Le mouvement Wikimédia au Canada

Introduction

Introduction

Jean-Michel Lapointe

Marie D. Martel

Jean-Michel Lapointe, Marie D. Martel, « Introduction », dans Jean-Michel Lapointe, Marie D. Martel (dir.), Le mouvement Wikimédia au Canada (édition augmentée), Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2025, isbn : 978-2-7606-5389-4, https://www.parcoursnumeriques-pum.ca/13-wikimedia/introduction.html.
version 0, 31/03/2025
Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

Il existe une littérature abondante sur Wikipédia et la culture libre, mais rarement s’est-on attaché à décrire et à comprendre la participation spécifique de la population d’un pays aux plateformes Wikimédia. Ce livre a pour ambition d’examiner les initiatives wikimédiennes au Canada, en présentant des études qui éclairent la manière dont les idéaux de partage, d’accès ouvert et de collaboration, piliers de la culture libre, se manifestent au nord du 49e parallèle des Amériques.

Les questions pourraient s’énoncer en ces termes : comment les Canadiennes et les Canadiens participent-ils aux plateformes Wikimédia, et quels sont les enjeux et les dynamiques de cette participation ? Cette introduction souhaite déjà poser quelques repères et jalons concernant cette interrogation et pointer quelques-unes des limites qui la contraignent. D’emblée, il faut reconnaître que le Canada, traversé par des régionalismes complexes, des divisions linguistiques, ethnoculturelles et marqué par la présence historique des premiers peuples, rend périlleuse la production d’un portrait totalisant, quel que soit le thème. Pays dont l’identité et l’histoire gagnent à être appréhendées au pluriel (Wright 2020), le Canada est un miroir troublant du mouvement Wikimédia lui-même, où chaque point du réseau de personnes connectées à la plateforme peut ajouter sa touche aux projets, en fonction de ses intérêts de contribution, si bien que l’encyclopédie Wikipédia a déjà été envisagée comme un vaste territoire dynamique où différents projets et communautés se déploient sans qu’il soit possible de capturer une vue de l’ensemble des activités et des personnes qui y prennent part (McDowell et Vetter 2021, 77). La multiplication des perspectives par les auteurs et autrices de ce collectif tend à refléter cette complexité croisée des territoires canadien et wikimédien.

Il semble, en outre, que les politiques de collecte de données sur les personnes qui contribuent aux différents projets ne permettent pas l’identification de leur pays de résidence. La culture de la communauté repose largement sur le respect de l’anonymat et ne requiert pas d’établir un lien avec l’identité civile (Konieczny 2023). En conséquence, on ne peut guère compter sur cette avenue pour caractériser de manière précise la population canadienne contributrice. Cette absence de données particulières sur le profil des éditrices et éditeurs canadiens amène d’autres défis pour comprendre pleinement les dynamiques de participation qui nous intéressent. Cela dit, certains jeux de données anonymisés mis à disposition par l’équipe technologique de la Fondation Wikimédia permettent de géolocaliser les contributions faites à Wikipédia, le projet le plus actif du mouvement. Depuis 2021, les versions linguistiques les plus actives au Canada sont, sans surprise, celles en anglais (entre 270 et 350 personnes actives mensuellement) et celles en français (entre 30 à 60 personnes actives mensuellement), mais l’on compte également une participation constante quoique de moindre envergure aux versions en farsi, en hébreu, en russe, en serbe, en ukrainien et en mandarinDonnées colligées des mois de janvier et juin pour les années 2021, 2022 et 2023 des dumps de géolocation. Précisons que la participation constante des versions linguistiques autres que le français et l’anglais signifie plus de 100 modifications par mois faites par un nombre indéterminé de personnes allant de 1 à 10.↩︎, ce qui donne à penser que les personnes canadiennes issues de l’immigration maintiennent un lien avec leur culture et leur langue d’origine par la contribution à l’encyclopédie libre.

Il est aussi possible d’envisager ce questionnement à partir du récit de la naissance et de la croissance du « chapitre » canadien de Wikimédia. Cette piste permet de lever le voile sur les motivations et les défis rencontrés dès les premières initiatives et offre un point d’entrée crucial en vue de proposer quelques réponses ; cette avenue souligne également l’importance des initiatives locales et des chapitres nationaux comme Wikimédia Canada, permettant d’accéder à un éclairage précieux sur les contributions régionales et les enjeux spécifiques.

L’organisme à but non lucratif Wikimédia Canada est officiellement reconnu depuis 2011 par la Fondation Wikimédia, l’organisation mère du mouvement. Créée en 2003 pour appuyer la contribution des bénévoles en administrant, en développant et en maintenant l’infrastructure technologique de l’ensemble des projets gravitant autour de Wikipédia (fondé en 2001), la Fondation est dépositaire de la marque Wikimédia. Qui plus est, la Fondation soutient financièrement 37 chapitres à travers le monde, c’est-à-dire des organisations qui ont pour objectif de soutenir et stimuler le développement des projets Wikimédia sur leur territoire.

Du côté canadien, à partir de 2005, une poignée de bénévoles de l’Ontario, du Québec, de Colombie-Britannique et de l’Alberta entament les démarches en vue d’échafauder une structure qui permettrait de faire connaître et d’encourager la contribution à Wikipédia au pays. Ces personnes partagent également les idéaux du mouvement social de la culture libre à l’origine de Wikipédia qui les pousse à promouvoir la libre circulation des savoirs et de l’information afin qu’ils puissent être légalement copiés et redistribués. Ainsi, en vertu de sa licence libre, tout le contenu de Wikipédia peut être utilisé, modifié et partagé, pour autant que l’on cite sa provenance et que son caractère libre soit préservé.

Dès le début de leurs efforts collectifs, les militants qui poseront les bases organisationnelles de ce qui deviendra Wikimédia Canada demandent que soit aboli l’article 12 de la Loi sur le droit d’auteur qui traite de ce qu’on appelle le droit d’auteur de la Couronne. Cet article de loi, en vigueur au Canada depuis 1921 et commun à plusieurs pays du Commonwealth, stipule que les documents produits par l’appareil gouvernemental fédéral doivent attendre 50 ans avant d’entrer dans le domaine public, ce qui a pour effet d’empêcher des contenus financés par la population d’être réutilisés dans Wikipédia et les autres projets du mouvement. À titre d’exemple, les photographies officielles des élus au Parlement canadien ne peuvent être utilisées pour illustrer les articles de l’encyclopédie, car elles appartiennent à Sa Majesté. Cette loi contraste avec celle en vigueur aux États-Unis, où tous les documents produits par le gouvernement central sont d’emblée placés dans le domaine public et peuvent être librement réutilisés. L’abolition ou la réforme de cet article de loi, qui est aussi demandée par les principales associations d’archivistes, de bibliothécaires, de chercheurs et d’enseignants du Canada, permettrait de préserver et de mettre en valeur les documents produits par les institutions publiques fédérales (Wakaruk 2020).

Les actions des premiers bénévoles visant à créer une organisation canadienne qui serait reconnue par la fondation américaine, un labeur de longue haleine, se sont concrétisées à l’été 2011. Lorsque Wikimédia Canada (WMCA) devient officiellement affiliée à la Fondation Wikimédia, c’est le médecin James Heilman qui assure alors la première présidence de l’organisme. Depuis, WMCA est tenu à bout de bras par des bénévoles qui cherchent à stimuler le développement des contenus canadiens des projets en multipliant les occasions de rencontre et les événements de contribution.

Emblématique de cette approche, la première activité publique officielle du chapitre a lieu le 28 août 2011. Il s’agit d’une chasse photographique à travers la ville de Montréal dont l’objectif est de documenter plus de 375 lieux d’intérêts historiques afin de pouvoir illustrer avec des images sous licences libres les articles encyclopédiques qui leur sont consacrés. Nommée Wikipedia Takes Montréal, cette activité est marquante à plus d’un titre. D’une part, elle vise à souligner le dixième anniversaire de Wikipédia et, d’autre part, à stimuler une participation inédite à la production de communs canadiens dans le paysage informationnel du pays. Cette activité parvient à attirer plus de 200 personnes grâce à une couverture médiatique pancanadienne, en français et en anglais. L’initiative locale comporte également une dimension internationale : préparée en amont avec l’administration municipale de la Ville de Montréal – une collaboration avec une institution publique qui deviendra un modus operandi pour WMCA –, elle bénéficie du soutien logistique d’un autre chapitre du mouvement, Wikimédia France. Cette activité connaît un aléa aussi imprévu que mémorable, alors que les restes de l’ouragan Irène s’invitent à Montréal le jour même, compromettant la qualité de la majorité des milliers de clichés. Cet échec relatif, loin de démotiver les organisateurs, jouit d’un certain retentissement au sein du mouvement.

S’il est une étape clé pour la reconnaissance du chapitre canadien du mouvement auprès des institutions du pays, en particulier celles relevant des GLAM (acronyme anglais pour désigner les « Galleries, Libraries, Archives, Museums », soit en français, les galeries, les bibliothèques, les archives et les musées), c’est l’établissement, à compter de 2013, d’une entente de partenariat avec Bibliothèques et Archives nationales du Québec (BAnQ). Véritable « partenariat public-commun », cette entente est toujours en vigueur une décennie plus tard et s’avère profitable aux deux parties, voire au-delà. Un partenariat public-commun (public-commons partnership), tel que décrit par David Bollier et Silke Helfrich (2022), est une forme de collaboration entre les entités publiques (gouvernements et institutions publiques) et les communs (ressources gérées collectivement par une communauté suivant des règles établies par celle-ci) ; et, dans ce cas, les contenus wikimédiens créés à partir des ressources documentaires institutionnelles sont plus précisément conçus comme des communs de la connaissance. D’un côté, WMCA et le mouvement de bénévoles qu’il cherche à faire croître peuvent compter gracieusement sur un lieu physique de convergence et de socialisation hors ligne pour la communauté montréalaise par des soirées de formation intitulées – suivant une formule éprouvée dans la francophonie – Mardi, c’est Wiki. De l’autre, BAnQ encourage les archivistes et les bibliothécaires de cette institution présente partout sur le territoire du Québec à prolonger leur expertise documentaire en valorisant les collections qu’ils et elles détiennent au sein des plateformes Wikimédia, et ce, en mettant à contribution leurs publics, à qui l’on propose de se former à la contribution aux projets Wikimédia (Boudreau, Daveau, et Giuliano 2016). Le bibliothécaire en chef du Canada, Guy Berthiaume, qui était à la tête de BAnQ lorsque le partenariat a été établi, puis qui a répliqué celui-ci dans une certaine mesure lors de son passage à Bibliothèques et Archives Canada (BAC) à compter de 2017, avait ceci à dire dans son discours d’ouverture à la Conférence de l’Association des musées de l’Ontario cette même année :

Alors que les musées, les bibliothèques et les archives ont les connaissances et les documents, Wikipédia a une portée qu’aucune de nos institutions ne pourrait jamais atteindre à elle seule. [...]

Nous travaillons avec Wikimédia Canada, une société sans but lucratif qui vise à accroître le contenu canadien dans Wikipédia. L’idée était que le renforcement de notre présence sur Wikipédia pourrait attirer de nouveaux utilisateurs vers notre site Web et nos collections. BAC a maintenant plus de 3 000 images intégrées dans des articles publiés sur Wikipédia. En retour, cela se traduit par environ 30 millions de consultations de documents de BAC, chaque mois (Berthiaume 2017).

Les partenariats entre WMCA et les institutions de mémoire agissent comme catalyseur pour « wikifier » l’écosystème institutionnel non marchand du pays. Musées, sociétés savantes, universités, bibliothèques publiques et de recherche, organismes culturels et communautaires ont été nombreux à accueillir des activités de contribution et de formation, ou encore à intégrer une composante wikimédienne à leur stratégie organisationnelle. Cela passe parfois par l’embauche ponctuelle d’un ou une wikipédiste en résidence, bien que souvent l’expertise wikimédienne du personnel se déploie dans l’ombre, sans qu’il y ait une reconnaissance institutionnelle du travail contributif – une réalité fréquente au sein du mouvement Wikimédia (Stintson et Evans 2018).

Mais avant même le partenariat avec BAnQ, les premières interactions avec les bibliothèques se sont déroulées dans le cadre d’activités contributives publiques. La première de ces initiatives a eu lieu le 18 février 2012, à la bibliothèque de l’Université Laval, avec un atelier consacré à Jean Talon, premier intendant de la Nouvelle-France. Une année plus tard, le 6 avril 2013, la Bibliothèque Mile End (désormais appelée Bibliothèque Mordecai-Richler) accueille la première activité contributive dans une bibliothèque publique au Québec et, sous toutes réserves, au Canada. Cet événement faisait partie du Projet Mile End, lancé en février par Mémoire du Mile End, un organisme d’histoire locale, en collaboration avec Wikimédia Canada. À Montréal, les bibliothèques publiques vont intégrer des ateliers de contribution à Wikipédia dans leur programmation régulière. Entre 2016 et 2018, plus d’une vingtaine d’ateliers se succèdent ; la plupart d’entre elles sont organisées en partenariat avec le Café des savoirs libres, un collectif réunissant des bibliothécaires et des défenseurs de la culture libre, engagés dans la création de communs de la connaissance (Martel 2021). La configuration des partenariats à partir du site des bibliothèques de proximité permet de réunir des acteurs issus des institutions publiques, mais aussi de la société civile (société d’histoire et groupes communautaires) en créant des réseaux wikimédiens situés localement. Dans la foulée, plusieurs ateliers ont également été mis en place dans le but de valoriser les communs du cinéma à la Cinémathèque québécoise, en présence même de créateurs et créatrices, figures clés du cinéma d’animation canadien.

Plusieurs de ces institutions ont orienté leurs activités wikimédiennes autour de la lutte contre les biais systémiques, la réduction du fossé des genres, la mise en visibilité de certaines communautés minorisées ou groupes marginalisés en réponse aux politiques publiques de réconciliation-équité-diversité-inclusion (RÉDI) qui sont désormais présentes dans la plupart d’entre elles au Canada.

En ce qui a trait à l’intégration du mouvement dans l’éducation supérieure, il importe de souligner les multiples rôles joués également par les bibliothécaires du pays pour ouvrir et baliser le chemin permettant d’établir des ponts avec un milieu universitaire d’abord méfiant vis-à-vis du potentiel jugé disruptif de Wikipédia auprès des usages entourant la documentation établis dans l’environnement numérique.

L’apport du milieu universitaire au mouvement est jugé à ce point central au sein de WMCA que les personnes qui gravitent autour du chapitre ont pris l’habitude de bonifier l’acronyme GLAM en y ajoutant un U à la fin. Benoit Rochon, président de WMCA de 2016 à 2019, raconte l’origine de l’expression GLAMU en ces termes :

Pour la petite histoire, j’avais écrit sur une diapositive “We will GLAM•U, universities” (à prononcer en anglais en référence à We Will Rock You de Queen) lors d’une conférence donnée en 2011 au Musée du champignon à Amsterdam, où il y avait dans l’assistance quelques professeurs d’université des Pays-Bas.

Ha-Loan Phan, bénévole depuis 2012 et présidente de WMCA de 2022 à 2024, explique les raisons pour lesquelles elle s’est attachée à populariser l’expression par la suite :

J’avais appris à contribuer toute seule pour publier des informations sur l’opossum après ma maîtrise consacrée à cet animal et je trouvais que la grande oubliée des GLAM était les U[niversités] alors que ce sont des lieux de production et de circulation du savoir. Les bibliothécaires universitaires ont toujours été des alliés privilégiés pour nos ateliers de formation : spécialistes des sources, ils donnaient l’assurance de leur expertise, permettant ainsi de rassurer les professeurs ! De plus, les bibliothèques universitaires sont des lieux parfaits pour héberger ce genre d’activité “parascolaire”, avec les sources à portée de main (Rochon et Phan, échange par courriels, 26 mai 2023).

Autre moment fort de l’histoire du mouvement canadien, la tenue en 2017 de la convention annuelle internationale Wikimania au centre-ville de MontréalEn savoir plus sur la 13e conférence annuelle Wikimania organisée par Wikimédia à Montréal du 9 au 13 août 2017.↩︎ a permis d’attirer de nouveaux adhérents et d’approfondir l’enracinement du chapitre canadien dans la métropole québécoise. Ce fut l’occasion pour les wikimédiens et wikimédiennes des quatre coins du globe de découvrir la contribution du Canada au mouvement, mais aussi la dualité linguistique du pays et d’apprécier l’importance de ses cultures autochtones. À cet égard, Wikimania 2017 a été l’occasion de célébrer l’arrivée plus tôt cette année-là de la mise en service public de Wikipetcia, la version de l’encyclopédie en langue atikamekw nehiromowin.

Il faut aussi souligner la présence de l’autochtonie canadienne dans Wikipédia, qui permet de mettre en relief le rôle et les enjeux sous-jacents de la participation à l’encyclopédie pour œuvrer à la diversification et à la neutralité de l’information disponible en ligne. En effet, autant du point de vue des personnes qui peuvent participer à façonner les savoirs, mais aussi en raison du fait que ces derniers peuvent être exprimés dans une diversité de langues, le mouvement Wikimédia permet d’inscrire la pluralité des réalités canadiennes vécues au sein d’une des plateformes les plus visitées du Web. Cela dit, à ce jour, il n’existe que trois versions linguistiques autochtones : inuktitut, cri et atikamekw nehiromowin, cette dernière étant d’ailleurs fort dynamique. Les membres de la nation Atikamewk Nehirowisiwok, soit environ 8 000 personnes réparties dans trois communautés dans le centre du Québec, sont toujours les locuteurs de leur langue ancestrale. De sa création en 2013 jusqu’à sa mise en service en 2017, cette version linguistique de Wikipédia a permis à une culture de tradition orale de s’approprier et d’adapter à ses besoins une forme textuelle occidentale : l’encyclopédie. Cette présence numérique offre un moyen de stimuler la revitalisation de leur langue, en particulier par un dispositif de transmission intergénérationnelle entre les personnes aînées qui détiennent les savoirs dont la langue est porteuse et les plus jeunes qui gravitent dans l’univers technologique contemporain. Ce projet de partage encyclopédique a également été l’occasion de redéfinir ce que signifie pour eux le principe d’ouverture cher au mouvement, ce qui les a amenés à exclure de leur Wikipédia les savoirs dits sacrés (Casemajor, Gentelet, et Coocoo 2019). La longue histoire de dépossession qui structure les relations entre les colons d’origine européenne et les Autochtones du Canada explique le scepticisme légitime que ceux-ci peuvent avoir vis-à-vis de cet idéal d’ouverture. En tant que lieux de savoir foncièrement occidentaux, la science, les médias et Wikipédia ne sont pas reconnus par les Autochtones comme étant favorables à une véritable prise en compte de leurs perspectives sur le monde, mais Wikipédia se distingue néanmoins en ce qu’elle est de plus en plus considérée comme un espace de production de connaissances qui, en raison de son mode de fonctionnement décentralisé, peut être investi par les Autochtones du pays pour réécrire l’histoire d’une manière plus neutre (Lugosi, Patrie, et Cromwell 2022). Le chapitre canadien du mouvement Wikimédia se fait d’ailleurs le promoteur d’une telle approche et souhaite stimuler le développement de nouvelles versions linguistiques autochtones au cours de la prochaine décennie.

La tenue de Wikimania 2017 dans la métropole québécoise marque un tournant décisif pour WMCA, consolidant sa présence à Montréal et au sein de la culture francophone, malgré la prédominance de l’anglais au Canada. Cette particularité, reflétée dans le contenu de ce livre, rédigé majoritairement en français, s’explique non seulement par l’engagement vigoureux des institutions documentaires au Québec dans les projets wikimédiens, mais aussi par le dévouement sans faille d’un bénévole. Travaillant dans l’ombre, ce dernier a joué un rôle crucial dans l’implantation et la croissance du chapitre canadien du mouvement. Benoit Rochon, contributeur à Wikipédia depuis 2003, membre fondateur de WMCA, mais aussi de WikiFranca – un organisme fondé en 2012 qui vise à faciliter la collaboration entre les bénévoles du mouvement de l’ensemble de la francophonie –, est l’instigateur des partenariats avec BAnQ et BAC, tout comme d’un nombre incalculable d’activités de contribution un peu partout au pays et dont bon nombre dans la région montréalaise, incluant l’organisation de Wikimania à Montréal. Bien que la culture collaborative aime à faire valoir l’intelligence collective comme un processus où l’anonymat règne, rappelons que la contribution entre les personnes est inégalement répartie et obéit à une loi de puissance qui fait en sorte qu’une majorité de personnes participe peu, tandis qu’une infime minorité de personnes est responsable de la vaste partie des contributions (Shirky 2008). Benoit Rochon appartient à cette minorité de personnes qui ont joué un rôle critique pour activer la collaboration et le développement de projets à portée locale, provinciale, pancanadienne et internationale au sein du mouvement Wikimédia.

En prenant la présidence de WMCA à partir de 2016, Benoit Rochon cherche à s’entourer de bénévoles au conseil d’administration qui, comme lui, ont une force de travail capable d’amener WMCA plus loin, en développant de nouveaux partenariats, mais aussi de nouvelles sources de financement. Leurs efforts sont couronnés de succès, mais la charge de travail repose exclusivement sur les épaules d’une équipe de bénévoles, ce qui exige de développer une stratégie visant à professionnaliser l’organisation du chapitre en la dotant d’un personnel salarié capable de mener de front les dossiers requérant une attention soutenue, notamment lorsque l’on travaille avec des institutions. En comparaison avec les chapitres français ou allemand du mouvement, qui comptent respectivement plus de 12 et 90 salariés, la force de travail de Wikimédia Canada repose entièrement sur le temps libre que parviennent à dégager ses adhérents et les membres du conseil d’administration, accompagnés de mandats ponctuels accordés ici et là à des contractants. Cette manière de faire, qui a eu cours depuis la fondation de WMCA, commence à changer à partir de 2022. Le chapitre canadien se transforme profondément en mettant sur pied une première équipe opérationnelle, dont l’embauche du premier directeur général de son histoire, Louis Germain, qui était jusqu’alors directeur général de l’Association des archivistes du Québec. Signe d’une maturité croissante ou d’un désir d’exercer un dynamisme nouveau pour stimuler les activités du mouvement au Canada, cette nouvelle page est en train de s’écrire. La nouvelle équipe a relevé le défi de l’organisation de la Wikiconvention North America, en novembre 2023, à la Toronto Public Library, en réunissant les fervents et ferventes de tout le continent pour échanger des idées, renforcer les collaborations et célébrer le mouvement tout en s’interrogeant, entre autres, sur la question cruciale des impacts de l’intelligence artificielle sur les projets wikimédiens, la culture et les savoirs libres, mais aussi sur la démocratie considérant les risques de la manipulation de l’information, de la surveillance de masse, des biais algorithmiques, du microciblage politique et de la concentration du pouvoirEn savoir plus sur la WikiConference North America 2023 à Toronto.↩︎.

Parmi les autres défis qui continueront d’aiguiller à l’avenir la culture libre canadienne, en particulier au sein du mouvement Wikimédia, relevons la nécessité d’élargir et de renouveler les communautés contributrices aux projets au-delà des cercles historiquement associés au mouvement (informaticiens libristes, bibliothécaires, archivistes, éducatrices et chercheurs). La pandémie a augmenté l’isolement des gens et a favorisé l’émergence de pratiques de socialisation à distance qui rendent plus difficile le développement de liens sociaux forts. Dans ce contexte, les activités de contribution et de réseautage en personne qui ont été importantes pour structurer et faire émerger des communautés wikimédiennes locales dans diverses villes canadiennes doivent reprendre vie. Qui plus est, l’évolution du rôle des institutions canadiennes partenaires du mouvement doit faire l’objet d’une attention particulière, car aucune pérennité n’est acquise en raison des changements au sein du personnel, en particulier des équipes de direction qui définissent les priorités organisationnelles.

Signalons aussi en terminant trois enjeux-phares qui sont susceptibles d’avoir un impact sur la vitalité du mouvement au Canada au cours des prochaines années. Dans un premier temps, le retour en force d’un souci pour l’éducation ouverte, les ressources et les pratiques éducatives libres, directement alignées avec les principes du mouvement Wikimédia, font l’objet d’un intérêt marqué au sein des ministères de l’Éducation des gouvernements provinciaux, mais aussi d’un plaidoyer renouvelé au sein des associations de bibliothécaires (ABRC - Association des bibliothèques de recherche du Canada 2023). Ensuite, le fait que la science ouverte est désormais une politique publique au niveau fédéral et des organismes subventionnaires, ce qui a le potentiel de transformer les pratiques des chercheurs et, plus globalement, de l’écosystème de la publication savante en le rapprochant d’un modèle de gouvernance auto-organisé similaire à celui du mouvement. Enfin, rappelons que le contexte légal en vigueur au Canada pose des limites importantes à la réutilisation des œuvres, qu’elles soient produites au sein du gouvernement fédéral tombant sous le droit d’auteur de la Couronne ou non, mais aussi en raison du recul du domaine public canadien depuis le 1er janvier 2023, qui est passé de 50 ans à 70 ans après la mort de l’auteur.

Ainsi, d’autres critiques internes qui s’inquiètent d’un possible épuisement du mouvement ouvert réclament non seulement l’apport d’autres voix, mais aussi d’autres narrations, comme celle des « communs » pour le revitaliser. Le mouvement Wikimédia et les concepts liés aux communs convergent en termes d’engagement participatif et collaboratif, de libre accès à la connaissance, de valorisation de la gestion collective des ressources.

***

L’organisation du présent ouvrage suit trois grands axes thématiques d’approfondissement qui relient la majorité des textes et que nous avons regroupés en trois grandes sections en fonction de l’importance que leur accordent leurs auteurs et autrices : 1) les enjeux identitaires ; 2) la collaboration avec les institutions ; et 3) les formes de littératie que l’on développe en prenant part ou en interagissant avec les projets.

On constate que Wikipédia demeure l’objet d’investigation principale des analyses, suivi de près par Wikidata, le plus récent projet du mouvement, qui joue désormais un rôle central au sein de l’écosystème Wikimédia et au-delà ; finalement, deux textes s’intéressent également à l’utilisation de la banque d’images Wikimedia Commons. Notons également que toutes les personnes qui signent un texte dans le présent ouvrage ont une pratique de contribution liée aux projets sur lesquels ils et elles élaborent un savoir.

Pour donner le coup d’envoi au premier axe thématique, qui interroge les enjeux identitaires au sein des plateformes de l’écosystème Wikimédia, Nathalie Casemajor analyse la cohabitation interculturelle qui a lieu au sein de trois versions linguistiques de Wikipédia : anglaise, française et atikamekw nehiromowin. Elle conceptualise les protocoles de pluralisation que ces trois encyclopédies ont élaborés au fil du temps pour faire exister les particularismes linguistiques et culturels canadiens dans ces espaces numériques mondialisés. Gabriel Arsenault et Mathieu Wade s’intéressent quant à eux au portrait qui se dégage de la nation acadienne dans la version française de Wikipédia. Leur propos est guidé par deux interrogations. D’une part, l’Acadie est-elle un territoire circonscrit aux provinces maritimes du Canada, ou plutôt une diaspora sans frontières ? D’autre part, le peuple acadien est-il une réalité purement livresque appartenant au seul passé ou, au contraire, est-ce un sujet collectif vivant qui n’a pas dit son dernier mot ? Cette exploration savante des espaces-temps acadiens débouche sur un appel à faire exister l’Acadie d’hier à aujourd’hui dans l’encyclopédie libre. Enfin, le texte de Marie D. Martel et Simon Villeneuve s’appuie sur les données massives tirées de Wikidata afin d’évaluer la représentation des personnes s’identifiant comme femmes et hommes ainsi que le fossé des genres dans les articles biographiques de plus de 80 dictionnaires et encyclopédies de référence provenant d’une grande diversité de pays, du Canada à la Chine en passant par l’Allemagne et la Nouvelle-Zélande. Ce binôme démontre qu’il existe une sous-représentation majeure des personnes s’identifiant comme femmes dans tous ces ouvrages, y compris dans les publications canadiennes identifiées et – quoique dans une moindre mesure – dans les ressources biographiques du mouvement Wikimédia.

Le second axe thématique aborde l’intégration des projets Wikimédia au sein des institutions canadiennes, un sujet que nous avons commencé à décrire plus haut dans cette introduction. Ces collaborations donnent lieu à des enrichissements mutuels, mais exigent des institutions une volonté de dépasser certaines appréhensions, comme le fait d’admettre l’apport et l’expertise des amateurs, de comprendre l’intérêt de rendre accessibles les contenus qu’ils possèdent ou dont ils sont les dépositaires, et plus largement d’adopter des pratiques d’ouverture et de transparence, ce qui les force à développer des manières inédites de travailler et de prendre des décisions. Dans un premier temps, Stacy Allison-Cassin mène une réflexion sur la présence de la musique canadienne en ligne en proposant un retour critique sur une initiative qu’elle a mené, qui visait à rendre les archives du Festival folk Mariposa accessibles au public via Wikidata. Ce faisant, elle brosse un portrait de l’appropriation de Wikidata au sein du milieu bibliothéconomique canadien et, plus largement, au sein des GLAM au pays. Cette contribution est suivie de deux autres études de cas. Nathalie Thibault explique comment et pourquoi le Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) s’est engagé dans des initiatives collaboratives de type OpenGLAM, mettant en place des chantiers wikimédiens pour rendre ses collections plus accessibles grâce à des licences libres et permettre la réutilisation, le partage et la modification de ses données et contenus culturels. Du côté des institutions gouvernementales, le texte de Miguel Tremblay présente un projet innovant de téléversement de métadonnées météorologiques produites par le gouvernement du Canada, un cas qui illustre une application du modèle de gouvernement ouvert grâce à Wikidata.

Le dernier axe thématique concerne le domaine des littératies. Un des leitmotivs partagés par les auteurs et autrices est de souligner les diverses compétences que l’on développe ou qui sont sollicitées dès lors que l’on prend part aux projets Wikimédia et à la vie communautaire du mouvement. La littératie se décline ici et là sous plusieurs angles, qui ont souvent tendance à s’agréger. Ainsi, la littératie informationnelle est aussi à bien des égards une littératie numérique, qui convoque également des compétences pouvant devenir plus spécifiquement juridiques, herméneutiques, mais aussi algorithmiques, relative aux données, organisationnelles, relationnelles et technologiques. Au fil de leur parcours au sein du mouvement, les individus, les communautés et les institutions incorporent progressivement la plupart de ces formes de littératie requises pour mener à bien les initiatives dans lesquelles ils s’engagent. Ces multiples apprentissages attestent de la valeur indéniablement éducative des projets du mouvement Wikimédia. Cela dit, alors que la majorité des textes au sein du livre s’intéresse aux pratiques de production amateurs ou expertes, le chapitre de Denise Smith se distingue par son ancrage dans le champ de connaissance traitant de la littératie en matière de santé, et ce, à la fois du point de vue de la communauté productrice de savoir que celui du grand public qui cherche à prendre des décisions éclairées en matière de santé. Situant son propos dans le contexte de l’infodémie de désinformation qui a déferlé durant la pandémie de COVID-19, Smith montre à quel point Wikipédia s’est révélé être une source d’information majeure pour les internautes du Canada.

En guise de postface, nous avons demandé au philosophe Pierre Lévy de prolonger et d’élargir la réflexion sur les processus d’intelligence collective étudiés tout au long de ce livre. Partant d’une prise en compte des pratiques de production et de partage des savoirs qui ont lieu au sein du mouvement Wikimédia, Lévy les réinscrit dans une problématisation plus large, ancrée à la fois dans l’histoire humaine et animale, mais aussi dans la plus récente actualité technologique de l’intelligence artificielle générative.

Outre la présentation des contenus de cet ouvrage, cette introduction visait à capter les principaux ressorts du mouvement Wikimédia au Canada à l’aide d’une brève chronologie et d’une cartographie des pôles institutionnels qui y sont liés. Rendez vous sur la plateforme en ligne associée au livre pour accéder à une autre cartographie, sonore, qui donne accès à un échantillon de la pluralité des voix constitutives du mouvement, et ce, grâce à une multitude de courtes capsules audio géolocalisées qui ont été enregistrées par des bénévoles de partout au Canada. Ils et elles nous expliquent dans leur langue les raisons et les motivations qui les incitent à s’engager et à participer aux projets Wikimédia.

Références

Accéder à cette bibliographie sur Zotero

ABRC - Association des bibliothèques de recherche du Canada. 2023. « Cadre National de Revendication Pour Les Ressources Éducatives Libres Au Canada ». https://www.carl-abrc.ca/wp-content/uploads/2023/06/Cadre-national-de-revendication-pour-les-ressources-educatives-libres-au-Canada.pdf.
Berthiaume, G. 2017. « Faire plus avec plus : la valeur réelle des institutions de mémoire ». https://www.canada.ca/fr/bibliotheque-archives/nouvelles/2017/12/faire_plus_avec_pluslavaleurreelledesorganisationsdelamemoire.html.
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Crédits : Wikimédia

Source

Jean-Michel Lapointe

Jean-Michel Lapointe est chargé de projets pédagonumériques au Carrefour d’innovation et de pédagogie universitaire de l’Université du Québec à Montréal.

Marie D. Martel

Marie D. Martel est professeure agrégée à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal.