d’une démarche créative. En inversant le point de vue habituellement adopté dans une logique constructiviste, nous passons de la conscience que nos objets de recherche sont construits dans l’interaction avec l’observateur à l’intention de produire ces mêmes objets à partir de nos questionnements. Déplacer la distinction entre contexte et document, de l’interprétation à la production, est à notre avis nécessaire pour répondre aux problématiques de métier que nous avons abordées. Si la différence entre contexte et document finalement n’existe pas, notre démarche vise à la produire lors de l’éditorialisation.