L’homme de la Renaissance a conquis le monde par le regard, tout en demeurant passif, admirant frontalement son « tableau-fenêtre » qui lui offrait l’image fixe d’un univers représenté selon le point de vue unique de la perspective. La perspective a permis à l’homme de la modernité non seulement de penser l’infini en le ramenant en un point fixe dans le plan du tableau, mais également de conquérir le monde en s’y projetant visuellement [2]. Les œuvres stables d’antan semblent aujourd’hui obsolètes pour rendre compte du flux de notre réalité : « notre science, et en définitive notre langage, n’arrivent pas aisément à penser le mouvement et préfèrent donc en faire abstraction, pensant la réalité comme une série d’arrêts sur image juxtaposés [3]. »
Le regard de la caméra de surveillance est unidirectionnel, à l’instar du regard perspectiviste conçu selon un point de vue unique. Sous un aspect temporel, il se rapproche du cinéma par sa possibilité de capter le mouvement. Les images issues du contrôle numérique ont donc la particularité d’être liées à la continuité vidéographique tout en conservant la stabilité du regard de la modernité. Cette dualité ouvre des perspectives fécondes sur les plans esthétique et temporel. De fait, nous vivons dans une réalité mouvante dont la transposition iconique correspond aux « images-flux [4] » qui défilent en boucle devant nos rétines hypermodernes. Certains artistes, devant la mouvance des images issues de la vidéosurveillance, ont paradoxalement choisi de les arrêter, afin de les penser dans toute leur (dis)continuité.
Déclics de cars
Créé en 2007, Google Street View est un service complémentaire de Google Maps et Google Earth, qui offre à tout un chacun la possibilité d’arpenter virtuellement les rues de la plupart des villes actuelles. Ces images prises par des voitures équipées de caméras qui circulent dans l’espace public soulèvent des interrogations sur la fin du regard candide et sont controversées pour leur atteinte potentielle à la vie privée [6]. Les clichés des Google cars ne se limitent pas à de simples prises de vue urbaines, ils captent au passage l’image de citoyens qui demeurent identifiables malgré le floutage imposé sur leurs visages [7].
Depuis 2011, l’archivage des rues françaises est pratiquement terminé, à l’instar de celles du monde entier [8]. Cette couverture visuelle de la totalité du territoire fait penser à la célèbre carte imaginée par Jorge Luis Borges dans son Histoire universelle de l’infamie. L’écrivain y décrit un empire où l’art de la cartographie est poussé à une telle perfection que la carte d’une seule province peut occuper toute une ville, et celle de l’empire, toute une province. « Avec le temps, ces cartes démesurées cessèrent de donner satisfaction et les collèges de cartographes levèrent une carte de l’empire qui avait le format de l’empire et qui coïncidait avec lui, point par point [9]. » La fiction topographique borgésienne rejoint ici la représentation totalitaire numérique de Google qui confirme sa « vanité » et sa volonté de tout enregistrer et de tout (sa)voir. Grâce aux progrès de la technologie, notre environnement semble aujourd’hui entièrement sous contrôle, quadrillé, filmé, répertorié, photographié.
Dans ce monde mis sous surveillance généralisée un peu plus chaque jour, le photographe et plasticien allemand Michael Wolf [10] s’est lancé en 2010, dans son projet sériel intitulé Street View, non pas à la conquête de l’espace, mais à celle de l’instant. Voyageant virtuellement pendant des mois, assis face à son ordinateur, il a en effet visionné des milliers d’images capturées par les Google cars avant d’en photographier quelques-unes sur son écran. Dans le prolongement de « l’œil du 20e siècle », incarné par Henri Cartier-Bresson — inventeur du concept de l’« instant décisif [11] » —, l’œil numérique du 21e siècle de Wolf s’intéresse également au reportage de rue. Son travail est aussi empreint de photojournalisme, cet artiste ayant par ailleurs commencé sa carrière comme correspondant en Asie du magazine allemand Stern. Si Cartier-Bresson ne modifiait jamais la composition de ses tirages argentiques, Wolf recadre, agrandit et laisse apparaître volontairement une trame très marquée. Pour des raisons esthétiques, il photographie littéralement son ordinateur, sans passer par la capture d’écran [12]. Ses clichés numérisés font ainsi écho à l’aspect « pointilliste » des toiles américaines de Roy Lichtenstein, qui grossissait la trame des images de presse ayant nourri son inspiration [13].
Contrairement aux caméras de surveillance fixes, qui correspondent à la numérisation d’un regard perspectiviste stable et inquisiteur porté sur les villes, le regard mobile des Google cars, né outre-Atlantique, s’inspire du travelling américain, associé à la volonté de conquérir l’espace. Doté d’une double culture européenne et nord-américaine, Michael Wolf utilise les images de vidéosurveillance comme médium et conjugue leurs (dis)continuités visuelles dans sa traque de l’instant numérique décisif.
Au cours des années 2010, sa série baptisée Fuck You, appartenant au projet Street View, présentait des personnages floutés, pris en plongée selon un cadrage américain et brandissant un doigt d’honneur à l’attention des Google cars qui les avaient capturés dans leur champ de vision.
- Fuck you : Projet Street View, Photographie © Michael Wolf (2010)
Au-delà de l’archivage, ces gestes provocateurs sont emblématiques d’une résistance individuelle face à la montée du pouvoir envahissant de la vidéosurveillance.
Dans son Interface 10, Michael Wolf a également saisi des moments anodins, des unfortunate events, essentiellement parisiens ou new-yorkais. La « capture » de l’un de ces événements banals présente, selon un recadrage vertical, un couple encastré dans l’angle d’un bâtiment. Un personnage masculin, pris de dos, dissimule le visage d’une jeune femme qu’il semble vouloir embrasser.
La photographie d’écran, assumant une trame fortement pixellisée, conserve volontairement les traces de la signalétique numérique qui a permis à Michael Wolf de se déplacer en amont dans le site de Google Street View. Une flèche orientée de gauche à droite est ainsi superposée à la scène, renforçant son sens de lecture et accentuant une pression visuelle sur ce couple repéré à son insu.
- Unfortunate events, Projet Street View, Photographie © Michael Wolf (2010)
L’artiste a également choisi de laisser apparaître un indice de localisation, « Rue Vernet », ouvrant par cette « voie », au-delà de son caractère utilitaire, un semblant de trame narrative que le spectateur peut développer à sa guise. Dans une entrevue accordée en 2011 à Clémentine Mercier et Laure Troussière, pour un blogue du journal Libération, Michael Wolf précise que sa série a été commentée à tort comme une critique de la vie privée menacée par Google Street View :
Je me suis au contraire intéressé aux possibilités narratives, aux fragments de corps, aux petites scènes intimes ou accidentelles qui dégagent un certain mystère, une équivoque comme dans Blow Up d’Antonioni, où à partir d’un détail d’une image, on reconstruit une histoire [14].
Cet artiste envisage en effet son travail comme de multiples propositions de scénarios. Il souligne par ailleurs qu’il a très rapidement confondu les villes visitées virtuellement, ne sachant plus identifier l’origine géographique des milliers de clichés visionnés au cours de ses mois de visionnage intensif. Les repères temporels en viennent à supplanter les repères spatiaux, ces « trames » de rues étant revendiquées comme des narrations insérées, des (dis)continuités ponctuelles qui rompent la monotonie fluide et continue du regard numérique. Les lecteurs de ces images diachroniques peuvent ainsi combler les interstitialités temporelles grâce à leur imaginaire, en recréant une trame narrative à partir de fragments visuels (in)cohérents.
Dans une œuvre similaire, également liée à la vidéo-surveillance, Michael Wolf a saisi un autre couple en train de s’embrasser.
- Unfortunate events, Projet Street View Paris, Photographie © Michael Wolf (2010)
L’homme passant un bras autour des épaules de sa compagne fait écho à la célèbre photographie parisienne de Robert Doisneau prise en 1950 et baptisée Le baiser de l’hôtel de ville [15]. De ces deux clichés volant chacun un moment d’intimité, celui de Robert Doisneau a été le seul à susciter de nombreux contentieux. En 1992, le couple Lavergne, se revendiquant comme celui des « amants » de l’hôtel de ville, a en effet réclamé par voie judiciaire un dédommagement pour violation de vie privée, incitant Françoise Bornet, le modèle réel, à se faire (re)connaître de Doisneau en montrant le cliché original que ce dernier lui avait fourni en dédommagement en 1950. Par la suite, cette dernière a intenté elle-même un procès au photographe, réclamant au passage une indemnité supplémentaire ainsi qu’un pourcentage sur ses bénéfices commerciaux. Sous son apparence spontanée, la photographie de Doisneau était donc une mise en scène, ce que le photographe fut obligé de dévoiler pour l’occasion. Chaque demandeur a néanmoins été débouté par le Tribunal de grande instance de Paris en 1993, ce dernier estimant que le couple Lavergne n’était pas celui qui avait posé pour Robert Doisneau et que Françoise Bornet, tout en étant bien reconnue comme modèle, ne demeurait pas identifiable sur ce cliché. Dans sa défense, Robert Doisneau a lui-même avoué qu’il ne se serait jamais permis de photographier spontanément une telle scène, plusieurs couples s’embrassant dans la rue étant illégitimes [16]. Bien entendu, ce débat sur la violation de la vie privée est bien antérieur aux Google cars. Un demi-siècle plus tard, le baiser numérique de la vidéosurveillance « saisi » par Michael Wolf n’a suscité aucun remous, ce qui atteste une nouvelle complexité de la frontière entre le vrai et le faux ainsi qu’entre les espaces public et privé insérés au marché de l’art.
Ces « arrêts » sur des moments d’intimité surveillée révèlent que certaines cachettes peuvent être temporelles et non plus spatiales. Michael Wolf fait notamment ressurgir de l’oubli des instants égarés dans le flux continu de la surveillance, ce qui aurait été impossible à réaliser sans l’aide de la technologie numérique. Cette démarche artistique permet de comprendre le passage du temps en isolant visuellement les instants qui le constituent et qui s’enchaînent selon l’orientation de sa flèche. En effet, la fluidité du regard numérique de la vidéosurveillance relève, malgré son apparente neutralité, de l’enchaînement d’instants furtifs et anodins qui constituent, par la richesse de leur diversité, le potentiel narratif de ce continuum temporel (in)contrôlé.
Ça-aura-été
Si les unfortunate events de Michael Wolf n’ont suscité aucune controverse, ce ne fut pas le cas du travail du Britannique Jamie Wagg qui s’est approprié, d’un point de vue artistique, un instant « réel » capté par la vidéosurveillance.
Le 12 février 1993, le petit James Bulger, alors âgé de deux ans, est enlevé dans un centre commercial près de Liverpool avant d’être torturé et battu à mort par deux enfants âgés de dix et onze ans ; ces derniers abandonneront le cadavre sur une voie ferrée où il sera sectionné in fine par un train. Ce fait divers, extrêmement médiatisé, a contribué au renforcement de la politique sécuritaire au Royaume-Uni qui est aujourd’hui le pays d’Europe le plus surveillé, installant des caméras jusque dans les toilettes des lycées et des collèges [18] et réprimant en direct, par haut-parleurs, les passants qui se permettent de jeter un papier sur la voie publique.
Le traitement médiatique de ce meurtre a inspiré Jamie Wagg qui a exposé en 1994, à la Whitechapel Gallery de Londres, deux agrandissements photographiques d’images issues de la vidéosurveillance liées à ce fait divers. Le premier montrait le remblai de terre près de la voie ferrée où l’enfant a été tué, le second, les couloirs du supermarché où il a été enlevé. Avant de se faire assassiner, James Bulger avait en effet été « capturé » par les caméras du centre commercial dans lequel il avait échappé quelques instants à la vigilance de sa mère.
- History Painting, Centre commercial 15:42:32, 12/02/93, Impression numérique sur papier laminé,183 x 122 x 7,5 cm © Jamie Wagg (1993-1994)
Dans son analyse de ce projet artistique, Robert Knifton rappelle que le Daily Mirror a violemment fustigé à l’époque cette exposition provocatrice, la taxant d’opportunisme morbide, alors que les mêmes images avaient stimulé l’appétit insatiable des médias les ayant publiées et diffusées en boucle dans les magazines et journaux télévisés internationaux [19]. Les parents de la jeune victime se sont dits également consternés par cette exposition. La galerie a été incitée à retirer ces images et l’artiste a lui-même reçu des menaces de mort. La démarche artistique, sortant l’image de son contexte médiatique, permettait pourtant de prendre du recul par rapport à la scission entre le vécu et le montré, rappelant de façon salvatrice l’écart irréductible entre le réel et sa représentation.
Sur les murs de la Whitechapel Gallery, les formats identiques du diptyque, imprimés au jet d’encre et mesurant cent quatre-vingt-trois centimètres sur cent vingt-deux, étaient superposés et dépouillés des indications numériques permettant d’identifier la date et le lieu de l’événement. Cette suppression décontextualisant l’image médiatique marquait sa réappropriation d’un point de vue artistique. Le cliché inférieur, flou, présentait dans une harmonie sécurisante de couleurs chaudes le petit James Bulger marchant main dans la main avec l’un de ses jeunes bourreaux. Ces deux enfants vus de dos, semblant partir à la découverte du monde, font écho à de nombreux personnages de romans ou manuels pour la jeunesse, tels André et Julien, héros juvéniles du Tour de la France par deux enfants qui, dès 1877, étaient devenus les mentors des écoliers français [20]. Ce jeune duo vu de dos a également été repris dans de nombreuses affiches publicitaires, à l’instar de celle du chocolat Lombart, où l’on voit un garçon plus âgé poser un bras protecteur autour des épaules du cadet, marquant ainsi l’imaginaire collectif européen d’un apprentissage sécurisant par les pairs, dès la plus tendre enfance [21].
L’œuvre de Jamie Wagg joue sur le décalage produit entre l’image photographique aux couleurs chaudes et la noirceur de ce qu’elle engendre d’un point de vue temporel. La violence de l’advenant contredit la douceur émanant de ce visuel de contrôle. Son cliché met en évidence une diachronie entre l’indétermination narrative du regard numérique et l’enchaînement fatal du kairos. Cette démarche artistique permet ainsi de visualiser la complexité de l’instant présent qui, selon Étienne Klein, se concentre en un point sur la ligne du temps physique, avec une durée nulle. Or, si ce point symbolise notre connexion actuelle à la ligne du temps, la perception que nous en avons n’est jamais aussi concentrée :
Notre conscience épaissit l’instant présent, émousse sa brillance, le dilate en durée. Elle l’habille de son voisinage, l’enveloppe d’une rémanence de ce qu’il a contenu à l’instant précédent et d’une anticipation de ce qu’il contiendra à l’instant suivant [22].
L’interstitialité entourant l’instant présent issu des images de contrôle par Jamie Wagg se joue sur un « avant » et un « après » irréconciliables. Cette démarche atteste la capacité d’enregistrement des délits par les dispositifs de contrôle doublée d’une incapacité à éviter le danger. La controverse qui a entouré l’exposition de la Whitechapel Gallery a mis au jour la banalité d’une image médiatique considérée comme inoffensive qui, en basculant dans le champ de l’art contemporain, a provoqué de violentes réactions — les œuvres ayant même été vandalisées. Ces images ont induit une charge émotive liée à leur nouveau contexte d’interprétation, car « l’acte de voir et l’acte d’imaginer sont inséparablement liés ensemble, intégrés dans un tout phénoménologique complexe et unique [23]. »
Dans sa contribution au catalogue de l’exposition CTRL [Space], Winfried Pauleit précise en outre que l’on pourrait employer, à propos de cette œuvre, le terme d’image « latente », telle une photographie en attente d’un développement [24]. Le regard numérique, mis en scène par Jamie Wagg, offre ainsi une nouvelle forme de réappropriation de la photographie qui bouscule la notion de référent pensée par Roland Barthes. Ce dernier précisait que « dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. [...] Le nom du noème de la Photographie sera donc : “Ça-a-été” [25]. » Le noème de l’image de vidéosurveillance ne semble donc plus affilié au passé, mais bien à un futur antérieur, c’est-à-dire à un « Ça-aura-été » qui traque toute déviance potentielle et permet de visionner en boucle un événement réel, en fustigeant au passage l’irréversibilité de la flèche de Chronos.
Si la diachronie se définit comme « la rupture entre deux instants, un avant et un après, qui ne peuvent plus être considérés en continuité [26] », le passage diachronique surveillé, ouvert par Jamie Wagg sur une béance temporelle (dis)continue, semble bien être celui dans lequel a disparu le petit James Bulger.
Points de contrôle numériques
Tout comme Michael Wolf, le plasticien américain William Betts [28] a passé de nombreuses heures à visionner des images de vidéosurveillance sur l’écran de son ordinateur. Observateur en abyme des contrôles visuels de plages, rues, aéroports ou autoroutes, cet artiste a même demandé au ministère des Transports du Texas l’autorisation d’utiliser les images-flux de leurs caméras de surveillance par Internet. Fort d’une double formation informatique et artistique, il a lui-même développé dans son atelier de Houston un logiciel lui permettant de transposer picturalement les pixels d’un support iconique numérisé à l’aide d’une machine équipée d’un « bras » mobile terminé par un pinceau [29]. Dans la lignée d’Andy Warhol qui aurait aimé être une machine, William Betts n’intervient pas directement sur le support de sa toile ; il sélectionne des clichés comme autant d’arrêts sur image et les transpose picturalement. Présentant un point de vue unique de la perspective similaire à celui de la photographie, ses tableaux semblent ainsi conjuguer le regard perspectiviste au regard numérique pixellisé de la vidéosurveillance.
Tout en relevant de la mimesis, ces photographies picturales pointillistes aux contours indécis, prises en forte plongée, relèvent explicitement de l’univers flou et pixellisé de la vidéosurveillance. La plupart d’entre elles intègrent un affichage précis de la date et de l’heure dans l’angle inférieur de chaque composition. Dans le champ de la représentation, l’instant demeure essentiellement associé au médium photographique — à l’image de l’instant décisif bressonnien —, alors que la représentation de la durée s’accorde davantage à la fluidité du cinéma ou de la vidéo.
Le spectateur-voyeur des toiles de William Betts se retrouve paradoxalement devant la transposition picturale d’un fait vidéographique a priori réel, attesté par la reproduction de la date exacte à laquelle s’est déroulée la scène présentée. Or, contrairement à la photographie ou à la vidéographie, les tableaux (hyper)réalistes n’ont pas intégré de représentation de l’heure dans leur composition, laissant chaque spectateur dans une indécision temporelle, malgré la forte maîtrise de la mimesis qui leur est associée. Hormis le fait que de nombreux tableaux soient datés par l’auteur en marge de sa signature, l’intégration de la date et de l’heure — à la seconde près — au sein d’une image ne prend en effet de sens que dans un contexte numérique. Ces indications se justifient par l’éventuel besoin de déterminer un moment issu de la captation en continu du « réel ». L’affichage numérique de la vidéosurveillance a notamment permis de connaître l’heure exacte de l’enlèvement du petit James Bulger le 12 février 1993. Jamie Wagg avait justement choisi de séparer le visuel de ces précisions temporelles afin de lui restituer toute sa dimension artistique. Le regard contemplatif porté sur son œuvre serait devenu aussitôt informatif si l’image de l’enlèvement avait été estampillée par l’affichage d’un chiffre marquant le temps numérique.
La précision des informations horaires dans les visuels de William Betts crée de plus un doute sur la véracité de l’image picturale qui les contient. Le temps nécessaire au peintre, ou en l’occurrence à la machine, pour réaliser une œuvre entre en contradiction avec l’exactitude de l’instant affiché sur celle-ci. Ainsi, compte tenu du caractère ontologiquement insaisissable du présent, l’obsolescence s’applique à toute représentation, quelle qu’en soit la rapidité d’exécution. La lenteur du processus pictural demeure fortement incompatible avec le caractère instantané de l’affichage numérique.
Les peintures de William Betts permettent de prendre pleinement conscience de la fugacité du présent en proposant au spectateur une nouvelle figuration du temps. Selon le « ça-a-été » pensé par Roland Barthes, il est impossible de nier que la chose a été là, en amont du déclenchement de l’appareil photographique et, pour l’occasion, de l’enclenchement de la caméra de surveillance. Or, contrairement au photographe et au vidéaste, le peintre, libéré du ç« a-a-été », décide lui-même du contenu de sa toile. En s’émancipant d’un référent qui a réellement eu lieu, il peut choisir une composition ne relevant pas obligatoirement de la mimesis.
The Executives, réalisée par William Betts en 2008, témoigne de cette représentation paradoxale du temps numérique dans une œuvre picturale.
- The Executives, huile sur toile © William Betts (2008)
Le tableau présente en forte plongée les silhouettes de trois hommes d’affaires, vêtus de couleurs sombres et rejoignant leurs véhicules garés dans un parking. Des chiffres et lettres reproduits en blanc dans l’angle inférieur gauche de la toile indiquent :
13 : 22 : 19 FRI 02
La scène anodine et banale, captée par le regard numérique d’une caméra de surveillance et transposée picturalement, se serait ainsi déroulée le vendredi 26 mars 2004 à treize heures, vingt-deux minutes et dix-neuf secondes exactement. Cette figuration picturale du temps « arrêté » n’est pas sans évoquer un autre paradoxe temporel : celui de la montre déréglée, exposé par Lewis Carroll et rapporté par Tiphaine Samoyault dans son essai consacré à La montre cassée :
Si je vous demande si vous préférez avoir une pendule à l’heure une fois par an ou une pendule qui l’est deux fois par jour, vous répondrez probablement aimer mieux la seconde. Or, en réfléchissant bien, vous comprendrez que la première marche mais retarde d’une minute par jour tandis que la seconde [...] ne marche plus du tout. [...] Préférer la montre déréglée à la montre cassée, c’est choisir d’être dans l’inexactitude permanente plutôt que dans la vérité ponctuelle [30].
L’horloge analogique cassée donne l’heure exacte deux fois par jour, alors qu’un affichage numérique « arrêté » ne donnerait l’heure exacte qu’une seule fois par vingt-quatre heures. La vérité ponctuelle ne peut être prise en considération que si elle demeure indépendante de toute référence iconique, car aucune scène similaire ne pourra se dérouler dans un même lieu et au même moment. La mise en scène picturale de William Betts semble figée et l’affichage de son temps à treize heures, vingt-deux minutes et dix-neuf secondes demeure incompatible avec la véracité de la scène représentée. Les images issues de la vidéosurveillance estampillées par un temps numérique permettent certes de repérer la succession des instants contrôlés ; pour autant, le déplacement éventuel d’un surveillant sur le lieu d’un incident apparaissant sur son écran de contrôle sera en décalage avec l’instant même du délit. Cet écart irréductible, entre la véracité du temps et toute modalité de sa représentation, atteste l’impossibilité à « saisir » iconiquement l’instant du kairos. Malgré la lisibilité de l’affichage numérique, le spectateur des peintures diachroniques et étroitement surveillées de William Betts ne peut ainsi opter pour leur vérité ponctuelle, cette dernière étant impossible à « figurer » picturalement. Il ne lui reste donc plus qu’à errer dans l’inexactitude permanente, face à ces checkpoints picturaux et paradoxaux, emblématiques de la volonté illusoire que manifeste la société de contrôle de posséder et de maîtriser le présent surveillé.
Timescapes
La figuration du présent surveillé intéresse également Stanza [32] qui porte une attention particulière à la vidéosurveillance et l’intègre régulièrement dans ses travaux numériques. Ce net-artiste britannique, qui travaille à Londres, s’exprime depuis 1984 principalement dans des installations et des performances interactives qui ont recueilli l’attention des grandes manifestations et structures culturelles internationales. Tout comme William Betts, Stanza tient à maîtriser lui-même ses outils numériques et conçoit des logiciels spécifiques pour ses interventions.
Entre 2004 et 2007, il a réalisé une série intitulée Time-scapes — Paysages de temps — qui se présente sous la forme de tirages photographiques de grand format, chacun étant composé de milliers d’images issues de la vidéosurveillance, capturées et retravaillées en temps réel par un logiciel informatique.
- Timescapes, image fabriquée en utilisant un logiciel sur mesure © Stanza (2004-2006)
Selon la durée de leur « matériau », qui n’est autre que le temps d’enregistrement — une heure, un jour ou une semaine —, les Timescapes se présentent de façon plus ou moins figurative ou abstraite. La « foultitude » d’instants, issus d’un même œil numérique, constitue leur trame temporelle (dis)continue et (in)déchiffrable. S’il est parfois possible de reconnaître des îlots de figuration momentanés en s’approchant de ces casse-tête numériques, il faut au contraire reculer pour deviner la silhouette d’un personnage, d’une foule ou d’un paysage au milieu de ces imbrications géométriques étroitement surveillées.
- Timescapes, image fabriquée en utilisant un logiciel sur mesure © Stanza (2004-2010)
Au-delà de la structure fragmentée des Timescapes qui évoque les pixels grossiers des débuts de l’informatique, ces imbrications de fragments temporels font également écho aux états superposés de la physique quantique, reflétant l’incertitude spatiotemporelle de notre univers complexe. Chaque Timescape, perçu pendant une durée déterminée et selon un point de vue unique, offre une visualisation de la compression du temps. Stanza réduit la fluidité de Chronos en une image fixe, juxtaposant sur sa seule surface plane le collage de milliers de moments différents, issus de l’unique point de vue de la caméra de surveillance.
Dans l’histoire de l’art occidental, le collage est un mode d’expression qui conserve une relation étroite avec l’espace et le temps. Cette technique artistique issue du cubisme et dont Georges Braque et Picasso sont les précurseurs, a notamment permis de déstructurer l’espace perspectiviste unitaire du tableau. Exploité également par certains surréalistes, ce procédé a fait coïncider des fragments iconiques hétérogènes perturbant notamment la cohérence narrative des œuvres de Max Ernst. Les collages numériques de Stanza, à la structure morcelée et complexe, s’inscrivent dans le sillage de ces œuvres cubistes et surréalistes, tout en évoquant au passage les tissages et les incrustations de François Rouan, artiste français dont les entrelacs labyrinthiques « tangibles » annonçaient, dès les années 1970, la complexité réticulaire et immatérielle de nos espaces numériques [33].
En utilisant des images de contrôle comme un médium modulable à l’ordinateur, Stanza réfute leur dimension mimétique et propose de nouvelles exploitations esthétiques du regard continu de la vidéosurveillance. Le tirage imprimé de ses manipulations informatiques concentre le flux temporel des images de contrôle sur la surface plane de chaque photographie. Tout comme les tableaux de la Renaissance ont donné accès à l’infini grâce à l’instauration du point de fuite, les Timescapes de Stanza sont des paysages numériques bidimensionnels aidant à penser le cours infini du temps à travers le médium de la surveillance.
L’individu hypermoderne, soumis à une multitude de sollicitations, est aujourd’hui capable de réaliser plusieurs tâches simultanément avec son téléphone intelligent ou son ordinateur. Le développement des nouvelles technologies va de pair avec le sentiment ubiquitaire. Il est en effet possible d’être à la fois ici — dans un espace concret — et dans un ailleurs connecté, quelle que soit l’ampleur de la distance et du décalage horaire entre les communicants. Dans son analyse du nouveau rapport au temps des jeunes, Jocelyn Lachance observe que ces actes multipliés peuvent donner au sujet l’impression d’être dispersé dans le présent. Dans le contexte du multitâche, cette dispersion est lue par le sujet comme la conséquence d’une décision, d’une action voulue, voire contrôlée [34]. Les collages temporels issus de la vidéosurveillance créés par Stanza permettent de visualiser la complexité du présent. La fragmentation visuelle des images de contrôle figure la dispersion de l’individu hypermoderne. Si le 20e siècle a été celui de la déconstruction perspectiviste, le 21e qui ouvre une approche interstitielle féconde sur des (mé)prises temporelles créatives, semble bien être celui de la déconstruction de la linéarité du temps.