L’agir en condition hyperconnectée

Conclusion. Déployer les (im)possibles de la condition hyperconnectée

Conclusion. Déployer les (im)possibles de la condition hyperconnectée

Christelle Proulx

Christelle Proulx, « Conclusion. Déployer les (im)possibles de la condition hyperconnectée », L’agir en condition hyperconnectée : art et images à l’œuvre (édition augmentée), Presses de l’Université de Montréal, Montréal, isbn:978-2-7606-4297-3, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/11-agir/conclusion.html.
version 01, 22/09/2020
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

La prémisse initiale de cet ouvrage a été posée lors d’un colloque du même nomLe colloque « L’agir en condition hyperconnectée : art et images à l’œuvre » s’est tenu les 2 et 3 novembre 2017 à Montréal.

organisé en 2017 par jake moore, Josianne Poirier et moi-même, avec le groupe de recherche Médiatopias, dirigé par Christine Ross (Université McGill). Le programme de ce groupe s’articule autour du postulat voulant que les pratiques artistiques médiatiques redéfinissent l’espace public moderne non plus en le problématisant mais en l’activant par diverses stratégies favorisant la collaboration participative. Le titre du colloque et du livre émerge donc du constat de la condition hyperconnectée décrite en introduction. Cet événement s’est tenu au Studio XX à Montréal, un centre d’artistes féministe axé sur les questions technologiquesFondé en 1996, le Studio XX a été renommé Ada X en 2020. En savoir plus.

. En tant que point de rencontre physique pour tout un réseau social de praticien.ne.s et de théoricien.ne.s qui travaillent à refléter et à augmenter cette condition hyperconnectée, le Studio XX incarne la complexité en jeu dans nos quotidiens connectés.

Le nouvel emplacement qui s’anime dans ces pages nous permet de mieux cerner la condition produite par la spatialisation numérique et ses diverses intersections, en invitant notamment d’autres auteur.rice.s – qui ne participaient pas au colloque – à la discussion. Il s’agit donc d’un livre qui, d’une part, permet de qualifier et de nuancer la définition d’une condition hyperconnectée et qui, d’autre part, emprunte le point de vue de l’(inter)action, de l’art et des images pour interroger ce qui s’y trame. Ce lieu d’échange que représente l’ouvrage collectif évolue tout à la fois en ligne et hors ligne grâce à la version augmentée qui déploie le travail initial sur d’autres plans : factuels, conceptuels, visuels et exploratoires, afin d’amener les lecteur.rice.s à poursuivre nos interrogations et nos objets. Ceux-ci sont à la fois nettement hétérogènes et intimement liés.

Une attention soutenue portée aux dynamiques élaborées entre temps et espace se retrouve dans chacune des études de productions culturelles spécifiques à cette condition hyperconnectée et permet de faire voir la méta-interface (Andersen et Pold 2018) à l’œuvre. L’espace en condition hyperconnectée se présente comme hautement pluriel, mouvant et poreux : il est à la fois public et privé, en ligne et hors ligne, localisé et mondial, habité et résolument mobile. Les lieux et le positionnement, de même que le rapport aux distances – à la proximité des gens et des objets qui se déplacent – sont prépondérants. L’espace devient également hyperespace et surtout, performatif (Agostini Marchese). Non seulement l’espace est activement produit, mais il se construit aussi de combats activistes à échelles locale et globale.

Le temps marque notre enquête qui se voulait d’abord axée sur la spatialité. Outre la temporalité de l’accélération qui caractérise la condition hyperconnectée, notamment via les procédures d’analyse des données massives (big data) qui sont examinées dans plusieurs chapitres, des possibilités de résistance sont offertes avec des performances et des postures faisant l’éloge d’une responsabilité de lenteur, d’attente (Cortopassi) et de sensibilité. La mémoire individuelle ou collective, une fois hyperconnectée, dessine un rapport au temps dans lequel le passé travaille un présent qui, ainsi, s’approfondit plutôt que de s’aplanir dans un présentisme nuisible à la critique historique. Les mélanges et les recouvrements temporels dans chaque cas d’étude font écho à l’hybridation des espaces connectés. Les co-temporalités à l’œuvre se retrouvent dans la définition du contemporain proposée par Lionel Ruffel dans Brouhaha (2016). Il écrit :

c’est la force du préfixe cum- qui s’impose : avec, ensemble, “inséparé” (Quessada 2013). Avec le temps, avec les temps, les temps ensemble. La conception de l’histoire travaillée par le contemporain conteste ainsi l’historicité moderne fondée, elle, sur une séparation, une séquentialité, une successivité (Ruffel 2016, 25).

Les assemblages spatiotemporels qui densifient l’espace et épaississent le temps s’avèrent être une clé pour la compréhension de l’agir en condition hyperconnectée contemporaine. Les principales caractéristiques du contemporain selon Ruffel sont similaires à ce que nous avons relevé dans nos analyses : « l’indistinction, l’inséparation, la cotemporalité, la pluralisation des espaces publics, la déhiérarchisation, etc. » (Ruffel 2016, 32).

Ces caractéristiques se retrouvent dans la multitude de nuances comprises dans l’inter de la condition hyperconnectée. Interaction, intertextualité, interface , interspatialité, interveillance : il s’agit de dynamiques spécifiques, élaborées dans les cas d’étude rassemblés, qui montrent comment la condition hyperconnectée se construit dans des phénomènes interstitiels, entre des entités hétérogènes, mais aussi de façon interne aux choses. Plusieurs auteur.rice.s ont effectivement montré que la condition qui nous occupe relève aussi de l’intra : l’intra-action, l’intraface et l’intraconnexion sont ainsi des termes et des concepts qui permettent l’analyse des différentes couches qui animent la condition hyperconnectée et agissent en son sein. Les relations inter et intra sont autant de spécificités et de différences qui se composent au fil des « rencontres » entre entités (images, données, individus, dispositifs, affects, espaces, temporalités) exacerbées par l’hyperconnexion. Ces termes permettent d’apporter des précisions nécessaires aux notions de participation, de performativité et d’interconnectivité que nous avons proposé de réexaminer. Dans son chapitre, Fanny Gravel-Patry expose en outre comment, à la notion et au processus de connexion, s’ajoutent ceux de l’accolement, du stickiness (Ahmed 2014) de même que de la propagation ou de l’« étalabilité » : la spreadability (Jenkins et al. 2009). Il s’agit de précisions sur la texture des choses numériques (corps, images, textes, etc.) et leurs relations qui font écho aux frictions et aux perméabilités explorées dans mon propre chapitre et qui fournissent des nuances cruciales sur les modalités d’interactions et de sensibilités hyperconnectées de nature affective et politique.

La singularité de ces sensibilités se retrouve dans l’étude, la production et la consommation d’œuvres, de textes et d’images connectés – photographiques ou vidéo – qui sont au cœur des (in)capacités de l’agir explorées dans l’ouvrage. On y trouve aussi le pouvoir propre des images en tant que telles, parfois conversationnel, parfois sexuel et très souvent politique. Notre enquête commune se place ainsi dans une démarche similaire à ce que Nicholas Mirzoeff propose en demandant Comment voir le monde (2015) et comment voir, aujourd’hui, le changement à grande échelle. Nous avons également tenté de mener une part de cet activisme visuel qu’il suggère en empruntant la perspective de l’art et des images pour parler de l’agir. L’importance du voir et de la compréhension des régimes de visibilité dans la construction et la réappropriation des identités et des mémoires individuelles ou collectives sont des questions épistémologiques, affectives et politiques au fondement du travail mené.

Nous l’avons posé en introduction : la condition hyperconnectée semble être de l’ordre d’un changement sociotechnique écosophique. Chez Arne Næss (1989), l’écosophie est une « discipline des affects » ancrée dans l’« écologie profonde ». Elle serait en fait le « savoir habiter » (éco du grec oïkos signifiant maison, habitat ou milieu naturel et sophia pour la connaissance ou le savoir). Comment habiter la condition hyperconnectée contemporaine et en comprendre les modalités de coexistence, voilà des interrogations centrales au présent ouvrage collectif. La définition de l’écosophie de Félix Guattari suggère plus précisément la fabrique de communautés dans une approche qui prend soin de « resingulariser » les individus et leurs complexités afin de rendre le monde plus « habitable » (Guattari 2013, [1989], p.49). Une importante posture de résistance politique se retrouve dans l’écosophie et dans nos questionnements sur les (im)possibilités de l’agir. La mise en avant des politiques identitaires, de race et de genre, de même que des interactions non humaines est en ce sens indispensable afin d’être sensibles aux individus et aux entités qui composent notre monde. Au centre d’une perspective écosophique sur la condition hyperconnectée se situent donc le vivre-ensemble et la coexistence, de même que la question de l’espace public contemporain, plus largement. Nous coexistons dorénavant avec une connexion ambiante, des dispositifs numériques profondément intégrés à nos quotidiens, des machines autonomes, des regards médiés qui organisent, qui attendent, qui désirent et qui exacerbent des affects et des politiques qu’il convient de cerner. En plus d’apprendre à poser un regard critique et actif sur le monde hyperconnecté, on apprend à l’habiter activement en étudiant nos (in)capacités d’agir. À ce propos, l’efficacité et l’inefficacité des activités, des actions et des résistances autorisées, amplifiées ou contraintes en régime numérique, nécessitent d’être continuellement réinterrogées. Agir, certes, mais à quelles fins ?

Contenus additionnels

Programme du colloque « L’agir en condition hyperconnectée : art et images à l’œuvre », novembre 2017, Montréal.

Crédits : Art et Site

Source (archive)

Proposé par auteur le 2020-09-22

Enregistrement vidéo du colloque L’agir en condition hyperconnectée : art et images à l’œuvre (1/4)

Première partie du colloque organisé par Mediatopias en collaboration avec l’université de Montréal et l’université McGill à Montréal (Québec, Canada), 2-3 novembre 2017.

Crédits : Mediatopias en collaboration avec l’université de Montréal et l’université McGill à Montréal

Source

Proposé par auteur le 2020-09-22

Enregistrement vidéo du colloque L’agir en condition hyperconnectée : art et images à l’œuvre (2/4)

Deuxième partie du colloque organisé par Mediatopias en collaboration avec l’université de Montréal et l’université McGill à Montréal (Québec, Canada), 2-3 novembre 2017.

Crédits : Mediatopias en collaboration avec l’université de Montréal et l’université McGill à Montréal

Source

Proposé par auteur le 2020-09-22

Enregistrement vidéo du colloque L’agir en condition hyperconnectée : art et images à l’œuvre (3/4)

Troisième partie du colloque organisé par Mediatopias en collaboration avec l’université de Montréal et l’université McGill à Montréal (Québec, Canada), 2-3 novembre 2017.

Crédits : Mediatopias en collaboration avec l’université de Montréal et l’université McGill à Montréal

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Proposé par auteur le 2020-09-22

Enregistrement vidéo du colloque L’agir en condition hyperconnectée : art et images à l’œuvre (4/4)

Quatrième et dernière partie du colloque organisé par Mediatopias en collaboration avec l’université de Montréal et l’université McGill à Montréal (Québec, Canada), 2-3 novembre 2017.

Crédits : Mediatopias en collaboration avec l’université de Montréal et l’université McGill à Montréal

Source

Proposé par auteur le 2020-09-22

Références

Ahmed, Sara. 2014. The Cultural Politics of Emotion. Second. Edinburgh: Edinburgh University Press. https://edinburghuniversitypress.com/the-cultural-politics-of-emotion-772.html.

Andersen, Christian Ulrik, et Soren Bro Pold. 2018. The metainterface: the art of platforms, cities, and clouds. Cambridge, Massachusetts: The MIT Press. https://mitpress.mit.edu/books/metainterface.

Guattari, Félix. 2013. Qu’est-ce que l’écosophie ? Archives de la pensée critique. Fécamp: Éditions Lignes. https://www.editions-lignes.com/FELIX-GUATTARI-ECOSOPHIE.html.

Jenkins, Henry, Xiaochang Li, Ana Domb Krauskopf, et Joshua Green. 2009. « If it Doesn’t Spread, it’s Dead (Part One): Media Viruses and Memes ». Confessions of an ACA-Fan – The Official Weblog of Henry Jenkins. http://henryjenkins.org/blog/2009/02/if_it_doesnt_spread_its_dead_p.html.

Næss, Arne. 1989. Ecology, community, and lifestyle: outline of an ecosophy. Cambridge ; New York, Cambridge: Cambridge University Press. https://doi.org/10.1017/CBO9780511525599.

Quessada, Dominique. 2013. L’inséparé : essai sur un monde sans Autre. Perspectives critiques. Paris: PUF. https://www.puf.com/content/Lins%C3%A9par%C3%A9_Essai_sur_le_monde_sans_Autre.

Ruffel, Lionel. 2016. Brouhaha. Les mondes du contemporain. Lagrasse: Verdier. https://editions-verdier.fr/livre/brouhaha/.

Christelle Proulx

Christelle Proulx est candidate au doctorat interuniversitaire en histoire de l’art à l’Université de Montréal et membre de l’équipe de recherche du projet « Art et site » depuis 2012. Sous la direction de Suzanne Paquet, sa thèse interroge un devenir photographique du web en étudiant des plateformes et technologies spécifiques, leurs aspirations utopiques, leurs algorithmes ainsi que leurs rapports aux images. Qu’il s’agisse de memes, de captures d’écran, de vision automatisée ou d’art internet, elle s’intéresse aux multiples aspects de la culture visuelle numérique.