Les pratiques d’écriture amateurs sur le Web découlent pour beaucoup de la sérialité, telle qu’elle est favorisée par le média numérique. Si le blogue a longtemps été le média privilégié pour une écriture quasi quotidienne, depuis quelques années, il est grandement concurrencé par les réseaux sociaux, les plateformes de microblogging* [1] et les plateformes d’autopublication.
Le microblogging est un service en ligne de textes courts. Il s’agit d’une sorte d’adaptation du blogue pour le Web 2.0, dit également Web social, qui se situe entre le Web traditionnel et la messagerie instantanée. Les plateformes de microblogging, dont la plus connue est sans doute Twitter, permettent des publications courtes, instantanées et facilitent la diffusion d’objets multimédias (images, sons, vidéos). Comme pour les blogues, elles autorisent un archivage web, mais selon un flux d’agrégation bien plus léger. La diffusion des messages peut se faire publique comme être restreinte à un groupe de personnes, selon la volonté de l’éditeur et des lecteurs qui acceptent de le suivre. Les services de microblogging forment donc un type particulier de réseau social.
Comme le remarque Gefen [2], les réseaux sociaux ont la particularité de proposer le plus souvent une écriture par « statuts », brève, souvent centrée sur soi, qui transforme les usagers en « micro-diaristes », tout un chacun écrivant et possédant un lectorat. Les messages publiés « s’inscrivent dans une sorte de mi-chemin entre le public et le privé, l’informationnel et le communicationnel, dans une forme de communication par broadcast qui n’est ni la publication éditoriale classique, ni sa modalité revuistique, ni le dialogue, ni la conférence [3] ». Les réseaux sociaux sont le lieu d’une autonarration permanente, et en cela, tous leurs usagers se font raconteurs d’histoires, mais certains assument cette fonction de manière plus ostensible et revendiquée que d’autres et transforment leur pratique des réseaux sociaux en un projet littéraire pouvant être tout aussi autobiographique que fictionnel.
Se raconter sur Instagram
Caroline Calloway est une Américaine d’une vingtaine d’années qui publie le récit de ses aventures sur les réseaux sociaux depuis juin 2012. Son lectorat a dépassé petit à petit le cercle de ses relations pour atteindre aujourd’hui plus de 608 000 abonnés sur Instagram [4] — son réseau de prédilection, 53 600 sur Twitter [5] et 50 700 sur Facebook [6] [7]. Cette étudiante en histoire de l’art relate son expérience en Angleterre à l’Université de Cambridge. Il s’agit pour elle de raconter « l’histoire de sa vie », celle d’une jeune Américaine face aux déboires universitaires, aux rencontres amicales festives et aux tumultes amoureux propres à ce moment de bascule vers l’âge adulte. Sous le hashtag* [8] « #adventuregrams », Calloway documente donc sa vie. Son approche médiatique est hybride : chacun de ses messages sur Instagram est constitué d’une image et d’un texte qui, s’il reste court, atteint tout de même souvent la limite de caractères imposée par le site. Photographies d’elle-même, de ses amis, paysages des lieux qu’elle a visités, de ses repas : ses images comme ses textes dépeignent une vie qui semble avant tout tenir du conte de fées. À ce titre, son petit ami Oscar, jeune et séduisant étudiant suédois, fait indubitablement figure de prince charmant...
... et les somptueux bâtiments du campus de Cambridge forment un décor de château remarquable.
Chaque image est soigneusement choisie et traitée par la jeune femme qui les recadre et utilise des filtres afin d’esthétiser au maximum ses prises de vue. Celles-ci sont toujours en lien direct avec le texte qui les accompagne, illustrant le lieu où le récit se déroule ou l’un de ses protagonistes. Ainsi, Calloway agrémente le récit de son voyage au Danemark par une photographie de Copenhague flanquée d’un titre précisant le nom de la ville dans une typographie stylisée, un effet que l’on retrouve sur chaque illustration de ses voyages (New York [9], Gênes [10], etc.). Cette attention à la typographie, ainsi que le désir de construction d’une continuité, soulignent le caractère construit du récit de Caroline Calloway.
En effet, c’est un véritable travail d’écriture et d’éditorialisation de soi qu’effectue la jeune-femme qui décrit son projet comme étant des « mémoires ». Elle construit une narration a posteriori de son expérience à l’étranger, avec un décalage d’un an, selon une progression bien établie, et ce afin de ménager une véritable intrigue pour son lectorat : ses messages sont ponctués de dialogues et d’éléments de suspens que matérialisent les « to be continued » par lesquels ils se terminent [11]. Ses textes alternent entre description des lieux qu’elle a visités, narration précise des événements qu’elle a vécus et retranscription de ses pensées, de ses sentiments personnels, sur un mode qui se veut honnête et spontané, comme elle aime à le répéter dans ses entretiens. Selon elle, cette attitude lui assure le respect de son lectorat qui ne se laisserait pas prendre au jeu de l’exagération ou de la fictionnalisation de sa vie. Par ce pacte autobiographique, Calloway est comme un Jean-Jacques Rousseau des réseaux sociaux :
« Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi [12]. »
Pour le chercheur Philippe Lejeune, l’autobiographie est un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier, sur l’histoire de sa personnalité [13] » Et c’est bien à un tel travail que se livre la jeune femme, même son récit paraît souvent empreint d’une certaine préciosité qui se manifeste par exemple dans des tournures au passé simple — les réseaux sociaux favorisent une écriture au présent — ou dans l’affectation de ses dialogues, un format loin d’être usuel sur Instagram, ou encore dans sa gestion de la temporalité. En effet, Calloway effectue parfois des prolepses* [14], anticipant sur des événements à venir (« Oscar me dira plus tard qu’il est tombé amoureux de moi la première fois qu’il m’a vue dans ma combinaison-pyjama [15] »).
Du fait de son statut d’amateur, la démarche de Caroline Calloway se pose comme un objet de tension entre la tradition littéraire autobiographique et le phénomène de l’extimité* [16] sur les réseaux sociaux. Le terme « extime » est apparu en 1928 sous la plume d’Albert Thibaudet dans La Nouvelle Revue Française pour qualifier une certaine approche littéraire ou journalistique [17]. Lacan aussi parlera d’extimité « pour illustrer le fait que rien n’est jamais ni public ni intime, dans la logique de la figure mathématique appelée “bande de Moebius”, pour laquelle il n’existe ni “dehors” ni “dedans” [18] ». Le sociologue Serge Tisseron reprendra alors le terme pour lui donner une définition plus précise et différencier le concept d’extimité de celui d’exhibitionnisme en l’inscrivant dans une dynamique de construction identitaire plus positive. Pour Tisseron, si l’exhibitionnisme est une forme de cabotinage, l’extimité est « le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés […] le désir d’extimité est inséparable du désir de se rencontrer soi-même à travers l’autre et d’une prise de risques [19] ».
Le désir de l’approbation d’autrui est évident chez Calloway, du fait même de sa présence sur les réseaux sociaux, mais aussi des nombreux commentaires et des « J’aime » suscités par chacune de ses publications, venant de lecteurs attentifs, assidus et encourageants, tant les émoticônes en forme de cœur abondent. Les écrits de cette femme au seuil de l’âge adulte, qui choisit de perdre tous ses repères en partant au Royaume-Uni, illustrent de manière touchante ce désir d’extimité. Seule en territoire inconnu, Caroline Calloway livre un récit qui a tout du roman d’apprentissage, ou initiatique, ce genre né en Allemagne au début du XVIIIe siècle. Ces romans racontent l’évolution d’un jeune héros jusqu’à l’âge adulte. Durant son cheminement, ce dernier est conduit à réfléchir sur les sentiments et à se construire un idéal existentiel. Des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister [20] de Goethe à L’Éducation sentimentale [21] de Flaubert, ces romans narrent les péripéties qui construisent le héros en tant qu’homme. En ce sens, Caroline Calloway serait une sorte de pendant féminin et connecté du Frédéric Moreau de Flaubert.
Grâce à son succès auprès des internautes, l’Américaine a obtenu fin 2015 des contrats d’édition avec Penguin Random House au Royaume-Uni, Macmillan Publishers aux États-Unis, et Hugo & Cie en France. Son livre paraîtra en 2017 sous le titre And We Were Like : A Memoir.
Si le fait d’être éditée intronise la jeune femme comme auteure, ceci ne doit pas évincer la littérarité même de son expérience sur le Web. En effet, l’écriture de Calloway peut être qualifiée de littéraire, pour plusieurs raisons. D’une part parce qu’elle est l’objet d’une réflexion construite et que l’auteure opère un véritable travail sur la narration. D’autre part parce qu’elle contractualise sa relation au lecteur par un pacte autobiographique des plus limpides et canoniques. Sa démarche s’inscrit également dans une histoire littéraire qui serait tout à la fois celle du roman initiatique, de l’autobiographie et du feuilleton. Si l’on tient compte de tous ces éléments, au-delà de tout jugement de valeur, Calloway semble bel et bien réaliser « cette ostentation du signifiant et cette dénudation des procédés qui la qualifieraient de littéraire par diction [22] ». Elle adopte donc, à travers son usage des réseaux sociaux, une posture auctoriale des plus classiques : recherche de la production d’un contenu original, construction d’un pacte de lecture autobiographique, désir d’appréciation d’un lectorat, volonté de créer un récit qui soit littéraire, c’est-à-dire de former une « matrice de sens [23] ». La singularité de Calloway est d’effectuer tout cela en détournant les codes et les habitudes d’écriture sur les réseaux sociaux de manière à les transformer en de véritables supports narratifs et littéraires inédits.
Actualiser la chronique
À côté de démarches autobiographiques comme celle de Calloway, on trouve sur les réseaux sociaux des expérimentations fictionnelles. C’est le cas du phénomène des chroniques qui est apparu sur Facebook depuis quelques années. Les chroniques sont des récits feuilletonesques majoritairement écrits par des adolescentes, comme Calloway. Si l’on se fie aux « Bonjour les filles », « Salem » ou « Bismilah » par lesquels elles commencent, ces chroniques s’adressent d’abord à un lectorat féminin, et sont souvent écrites par des jeunes d’origine musulmane. Bien qu’il soit difficile de chiffrer les adeptes de cette pratique d’écriture amateur sur le Web, force est de constater, quand on saute d’hyperliens en recommandations, qu’elles sont nombreuses.
Les chroniques sur Facebook se construisent sur des pages Livre ou Communauté et non via les profils personnels de leurs auteures. Le lecteur peut donc non seulement les liker mais également s’abonner afin d’en recevoir toutes les mises à jour. Les chroniques racontent le plus souvent des histoires d’amour tumultueuses, comme dans « Chronique – Une rencontre qui peut tout changer [24] », ou des histoires de survie à une maladie (« Chronique de Lilia : j’étais condamné [sic] et pourtant on m’a sauvé [sic] [25] ») ou à un événement dramatique (« Moi, Valé, fille du chef de la mafia nord, j’ai été kidnappée – chronique [26] »). Les titres sont explicites et les histoires, le plus souvent très stéréotypées. La grande majorité des chroniqueuses utilisent le titre de leur récit pour nommer leur page et y incluent le mot « chronique », de manière qu’il soit facilement repérable par leurs pairs et leurs lectrices. La chronique fait ainsi genre sur Facebook. Le succès d’une chronique se mesure au nombre de « J’aime » qu’elle récolte, qui peut grimper jusqu’à 27 000 (« Chronique d’une cendrillon promise à un prince de tess [27] »). Naturellement, toutes les chroniques ne parviennent pas à de tels scores, il en existe de plus confidentielles comme « Moi, Valé… » qui compte 3 600 abonnés environ, quand « Dans la peau d’un mort [28] » en compte seulement 600 [29].
Sur toutes ces pages, les chroniqueuses publient leurs récits au fur et à mesure de l’écriture, un fragment (souvent numéroté) après l’autre. Les lecteurs suivent donc des narrations in progress, une forme propre à bien des écritures depuis les feuilletons du XIXe siècle jusqu’aux séries télévisées, en passant par certains romans de l’âge baroque ou du siècle des Lumières. Toutes écrivent sans vraiment connaître à l’avance le déroulement ou la fin de leur récit. Les chroniques sur Facebook semblent donc appartenir à ces « fictions que l’on dira périodiques, parce qu’elles sont d’abord conçues pour voir le jour par “parties séparées”, et qu’elles commencent donc à paraître sans que l’auteur, et moins encore l’éditeur, dispose d’un manuscrit achevé ni d’une idée bien nette des “parties” suivantes et du dénouement de l’intrigue [30] ». Ces pratiques d’écriture feuilletonesques sont résolument conditionnées par leur mode de publication : au XIXe siècle par la presse ou les journaux, aujourd’hui par Facebook et les réseaux sociaux. Si l’écriture sur Facebook est fragmentée par définition, la publication de textes dans les formulaires de statut n’est pas davantage propice aux textes longs. Le site raccourcit automatiquement par un « lire la suite » chacun des textes tels qu’ils paraissent sur la page de la chronique ou dans les fils d’actualité des lecteurs. Les chroniqueuses semblent faire fi de ces contraintes en proposant des extraits relativement importants. La plupart de leurs publications sont accompagnées d’une illustration qu’elles semblent généralement trouver sur Internet. Ces illustrations sont très littérales : ainsi, les chapitres de la « Chronique de Lilia » sont agrémentés de photographies de chambre d’hôpital, de médecins ou de matériel médical ou encore de mise en scène de l’auteure [31]. Chaque image est retravaillée par un filtre et par la surimpression d’un titre précisant le numéro de la partie et le titre de la chronique. Les mêmes typographies sont utilisées chaque fois, tel un logo. Comme Calloway sur Instagram, les chroniqueuses démontrent une véritable volonté de créer un visuel identifiable pour leurs textes, une sorte de marque de fabrique.
Dans les chroniques sur Facebook, le ton des textes produits est souvent très oralisé, d’abord parce que l’on retrouve beaucoup de dialogues, mais aussi parce que certaines auteures emploient un langage très familier. Toutefois, la langue peut aussi être parfois (maladroitement) ampoulée comme dans « Happyness [sic] Vs Sadness – Chronique [32] » où pleuvent les « rétorque-je » et « clame-je ». Il faut bien le dire, les fautes d’orthographe et de grammaire sont légion : lire ces chroniques est une épreuve pour qui accorde de l’importance à l’emploi du conditionnel, à l’accord des participes passés ou à la concordance des temps. Bien qu’on soit loin d’une écriture proustienne, l’attention à la narration, le ménagement d’effets de suspens entre les chapitres ainsi que l’alternance entre récits et dialogues témoignent d’une vraie construction diégétique qui, si elle tient plus du scénario de soap opera* [33] ou de sitcom* [34], n’enlève rien au désir d’écriture prégnant et sincère manifesté par toutes ces jeunes chroniqueuses.
Toutes ces publications sont aussi largement commentées, le plus souvent par des encouragements, des félicitations profusément ponctuées d’émoticônes [35], mais aussi parfois par quelques critiques ou demandes. Ainsi, les lectrices de « Chronique : Une rencontre qui peut tout changer [36] » trouvent certains billets trop courts ou trop vides [37]. Entre leurs chapitres, les chroniqueuses publient également des commentaires, annonçant l’arrivée prochaine de la suite, encourageant les lectrices à partager ou à liker, justifiant le délai de publication entre certains épisodes de leur feuilleton. Il existe aussi une pratique appelée « échange » où deux chroniqueuses recommandent sur leur page le récit de l’autre. Ces recommandations de la part des chroniqueuses les plus influentes sont importantes pour que les nouvelles auteures obtiennent à leur tour du public. Comme dans le cas des fan fictions, une vraie communauté se forme autour des chroniques, avec ses codes (construction d’une page Facebook, titre explicitant le statut de chronique, importance des dialogues), son vocabulaire et ses coutumes (l’échange, les remerciements des fans pour leurs commentaires, les encouragements aux chroniqueuses). Cette communauté est en majorité constituée d’adolescentes ou de jeunes adultes pour qui, selon Casilli [38], Internet devient le lieu d’un exutoire, un espace d’expression anonyme, détaché des proches, et où elles peuvent se confier, s’exprimer hors de tout jugement, au sein d’une communauté qui leur ressemble. Selon la sociologue Sylvie Octobre [39], le fait que les chroniques et fan fictions soient essentiellement produites par et pour des femmes s’explique par une tendance à associer la lecture à une activité féminine et à en confier la prescription aux femmes (libraires, bibliothécaires, professeures). En outre, l’éducation des filles les rendrait plus enclines à s’exprimer. Il faut également noter, comme Prince [40], que les auteures mettent le plus souvent en scène d’autres jeunes gens, dans un effet miroir rassurant caractéristique de la littérature adolescente. Ainsi, dans une chronique intitulée « Dans la peau d’un Thug [41] », Nargesse Bibimoune narre le quotidien de Youssef, un voyou des cités mal dans sa peau dont le meilleur ami vient de mourir brutalement. Si le héros est masculin, il a le même âge qu’elle, vit dans le même milieu. À partir de 2011 et pendant un an et demi, l’étudiante en sciences politiques à Lyon racontera les aventures de son personnage et, à travers lui, ses propres interrogations et son mal-être. Obtenant chaque jour plus de lecteurs jusqu’à atteindre des milliers de fans, Bibimoune finit par être repérée par Is Edition, qui publie à compte d’éditeur Dans la peau d’un Thug au sein de sa collection « Graines d’écrivains [42] ». Toutes les chroniqueuses n’ont cependant pas la même chance que Bibimoune ; c’est pourquoi certaines, face à la demande et au nombre croissant de leurs lecteurs, optent en fin de compte pour l’autoédition. Ainsi nous pouvons trouver « Chronique d’une cendrillon… » de Laila L. publié chez Edilivre sous le titre Entre amour et raison [43], ou Une rencontre qui peut tout changer de Mathilde Cottes, publié sur la plateforme d’autoédition d’Amazon [44].
Réinventer le roman-feuilleton
Autobiographie sur Instagram, chronique sur Facebook, ou fan fictions en épisodes sur des blogues ou sites dédiés, toutes les pratiques feuilletonesques hybrides méritent d’être placées dans la lignée de ce véritable âge d’or de la fiction sérielle qu’est le XIXe siècle. C’est, nous dit Aubry [45], grâce au perfectionnement des presses à imprimer que naissent au début du XIXe les journaux et les périodiques à grand tirage et dans leur sillage un genre de publication inédit : le roman-feuilleton. Ce dernier est caractérisé par un mode de publication fragmenté (quotidien, hebdomadaire ou mensuel) sur une période qui peut varier en fonction de son succès. La tendance du roman-feuilleton se poursuivra tout au long du siècle et jusqu’après la Première Guerre mondiale. Après cela, l’avènement du cinéma verra une résurgence de la narration sérielle dans le cinéroman* [46] — pensons à l’emblématique Les Mystères de New York (1914-1915), un film américain de Louis Gasnier qui fut accompagné en France de textes adaptés et rédigés par Pierre Decourcelle, publiés simultanément dans le journal Le Matin [47]. Puis, avec l’arrivée de la radio apparaîtra le feuilleton radiophonique, et avec celle de la télévision, la série télévisée. À chaque nouveau paradigme médiatique sa pratique feuilletonesque, et le Web à ce titre ne fait pas exception.
Le roman-feuilleton au XIXe s’inscrit dans ce moment d’émergence de la littérature dite « industrielle ». La sérialité se situe d’emblée dans le domaine de la culture de masse, de la diffusion à grande échelle des produits culturels ; elle a donc trait à la littérature populaire et se distingue dès son origine d’une culture littéraire plus institutionnalisée [48], donnant ainsi lieu à « la querelle du roman-feuilleton [49] ». Cette querelle, qui dure de 1836 à 1848, oppose un grand nombre d’acteurs littéraires : des écrivains, mais aussi des journalistes, critiques et hommes politiques. Ceux-ci mettent en question l’évolution et la place de la littérature face à l’émergence de ce dispositif médiatique inédit pour la diffusion des textes qu’est la presse, dans ce qu’elle engendre de nouvelles conceptions de l’autorité et du lectorat. On voit bien comment le rapprochement peut actuellement être fait avec les productions littéraires sur le Web. Avec les journaux et leur multiplication au XIXe siècle, le lectorat est en effet considérablement élargi, non seulement du fait de l’industrialisation de l’imprimerie, mais aussi grâce à l’essor de l’alphabétisation qui engendre comme corollaire une démocratisation de la lecture. Du point de vue des pratiques d’écriture, cette évolution ne peut être sans conséquence : un goût pour l’intrigue, les descriptions, le trivial et le concret se développent dans les récits, selon Aubry [50]. Les querelleurs déploreront cette tendance qui, selon eux, se fait au détriment de ce que Vaillant [51] appelle la fonction argumentative, rhétorique et persuasive de la littérature, tout comme de la psychologie des personnages. Ils se lamenteront également de la commercialisation de la littérature, qui ne saurait à leurs yeux que dévoyer la littérature de sa grandeur. Le roman-feuilleton se voit réservé aux classes moyennes et populaires et en cela, il est dévalorisé. Toutefois, comme le démontrera la postérité, la presse aura également été le vivier d’écrivains dont nul ne saurait aujourd’hui contester la grandeur [52] : c’est le cas de Balzac [53] ou d’Alexandre Dumas [54]. Seul l’avenir nous dira si le prochain Balzac se trouve parmi les youtubeurs, instagrammeurs et twittos amateurs de ce monde, mais l’histoire nous apprend à ne pas céder aux jugements esthétiques hâtifs.
Le roman-feuilleton, parce qu’il ne peut manquer d’être considéré comme une forme littéraire féconde et créative qui transcende ses enjeux purement économiques, installe un trouble dans la vision romantique des belles-lettres qui distingue la « haute » de la « basse culture ». Et c’est en cela que les pratiques sérielles amateurs sur le Web peuvent être comparées sous bien des aspects au roman-feuilleton. La sérialité possède un impact décisif sur chacune des étapes allant de la création à la consommation du récit, mais elle est également, dit Aubry [55], à l’origine d’une esthétique singulière, qui va à l’encontre des contraintes de légitimation. Sur le plan créatif, le roman-feuilleton du XIXe siècle est à l’origine du développement de nombreux sous-genres populaires : par exemple, les romans de mœurs, de cape et d’épée et sentimentaux, que l’on retrouve aussi dans les productions amateurs sur le Web, avec d’autres qui lui sont propres : chick lit* [56], science-fiction, thriller — tous des sous-genres que d’aucuns relègueront au domaine de la « paralittérature », de la « littérature industrielle », du « mauvais genre » ou du « récit de grande consommation », en somme de la littérature populaire. Celle-là même qui fleurit dans toutes les productions amateurs sur le Web, qui forment de ce fait un vivier incomparable pour les éditeurs contemporains à la recherche des prochains succès commerciaux, parmi lesquels la paralittérature règne en maître incontestable.