L’agir en condition hyperconnectée

Interfaces situées. Frictions et perméabilités dans Men in Grey et <scanner-pack>

Interfaces situées. Frictions et perméabilités dans Men in Grey et <scanner-pack>

Christelle Proulx

Christelle Proulx, « Interfaces situées. Frictions et perméabilités dans Men in Grey et <scanner-pack> », L’agir en condition hyperconnectée : art et images à l’œuvre (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-4297-3, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/11-agir/chapitre4.html.
version 01, 22/09/2020
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

Comment qualifier les œuvres qui travaillent à la jonction des espaces en ligne et hors ligne ? En quoi les spécificités des dispositifs numériques et visuels peuvent informer notre compréhension des différenciations médiales, spatiales et sociales ? Ce chapitre propose de répondre partiellement à ces interrogations en faisant dialoguer deux performances artistiques qui se déroulent dans l’espace public : Men in Grey (2009-2014) de Julian Oliver et de Danja Vasiliev et <scanner-pack>montreal de Karla Tobar Abarca (2016). En étudiant ces œuvres à travers le prisme de la condition hyperconnectée, de la notion d’interface (Galloway 2012) et des savoirs situés (Haraway, Donna 1991), l’analyse fait émerger différents types de frictions et de zones de perméabilités entre les espaces, les dispositifs et les individus connectés et mobiles. Ces frictions permettent de densifier la conception spatiale d’internet en rendant visibles les images, les médiations et la politique qu’elle contient.

Comment voir ? Comment voir depuis quelque part ? Quelles limites à la vision ? Pour quoi voir ? Avec qui voir ? Qui arrive à avoir plus d’un seul point de vue ? Qui s’aveugle ? Qui habille les aveugles ? Qui interprète le champ visuel ?
Donna Haraway, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » (1988).

Dans un café ou un parc, devant notre ordinateur portable, en marchant avec notre téléphone cellulaire en main, ou tout autre dispositif connecté, nous captons des données au vol, comme si elles traversaient toujours déjà tous les espaces dans lesquels nous évoluons. Elles sont diffusées et arrimées à nos dispositifs par défaut ou sur demande, de façon quasi immédiate. Cette situation dessine assez clairement l’intrication fondamentale des mondes en ligne et hors ligne, une réalité finalement véritablement augmentée par la connexion internet ubiquitaire. Au regard de cet état connecté de toutes parts, je souhaite, pour ce chapitre, interroger différents types de frictions que peuvent produire les effets d’interface, c’est-à-dire ce qui se trame entre différentes couches de médiations entre les espaces, les dispositifs numériques et les individus connectés. Ces interrogations visent à densifier l’éther des environnements hyperconnectés, considérant les spatiotemporalités singulières que produit internet et dans lesquelles nous baignons et agissons au quotidien. Cette densification participe à l’établissement d’une perspective à la fois matérialiste, située et active sur nos rapports à la connexion sans fil et mobile, sur la géolocalisation et les principes de capture numérique et visuelle plus particulièrement. Afin de m’attarder sur certains types de frictions interfaciales plus précisément, je ferai dialoguer deux œuvres performatives et connectées pour mettre en avant une forme d’épaississement de la spatialité de la connexion internet, en la densifiant de dispositifs, de processus, d’interactions, d’images et, progressivement, de politique.

La première œuvre que je souhaite convier à cette discussion s’intitule Men in Grey (2009-2014), un projet de Julian Oliver et de Danja Vasiliev, deux artistes membres de The Critical Engineering Working Group qui se décrit comme une conspiration prenant la forme d’une recherche appliquéeLe projet a été anonyme jusqu’en 2014, année à laquelle Julian Oliver et Danja Vasiliev ont finalement revendiqué l’œuvre.

.

Men in Grey par Mikael Brain (5min01s)

Reproduit avec l’aimable autorisation de Danja Vasiliev.

Crédits : Mikael Brain, Danja Vasiliev, Julian Oliver

Source

Proposé par auteur le 2020-09-22

Cette performance s’est déployée à travers diverses interventions dans les rues de plusieurs pays européens, de même qu’au Japon et au Pérou. Elle a également été régulièrement accompagnée d’une exposition d’objets et de dispositifs cryptographiques fonctionnels ou non et supposément « mis en quarantaine » (Oliver et Vasiliev 2014)Voir par exemple l’exposition Men in Grey qui s’est tenue à la galerie Aksioma - Institut d’art contemporain, à Ljubljana (Slovénie) du 24 mai au 10 juin 2011 : communiqué de presse et photos.

.

Vue d’exposition de l’équipement mis en quarantaine du projet Men In Grey, galerie Aksioma, Ljubljana (Slovénie), 2011. Reproduit avec l’aimable autorisation de Danja Vasiliev.

Le dispositif central, utilisé lors des actions dans l’espace public et exposé en galerie, est une mallette pourvue d’un écran. Lors des interventions, cet écran diffuse les données captées dans les réseaux internet ambiants non chiffrés : on peut y lire les conversations de clavardage qui sont en cours sur les dispositifs personnels présents dans l’espace environnant, et y voir les images téléchargées et d’autres données repêchées sur les réseaux sans fil ouverts (Oliver et Vasiliev 2014).

M.I.G. Briefcase, exposition de l’équipement mis en quarantaine du projet Men In Grey, galerie Aksioma, Ljubljana (Slovénie), 2011. Reproduit avec l’aimable autorisation de Danja Vasiliev.

La seconde œuvre est <scanner-pack>montreal, une action-performance de Karla Tobar Abarca qui a été menée à Montréal en novembre 2016Le <scanner-pack>project a voyagé dans de nombreux endroits en Europe et en Amérique.

Montréal est l’une des destinations du projet complet qui a commencé à New York en 2015 et s’est terminé à Guayaquil, Équateur, en 2019.


, dans le cadre du festival HTMlles« Basé à Montréal, Les HTMlles est un festival biennal international d’arts médiatiques et de culture numérique qui présente le travail d’artistes, de théoricien-ne-s et d’activistes locaux-ales et internationaux-ales, passionné-e-s par la réflexion critique en nouvelles technologies sous une perspective féministe. S’inspirant d’un thème spécifique, chaque édition explore des questions sociopolitiques d’actualité, dépassant les frontières des pratiques artistiques et féministes, à travers une série d’expositions, de conférences, de performances, et d’ateliers. »
La 12e édition dans le cadre de laquelle a été présentée <scanner-pack>montreal s’est tenue sous le thème « Conditions de confidentialité ».
Consulter le site des HTMlles.

, en collaboration avec christian scott.

<scanner-pack>montreal by Karla Tobar Abarca in collaboration with Christian Scott (12min09s)

Performance réalisée dans le cadre de la 12e édition du festival HTMlles, à Montréal, du 3 au 6 novembre 2016.

Crédits : Karla Tobar Abarca, Christian Scott, Feminist Media Studio

Source

Proposé par auteur le 2020-09-22

Il s’agit de marches effectuées dans les quartiers du Vieux-Port, du Mile-End et du centre-ville, au cours desquelles chacun.e est équipé.e d’un sac à dos contenant un numériseur et un GPS.

Photographie documentant la performance <scanner-pack>montreal de Karla Tobar Abarca, en collaboration avec christian scott, Montréal, 2016. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’artiste.

La captation des données visuelles et des coordonnées géographiques s’active lorsqu’il est pressé sur une surface. Les numérisations, les photographies et les vidéos documentant l’action ont ensuite été présentées dans l’exposition « Objets acharnés : la contre-surveillance dans un univers post-humain » au Feminist Media Studio de l’Université ConcordiaVoir la présentation de l’exposition sur le site du Feminist Media Studio.

.

Au-delà de la question plus générale de la surveillance qui, certes, crève les yeux et adhère violemment à nos quotidiens, la notion d’effet d’interface, comme élaborée par Alexander R. Galloway en 2012, est celle qui occupe, avec les œuvres, l’un des rôles principaux de ce chapitre. Je choisis donc d’emprunter une perspective qui s’attarde sur les médiations, leurs matérialités et leurs effets. Habituellement conçue comme une couche intermédiaire, une membrane, un seuil ou un point d’entrée, et surtout utilisée pour parler d’informatique, pour Galloway, l’interface est cependant une notion beaucoup plus large et plus active qu’un simple intermédiaire : « L’interface devient le point de transition entre différentes couches médiatiques dans tout système imbriqué. L’interface est une “agitation” ou une friction génératrice entre différents formats » (ma traduction, Galloway 2012, 749). Ces « systèmes imbriqués », dans lesquels coexistent des entités diverses, sont cruciaux dans la réflexion sur la condition hyperconnectée, de même que les agitations et les frictions à l’œuvre permettent d’ancrer solidement cette réflexion dans l’action, le faire, l’interaction et le politique, en plus de la matérialité des données, des individus et des espaces. L’interface, dans son sens plus traditionnel également, est enfait ce qui permet d’opérer, de faire, d’agir, via une interface utilisateur notamment. La notion d’interface me sert ici plus précisément à observer les frictions et les perméabilités des espaces privés et publics dorénavant connectés et que mettent en scène Men in Grey et <scanner-pack>montreal. De même, les savoirs situés de Donna Haraway (Haraway 1988, s.p.), en tant que perspective féministe, incarnée, localisée et processuelle de la production de savoir sur le monde, seront mobilisés dans ce chapitre de façon à cerner la nécessité de l’emplacement et de « l’intrication de technologies visuelles dans lesquelles nous sommes fichés [...] pour comprendre et intervenir dans les structures de la réalité devant laquelle nous devons être responsables ». Il s’agira ainsi d’interroger les entre-deux dans lesquels se posent les œuvres, à la fois en ligne et hors ligne, en passant par l’interrogation de postures de hacking, de la mobilité et de l’emplacement, de même que de la question des dispositifs de capture et de vision.

Perméabilités des zones intermédiaires

Les interventions de Men in Grey sont exemplaires de la rapacité inhérente à la collecte de données informatiques. Le type d’esthétique produit par la mise en scène d’hommes blancs en costumes gris et pourvus de mallettes mystérieuses se rattache également à une certaine forme de rapacité corporative ou à celle d’espions ou d’une communauté secrète.

Vue d’exposition de l’équipement mis en quarantaine du projet Men In Grey, galerie Aksioma, Ljubljana (Slovénie), 2011. Reproduit avec l’aimable autorisation de Danja Vasiliev.

L’esthétique corporative jouit d’ailleurs d’une forte présence dans l’histoire de l’art internet, avec des projets comme ceux du Bureau of Inverse Technology (1991-)Le Bureau of Inverse Technology est un collectif d’artistes anonymes créé en 1991 à Melbourne en Australie. Il se décrit comme une « bureaucratie spontanée » opérant à l’intersection de l’art, de la sociologie et de la technologie. Voir leur site

. Cela se réfère notamment aux origines de l’imaginaire de l’informatique et de la connexion internet dans les organisations militaires et bureaucratiques. Les hommes en noir sont aussi des figures récurrentes dans le cinéma de science-fiction (l’exemple le plus célèbre serait Men in BlackMen in Black réalisé par Barry Sonnenfeld (1997), avec Will Smith et Tommy Lee Jones. Voir la bande annonce :


, 1997), mais ici vêtus de gris, de façon à occuper une position intermédiaire, entre le noir et le blanc des postures de hackers : les pratiques « black hat » malveillantes ou « white hat » bienveillantes (si une telle dichotomie tient véritablement la route). Même avec la posture dénonciatrice des artistes, il demeure cependant difficile de prôner la bienveillance lors d’une performance où est en fait violé l’espace privé de discussionLes artistes de Men in Grey utilisent cette posture de confrontation et reproduisent des techniques de capture des données privées de façon très critique. Ils dénoncent ce viol constant de l’espace privé et la grande majorité de leurs pratiques artistiques se préoccupent de telles questions. Voir notamment leurs projets Deep Sweep (2015), The Transparency Grenade (2014) et PRISM: The Beacon Frame (2013).

ou encore dans l’exposition de dispositifs qui caricaturent l’hermétisme et l’opacité logicielle des protocoles numériquesL’aspect daté des objets exposés et de l’esthétique globale du projet (photographies noir et blanc, cadenas à numéro, walkie-talkies, antennes et compas), qui semblent sortir de l’époque la guerre froide, suggèrent qu’il puisse s’agir d’une situation bientôt passée et que l’expérience parvienne plutôt à sensibiliser le public aux protocoles de communication sécurisés.
Karla Tobar Abarca travaille également avec des objets technologies qualifiés d’obsolètes, comme le numériseur. Ce dernier occupe par ailleurs plusieurs de ses projets comme <scanning_echoes> (2015) et <scanning_sonata> (2014).


.

Sur la page d’accueil du projet Men in Grey, on peut lire un texte intitulé « The Manifestation of Network Anxiety » :

Capture d’écran extraite du « Statement », Men in Grey, 2010.
Figure 1 : User accesses distant serving HOST through M.I.G bridge subsystem. Packet payloads are reconstructed from network streams and reflected into the public.

Cet imaginaire de chair et de métal résonne avec celui des années 1990 qui séparait le cyberespace du monde tangible, mais également avec le non moins célèbre cyborg de Haraway (1988), une figure hybride hautement incarnée et anxiogène de l’humanité devenue technologique et qui fait encore véritablement sens à l’heure actuelle afin d’aborder notre existence dans une condition hyperconnectée. Les cyborgs sont d’ailleurs de retour et infectieux dans le chapitre de Gina Cortopassi. Cette hybridation, dans Men in Grey, est cependant celle d’une interface prismatique entre les données de la machine et l’être humain qui les produit et les consulte. Cet intermédiaire productif tente de rendre visibles ces choses numériques et ces liens aériens qu’on sait bien ne pas être réellement immatériels, mais dont les dynamiques demeurent difficiles à appréhender.

Le manifeste et les interventions de Men in Grey reprennent ce que plusieurs auteur.rice.s (dont Tung-Hui Hu en 2015Voir A prehistory of the cloud (2015).

) ont souligné au cours des dernières années quant au fait que la métaphore (et la pratique de plus en plus répandue) de l’information nuagique pose l’illusion problématique d’une prétendue dématérialisation de l’informatiqueJulian Oliver en parle également dans son intervention « Working the Stack » pour The influencers (2014) :


. Le « nuage numérique » marque surtout la centralisation grandissante de l’entreposage numérique (Andrejevic 2007). L’une des techniques les plus exemplaires quant à cette dématérialisation demeure cependant la connexion internet sans fil qui, avant même la connexion mobile, permet aux internautes, depuis le début des années 2000, de consulter des données à même l’air ambiant – « which hides in the air », comme l’écrivent Men in Grey. Technologie quotidienne et presque déjà historique, le wifi est, au même titre que la connexion mobile, au fondement de la condition hyperconnectée actuelle.

La technique en vigueur de distribution de la connexion internet en champs d’ondes électromagnétiques comme le wifi raccorde la conception spatiale d’internet avec celle d’un immatériel gazeux également apparenté au flux. Ces protocoles de communication sans fil permettent la transmission de données entre divers dispositifs liés par un réseau informatique grâce à des ondes radio. Le wifi permet la mise en place de zones de couverture assurées par des réseaux locaux de connexion à haut débit qui proposent une portée spatiale calculée en mètres carrés, en fonction des obstacles physiques et techniques présents dans l’espace. L’accès internet dépend ainsi de la relation entre différentes entités dans l’espace physique. En chassant les données volantes sous forme de signaux radio tels des entomologistes capturant des insectes au vol, les interventions de Men in Grey parviennent à exhiber l’animation du flux des données dans l’espace réseauté environnant, un peu à la manière d’une interface utilisateur graphique qui représente les données pour les rendre lisibles.

Situations actives

En fait, pour Galloway, l’interface n’est pas non plus un objet, un seuil, une « couche limite » ni un point de contact pour l’interaction entre deux entités ; il s’agit d’un processus actif qui produit des effets. Bien sûr, Galloway n’aborde pas l’interface au sens traditionnel de l’interface utilisateur, ni d’objets-interfaces comme la souris ou l’écran. Les captures de données retransmises sur un écran de mallette par les artistes font interface non pas à cause de leurs caractéristiques numériques, mais « plutôt parce que cela fonctionne comme une traduction, un médiateur entre deux entités, faisant une part sensible à l’autre » (Souza e Silva et Frith 2012, 3). En utilisant un « renifleur de réseau » (network ou packet sniffer), la performance à saveur situationniste de Men in Grey parvient à épaissir le présent et l’emplacement des interactions connectées par la coexistence active de médiums et d’effets. Sa situation d’intermédiaire actif met en avant les spécificités spatiales de la connectivité internet, des réseaux qui permettent la transmission de données et, incidemment, de la confidentialité localisée. Cette densification conceptuelle et technique qu’effectue Men in Grey en se posant à la jonction des espaces en ligne et hors ligne montre comment les effets d’interfaces sont véritablement actifs. En plus de l’aspect évidemment performatif de l’œuvre, ce qu’ils mettent en scène est en plein dans l’agir, produisant des frictions et divers types de perméabilités non seulement simplement médiales, mais humaines. De telles captures et retransmissions provoquent des accrocs dans l’espace connecté. Les frontières entre médias, espaces, dispositifs et ressentis sont troubles et troublées.

Les interventions de Men in Grey s’apparentent également au eavesdropping. Un eave est un avant-toit, c’est-à-dire un rebord sur lequel pourrait monter des espions en quête de renseignements et qui, architecturalement parlant, permet à l’eau de s’écouler, ou, en termes plus informatiques, à l’information de couler, voire aux hackers de s’infiltrer. Ces rebords, liant intérieur et extérieur, sont les réseaux ouverts sur lesquels les artistes se tiennent. Les complets gris de Men in Grey pointent déjà vers cette importance du milieu, de l’entre-deux. L’œuvre fait interface précisément en tant que zone d’activité autonome au sens où l’entend Galloway lorsqu’il aborde l’interface comme espace de médiation. La performance présente une zone connectée à la fois transparente et opaque ; un espace dans lequel il se passe quelque chose de transformateur. Elle est donc plus complexe encore qu’un point de passage, telle une fenêtre transparente ou une porte, qu’elle soit ouverte pour tou.te.s ou fermée (idéologiquement ou protocologiquement) : « L’interface est cet état où l’on se maintient sur la frontière. C’est le moment où un matériau signifiant est compris comme distinct d’un autre matériau signifiant. En d’autres mots, l’interface n’est jamais une chose, l’interface est toujours un effet » (ma traduction, Galloway 2012, 785). Galloway (2012) le martèle : lorsqu’on parle d’interface, il ne s’agit pas d’un média, mais d’une médiation. Les données transparentes qui traversent le wifi ambiant sont happées en chemin afin de s’externaliser, de façon menaçante et située, similaire au processus de capture de données massives qu’on qualifie aujourd’hui de big data. Ce sont des fissures interfaciales dans l’environnement connecté (que les artistes qualifient de prismes) qui activent une forme de matérialisation de l’espace produit par les usages de la connexion internet.

Men in Grey met le trafic réseau dans l’espace public « sur écoute » et l’exhibe. Il s’agit d’une mise en présence publique et involontaire de nos interactions connectées. La figure populaire et traditionnelle du hacker masculin est celle d’un homme blanc qui exhibe les failles des systèmes d’interactions, souvent au détriment des individus impliqués. Même si Oliver et Vasiliev revendiquent la nécessité d’une « saine paranoïa » avec leur œuvre, ils réinvestissent la valorisation des connaissances informatiques et le maintien de l’obscurité. Ils sont les seuls à pouvoir évoluer dans les données et les interfaces, tandis que « nous », pauvres mortel.le.s, sommes à l’extérieur, face aux surfaces brillantes des écrans, hypnotisé.e.s, vulnérables. Cette perspective est d’ailleurs explicitée dans le dixième point du manifeste du Critical Engineering Group (2011-2017) :

⁣10. L’ingénieur critique considère l’utilisation de la vulnérabilité d’un système comme la forme la plus souhaitable de dénonciation.

Ils sont des « révélateurs ». L’exhibition d’une conversation intime entre deux personnes à propos de la possibilité d’une aventure amoureuse (« Ask him out ! ! You only live once. LOL. ») sur l’écran de la mallette de Men in Grey, en plus de l’adresse IP de l’internaute attaquée, est exemplaire quant à la violation d’un espace privé, si connecté soit-il et si grises soient les intentionsLors des expositions du projet, les visiteur.se.s sont invité.e.s à se connecter à un réseau local afin d’expérimenter volontairement l’exhibition des données.

. Plus qu’une friction d’interface qui en vient à être irritante à la longue, la perméabilité forcée implique de percer et de heurter l’intimité individuelle.

Photogramme du film de Mikael Brain documentant la performance de Men in Grey, 2010. Reproduit avec l’aimable autorisation de Danja Vasiliev.

Adriana de Souza e Silva et Jordan Frith, dans leur ouvrage Mobile Interfaces in Public Spaces : Locational Privacy, Control and Urban Sociality (2012), rappellent comment l’arrivée de dispositifs mobiles comme le roman de poche au 19e siècle va de pair avec la popularisation des déplacements en train et l’urbanisation massive. Ces objets-interfaces permettaient, comme les technologies mobiles actuelles, de filtrer les interactions avec des inconnu.e.s ou l’excès de stimuli des espaces urbains. Ils autorisent ainsi un contrôle sur les modalités d’engagement et de désengagement des utilisateur.rice.s avec leur environnement. Cela entre en résonance avec la production d’une forme de sûreté – le « safety » que proposent notamment les pratiques de hacking féministes, par opposition à la notion de sécurité que mettent en avant le hacking traditionnellement masculin et blanc (Toupin 2017). Les dispositifs mobiles peuvent aussi servir, à la manière du roman de poche, à filtrer ses interactions dans l’espace publicCette technique est tout particulièrement utilisée par les individus genrés, sexués et racialisés afin de se protéger des violences quotidiennes, qu’il s’agisse de commentaires non-sollicités, d’attaques verbales ou de publicités insensibles.

. Face aux individus connectés, Men in Grey leur retire le contrôle sur leur façon d’apparaître dans l’espace public, en exploitant la vulnérabilité numérique et individuelle des réseaux en clair (non chiffrés). Plutôt que de mettre en avant les dangers numériques, <scanner-pack>montreal travaille avec l’espace public connecté – et déconnecté – au lieu de chercher à en exposer les failles. La relation avec l’espace public devient intime de par le toucher, s’appuyant délicatement sur ses surfaces pour en extraire une image.

Marches situées

La connectivité ambiante dans et avec laquelle travaillent ces œuvres, alliée à la géolocalisation par GPS (Global Positioning System) permettent d’augmenter notre présence en un lieu précis grâce aux coordonnées de localisation de longitude et de latitude. Les données de notre emplacement physique peuvent ainsi être corrélées à l’immensité de l’information disponible en ligne à propos des endroits visités. C’est ce qu’Adriana de Souza e Silva appelait, déjà en 2006, l’espace hybride dans son texte « From Cyber to Hybrid : Mobile Technologies as Interfaces of Hybrid Spaces » (Souza e Silva 2016). Le GPS est surtout mis en avant dans <scanner-pack>montreal, mais Men in Grey accorde également une grande importance à la situation et au positionnement dans l’espace connecté. L’indication de notre présence par coordonnées géographiques automatiquement attribuées par GPS peut, d’un côté, être hautement anxiogène quant à la confidentialité de localisation et, d’un autre, renforcer le sentiment de positionnement incarné. Je propose de rattacher à ce positionnement géographique une posture critique sur l’emplacement des subjectivités et des corps chez Haraway. Elle revendique clairement la nécessité du positionnement dans la production du savoir :

La solution aux attaques politiques contre les différents empirismes et réductionnismes, ou toute autre version de l’autorité scientifique, ne devrait pas être le relativisme, mais l’emplacement (Haraway 1988, s.p.).

La localisation de type GPS change notre façon d’interagir avec les espaces et les autres (Souza e Silva et Frith 2012, 7) et il semble par ailleurs nécessaire d’aborder la géolocalisation via les savoirs situés. L’attachement de l’information et d’individus à des lieux autorise la production d’information et de points de vue localisés. Un tel rapport à l’espace encourage-t-il l’élaboration de connaissances davantage situées et incarnées ?

Les captures de données exhibées par Men in Grey sont toujours accompagnées de l’adresse IP de l’internaute visé : une adresse numérique, quasi postale, précisément localisée dans le protocole internet (IP). Avec le wifi comme technologie radio-nuagique, Oliver et Vasiliev mettent en évidence une traversée des espaces connectés locaux ; ils marchent dans et à travers l’information locale, c’est-à-dire les paquets adressés aux dispositifs connectés environnants. Ils travaillent à partir de ce que Mark Andrejevic (2007) a appelé une digital enclosure. Plus proche de la situation actuelle, <scanner-pack>montreal met en scène cette condition dans laquelle on peut dorénavant se mouvoir dans un espace continuellement connecté, situé, temporalisé, imagé. Les numérisations sont intitulées par leur position numérique, datée et localisée : 2016_11_05_20_30_19_45.52495,-73.

2016_11_05_20_30_19_45.52495,-73, image numérisée, Montréal 2016. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Le titre de l’image indique les coordonnées géospatiales précises où la numérisation a été effectuée, ce qui permet de retrouver l’emplacement exact et d’organiser les nombreuses numérisations effectuées à travers le monde avec le <scanner-pack>project.

Cette dernière image montre un clair-obscur saillant : un fond noir sur lequel se détache un cadenas – une illustration tout aussi efficace de l’opacité et de l’inaccessibilité de ces « boîtes noires » que sont trop souvent les procédures numériques. Les images numérisées, situées par GPS et prélevées à même les surfaces de l’espace public, vont certainement de pair avec la contre-esthétique que revendique Galloway dans The Interface Effect (2012) afin de confronter le systématisme et le positivisme dominants actuels. Dans le cadre de la performance de Tobar Abarca, ces précisions sur la posture spatiotemporelle de la capture s’avèrent autonomisantes, puisqu’elles permettent de se situer dans un moment et un lieu de façon à véritablement informer une perspective, si partielle et abstraite soit-elle, sur cet espace connecté. Ce type de savoir situé relève aussi de l’interface au sens où Galloway la conçoit ; l’interface se tient entre le sujet et le monde, qu’ils soient en ligne ou hors ligne. De même, le genre de savoir incarné que revendique Haraway dépend de cette situation du sujet. Elle le formule impeccablement dans son texte :

Le positionnement est, partant, la pratique clé d’un savoir raisonné organisé autour de l’imagerie de la vision, et beaucoup du discours philosophique et scientifique occidental est organisé à cette manière. Le positionnement implique une responsabilité pour les pratiques qui augmentent notre puissance de faire (Haraway 1988, s.p.).

<scanner-pack>montreal travaille de façon similaire : l’œuvre mise sur la corporéité et le contact dans l’espace tangible qui persiste dans la condition hyperconnectée. Il s’agit d’une production située et d’une réappropriation des technologies de géolocalisation à des fins poético-politiques. Les savoirs situés impliquent également un positionnement mobile. Cette vision incarnée demande non seulement de voir depuis quelque part en particulier, mais de se déplacer afin de mieux voir. Ni regard surplombant, ni regard « d’en dessous » qui parlerait à la place d’un « autre », le point de vue est en mouvement puisque le sujet tout comme son objet sont considérés comme actifs. L’un n’est pas à la simple disposition de l’autre, mais positionné dans un nexus complexe et mouvant qu’il s’agit de suivre du regard (un regard incarné). La mobilité est nécessaire, mais toujours située puisque « toutes ces images du monde ne devraient pas être des allégories de la mobilité et de l’interchangeabilité infinies mais de la spécificité et de la différence élaborées » (Haraway 1988, s.p.).

Le fait que les interventions de Men in Grey et de <scanner-pack>montreal soient d’abord des marches dans l’espace public leur permet en outre de s’arrimer à ce principe de mobilité inséparable de la condition hyperconnectée. L’utilisation de dispositifs piétonniers en déplacement met en avant un agir en mouvement. La diversité des formes de mobilité employées et suggérées par <scanner-pack>montreal mérite une attention particulière. Afin de documenter les performances, Tobar Abarca et scott, son acolyte, utilisent un téléphone mobile et une caméra d’action GoPro sur un selfie stick : des dispositifs hypermobiles qui contrastent avec le statisme traditionnel du numériseur devenu, lui de même, le temps des performances, portable.

Photographie de Martine Frossard pour le Studio XX, documentant les essais d’équipements pour la performance <scanner-pack>montreal de Karla Tobar Abarca, en collaboration avec christian scott, Montréal, 2016.

L’intitulé de l’œuvre, formaté tel un code HTML, et le « pack » se référant au sac à dos contenant le numériseur rappellent également la circulation de packets en tant que format inhérent à la connexion internet. Le sac à dos, quant à lui, est non seulement un espace de stockage individuel dont le poids peut être physiquement ressenti, mais incarne aussi la nécessité matérielle des déplacements humainsLe sac à dos peut évoquer l’étudiant ou le backpacker, voire l’itinérant. Ce sont des figures qui contrastent fortement avec l’esthétique corporative de la mallette de Men in Grey, aussi portable, quoique moins pratique, puisqu’elle ne permet pas de libérer les deux mains de façon à autoriser une plus grande liberté d’action. En libérant les mains, on peut notamment prendre des photos de notre environnement et nous géolocaliser grâce à nos dispositifs mobiles. Ces pratiques de capture visuelle et d’emplacement sont d’ailleurs une modalité de présence au monde tout à fait contemporaine et propre à notre condition hyperconnectée.

.

Afin de poursuivre cette discussion, il est pertinent de remonter un peu l’histoire pour tenir compte du fait que l’apparition de l’appareil photographique portable dans les années 1880 est intimement lié au développement des lois sur la protection de la vie privée (Souza e Silva et Frith 2012). La portabilité et la mobilité des appareils (photographiques, mais pas seulement) permettent dès lors leur présence soutenue dans l’espace public, confrontant et complexifiant la notion même d’espace public. Haraway (1988, s.p.) rappelle également comment « l’œil occidental a été fondamentalement un œil vagabond, une lentille voyageuse. Ces pérégrinations ont souvent été violentes et insistantes à s’accaparer les miroirs d’un soi conquérant – mais pas toujours ». Des œuvres comme celles d’Oliver, de Vasiliev et de Tobar Abarca proposent deux types de vagabondage et de conquête. Elles permettent de donner corps à ces effets d’interface de capture qui encouragent, d’une part, un rapport intime à l’espace public et, d’autre part, une publicisation de l’espace privé, ou inversement.

Champs de vision et matérialités

Les dispositifs numériques utilisés pour <scanner-pack>montreal sont en outre d’une pertinence singulière afin d’analyser les particularités des techniques de capture visuelle impliquées. L’utilisation d’un numériseur permet notamment de s’attarder sur sa spécificité par rapport à un appareil photographique. Il s’agit de deux types de systèmes de prise d’images basés sur une capture de la lumière, mais ce qui les différencie est d’abord la profondeur de champ. La numérisation nécessite que l’objet ou le motif soit presque complètement plat, situé à moins d’un centimètre de la surface de captation. À moins d’un objectif spécialisé, la photographie excelle quant à elle à capter ce qui se trouve à distance de plus de plusieurs centimètres, voire de plusieurs mètres. Ces différents rapports entre sujets ou référents dans l’espace et surfaces bidimensionnelles de capture sont une façon d’imager et de nuancer assez magnifiquement l’écrasement spatial si souvent rattaché à la photographie et à la connexion internet (à la télégraphie, à la radio et à la téléphonie [puis sans fil, puis véritablement mobile] aussi d’ailleurs). Ces types de captures dépendent en fait de technologies optiques, d’espaces, de distances et de proximités spécifiques. La contiguïté nécessaire à la numérisation des objets et des surfaces mobilise en outre le toucher, sans pour autant l’opposer à la vision, de plus en plus présent dans les discussions sur l’interface depuis la popularisation des écrans tactiles. En parlant des intra-actions (et de l’inhumain par rapport au non-humain), Karen Barad (ma traduction, 2012, 81) aborde l’intimité du toucher comme ce qui « tient ouvert l’espace vivant des indéterminations qui s’infiltrent entre les découpes et habitent l’entre-deux d’enchevêtrements particuliers ».

L’usage de la marche et du numériseur place l’œuvre de Tobar Abarca en résistance au fonctionnalisme et à l’utilitarisme dominant les techniques de capture numérique actuelles. Cette numérisation assez littérale des surfaces qui constituent le monde tangible et ses espaces publics propose une version hautement partielle et subjective des entreprises d’envergure de numérisation du monde. Les dispositifs de capture choisis permettent une forme de prise sur le monde singulière et véritablement située, au-delà de la localisation géographique. Le numériseur travaille également dans une temporalité différente de celle de la photographie instantanée : il s’agit d’un balayage. La profondeur de champ restreinte et le mouvement de balayage employé sur des surfaces irrégulières des espaces publics de Montréal dans <scanner-pack>montreal entraînent des captures imparfaites. 2016_11_03_21/14/12_45.506703333,-73.56338 exacerbe ce balayage en rouge et bleu, glissant de gauche à droite, faisant s’écouler le motif, à un point tel qu’on ne voit plus bien de quoi il s’agit.

2016_11_03_21/14/12_45.506703333,-73.56338, image numérisée, Montréal 2016. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Le titre de l’image indique les coordonnées géospatiales précises où la numérisation a été effectuée, ce qui permet de retrouver l’emplacement exact et d’organiser les nombreuses numérisations effectuées à travers le monde avec le <scanner-pack>project.

Les points de contact et la prise en compte imprévue et sensible des textures façonnent un effet d’interface singulier qui perméabilise les mondes tangibles et numériques. Elles déforment une part du champ visuel par l’usage d’un point de vue rapproché et lent qui contraste avec la perspective plus englobante et rapide, voire instantanée, de la photographie et des procédures de collecte de données massives actuelles. Ces questions d’optiques et d’instruments sont nécessaires dans la formation d’un devenir-matériel spatiotemporel (le « spacetimemattering » chez Barad) et d’un savoir situé. Haraway (Haraway 1988, s.p.) le formule encore une fois de façon impeccable : « une optique est une politique du positionnement ».

Tandis que <scanner-pack>montreal fait interface de diverses manières, les numérisations fonctionnent plutôt en tant qu’intraface, considérant qu’il s’agit, selon Galloway, d’une zone d’indécision. Il emprunte cette expression à Gérard Genette dans son ouvrage Seuils (1987) afin d’aborder cet effet qui est de l’ordre de l’esthétique et qui demeure fondamentalement indécis, puisque toujours en train de jongler avec le centre et les rebords à la fois, ou encore entre l’intérieur et l’extérieur. Entre le numérique et le tangible, le privé et le public, l’œuvre oscille : « Ce projet aborde le privé par le désir de s’engager dans une relation intime avec un espace public » (ma traduction, Feminist Media Studio 2016, italique d’insistance dans l’original). Plus encore, cette jonglerie qui s’opère dans la zone d’indécision est « entièrement contenue et subsumée dans l’image » (Galloway 2012, 898).

Le type d’intraface produit dans les numérisations de <scanner-pack>montreal travaille aussi un peu à la manière de l’intra-action de Barad. Dans ce type d’action, les individus existent seulement dans des phénomènes de reconfiguration active plutôt que de préexister afin d’interagir (Barad et Kleimann 2012, 77). Chaque intra-action spécifique produit une « coupure agentielle » (par opposition à la coupure cartésienne dans laquelle la distinction est inhérente) dans laquelle les sujets et les objets se matérialisent en se distinguant dans la relation (Barad et Kleimann 2012, 77). Le devenir-matière (mattering) des espaces hybrides connectés se fait dans l’intra-action des images. Ainsi, l’in/détermination de la matière dans la pensée de Barad, tout comme l’indécision de l’image dans celle de Galloway, mine les différenciations matérielles et médiales traditionnelles, celles-là mêmes qui opposent également les univers en ligne et hors ligne, tout comme les médias numériques et analogues. Les différenciations sont promulguées, faites, mouvantes et actives.

<scanner-pack>montreal met en œuvre des effets d’interface qui rendent chaque entité au travail sensible l’une à l’autre. Ces petites portions d’espace devenues images sont fragmentaires, ouvertes, actives, poétiques et positionnées. Tout comme l’objectivité féministe que revendique Haraway est incarnée, située, partielle et mobile, ce projet revendique une attention sélective et dynamique à ce qui nous entoure. Elle est également partagée, non pas seulement subjective et interchangeable. Il s’agit d’une attention au détail qui permet des absences et des flous, voire des aveuglements, en offrant un point de vue rapproché, sensible et localisé.

Photographie montrant christian scott en train de numériser une surface du Mile-End pendant la performance <scanner-pack>montreal de Karla Tobar Abarca, Montréal, 2016.

Men in Grey et <scanner-pack>montreal sont deux œuvres de terrain, des actions situées en ligne et hors ligne à la fois ; elles animent diverses coexistences, agitent des points de frictions entre entités de diverses natures et de « différents formats ». En mettant en scène ce que je qualifie d’interfaces situées de différentes manières, et lorsqu’étudiées côte à côte, elles viennent effectivement densifier à la fois la spatialité, l’imageabilité (pour reprendre le terme de Kevin Lynch qu’utilise Enrico Agostini Marchese dans cet ouvrage) et la sensibilité à l’espace hyperconnecté. Tel que l’arguent de Souza e Silva et Eric Gordon dans « The Waning Distinction Between Public and Private : Net Locality and the Restructuring of Space » (2012), cette « net localité » transforme les façons d’occuper l’espace puisque les connexions deviennent de plus en plus flexibles et poreuses. Les milieux se recouvrent les uns les autres. En soulignant le travail des agencements de diverses inter et intrafaces localisées, ce texte cherche ainsi à faire voir les modalités de prise sur le monde hyperconnecté et les diverses formes d’inscription dans ces espaces hautement hybrides.

Entre actualisations et virtualisations, les interfaces situées peuvent pirater et violer l’intimité numérique au passage. Ces interfaces peuvent cependant se transformer en se trouvant toujours précisément quelque part, en posant un regard appuyé et poreux sur l’environnement hyperconnecté dans lequel elles sont imbriquées. Les œuvres abordées dans ce chapitre font agir, résistent et confrontent les frictions intimes entre public et privé, entre être humain, machine et environnement. Les effets d’interface dans Men in Grey peuvent brouiller la transparence des données aériennes, tout comme les textures de l’espace tangible se floutent et peuvent égratigner la surface du numériseur à leur contact dans <scanner-pack>montreal. Comme le titre de l’exposition dans laquelle les productions de Tobar Abarca se trouvent, les objets s’acharnent ; les matérialités perdurent. La présence des individus, des espaces et des données est à la fois incarnée et hybride.

Contenus additionnels

Présentation du projet Men In Grey (2009-2014) sur le site de The Critical Engineering Working Group

Crédits : Julian Oliver, Danja Vasiliev, The Critical Engineering Working Group

Source (archive)

Proposé par auteur le 2020-09-22

Présentation du projet <scanner-pack>montreal (2016) sur le site du Feminist Media Studio

Crédits : Karla Tobar Abarca, christian scott, Feminist Media Studio

Source (archive)

Proposé par auteur le 2020-09-22

Le projet <scanner-pack>montreal à New York

Crédits : Karla Tobar Abarca

Source

Proposé par auteur le 2020-09-22

Références

Andrejevic, Mark. 2007. « Surveillance in the Digital Enclosure ». The Communication Review 10 (4): 295‑317. https://doi.org/10.1080/10714420701715365.

Barad, Karen, et Adam Kleimann. 2012. « “Intra-actions” (Interview of Karen Barad by Adam Kleinmann) ». Mousse Magazine, dOCUMENTA 13,, 76‑81. https://www.academia.edu/1857617/_Intra-actions_Interview_of_Karen_Barad_by_Adam_Kleinmann_.

Feminist Media Studio. 2016. « <scanner-pack>montreal, by Karla Tobar in collaboration with Christian Scott ». Feminist Media Studio. https://feministmediastudio.ca/projects/scanner-pack-by-karla-tobar/.

Galloway, Alexander R. 2012. The interface effect. Cambridge, UK ; Malden, MA: Polity Press. https://politybooks.com/bookdetail/?isbn=9780745662527.

Genette, Gérard. 1987. Seuils. Poétique. Paris: Seuil. https://www.seuil.com/ouvrage/seuils-gerard-genette/9782020095259.

Haraway, Donna. 1991. « A Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century ». In Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, 149‑81. New York: Routledge. https://www.sfu.ca/~decaste/OISE/page2/files/HarawayCyborg.pdf.

Haraway, Donna. 1988. « Situated Knowledges. The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective ». Feminist Studies 14 (3): 575‑99. https://msu.edu/~kg/874/Haraway_1988__Situated_Knowledges.pdf.

Hu, Tung-Hui. 2015. A prehistory of the cloud. Cambridge, Massachusetts ; London, England: The MIT Press. https://mitpress.mit.edu/books/prehistory-cloud.

Oliver, Julian, et Danja Vasiliev. 2014. « Men In Grey (2009-2014) ». The Critical Engineering Working Group. https://criticalengineering.org/projects/men-in-grey/.

Souza e Silva, Adriana de. 2016. « From Cyber to Hybrid: Mobile Technologies as Interfaces of Hybrid Spaces ». Space and Culture 9 (3): 261‑78. https://doi.org/10.1177/1206331206289022.

Souza e Silva, Adriana de, et Jordan Frith. 2012. Mobile Interfaces in Public Spaces: Locational Privacy, Control, and Urban Sociability. 1 edition. New York: Routledge. https://www.routledge.com/Mobile-Interfaces-in-Public-Spaces-Locational-Privacy-Control-and-Urban/de-Souza-e-Silva-Frith/p/book/9780415506007.

Souza e Silva, Adriana de, et Eric Gordon. 2012. « The Waning Distinction Between Private And Public. Net Locality And The Restructuring Of Space ». In The International Encyclopedia of Media Studies, édité par A. N. Valdivia. Wiley. https://doi.org/10.1002/9781444361506.wbiems147.

Toupin, Sophie. 2017. « Le hacking féministe : la résistance par la spatialité ». In Les pratiques transformatrices des espaces socionumériques, 161‑79. Cahiers du gerse. Montréal: Presses de l’Université du Québec.

Christelle Proulx

Christelle Proulx est candidate au doctorat interuniversitaire en histoire de l’art à l’Université de Montréal et membre de l’équipe de recherche du projet « Art et site » depuis 2012. Sous la direction de Suzanne Paquet, sa thèse interroge un devenir photographique du web en étudiant des plateformes et technologies spécifiques, leurs aspirations utopiques, leurs algorithmes ainsi que leurs rapports aux images. Qu’il s’agisse de memes, de captures d’écran, de vision automatisée ou d’art internet, elle s’intéresse aux multiples aspects de la culture visuelle numérique.