La mythologie grecque a donné naissance à deux allégories du temps, aux attributs différents. Chronos, sous les traits d’un vieillard muni le plus souvent d’une faux et d’un sablier, personnifie le temps chronologique, qui s’écoule de façon irréversible en suivant l’orientation de sa flèche [2]. Kairos incarne quant à lui, sous l’apparence d’un jeune homme aux pieds ailés et muni d’une balance, le temps de l’occasion opportune, le point de bascule, l’instant décisif induisant une interstitialité entre un avant et un après [3]. La continuité du regard numérique de la vidéosurveillance s’éloigne a priori de la bascule du kairos et s’inscrit dans la fluidité de la flèche du temps de Chronos.
Dans l’histoire de l’art occidental, le temps est associé à la vanité qui est apparue dans les natures mortes moralisées de la peinture hollandaise du 17e siècle. Il invite à la réflexion sur sa fuite inexorable, rejoignant par ces questionnements la littérature, la poésie, la théologie ou la philosophie. La peinture de vanité classique regorge d’objets emblématiques tels que crâne, sablier, bulle de savon, fleur ou livre ; chacun de ces éléments ayant pour vocation de rappeler à l’homme la précarité de son existence et la futilité de ses occupations terrestres. L’individu hypermoderne n’ayant pas résolu l’ancrage de ses repères dans l’espace et le temps, la fugacité de ses interventions demeure une préoccupation actuelle majeure, comme en témoigne le retour en grâce des vanités contemporaines. Même si les œuvres liées à la vidéosurveillance ne sont pas systématiquement considérées comme des vanités, force est de constater que l’archivage excessif des images de contrôle, avides de maîtriser et de mémoriser le cours du temps, rappelle ces peintures moralisatrices du 17e siècle évoquant la fugacité de toute action terrestre.
La volonté actuelle du tout (sa)voir, caractéristique de la vidéosurveillance, conduit à la généralisation d’un regard numérique omniscient et omnivoyant, servi par le développement technologique d’une optique de plus en plus perfectionnée. L’homme actuel doit affronter la restitution en temps réel ou asynchrone des images de contrôle, restitution qui induit une diachronie, une rupture entre deux instants [4]. Cette interstitialité temporelle offre ainsi une prise en compte des limites de la mémoire, de l’instant présent et de l’oubli. L’archivage en continu de nos moindres faits et gestes saisis par les caméras de surveillance repousse les limites non plus spatiales, mais temporelles du champ de vision. Au-delà de ses liens avec la vanité, le regard continu de la vidéosurveillance permet de capter en temps réel des images prises selon un même point de vue ; il offre ainsi aux artistes numériques du 21e siècle la possibilité de les travailler comme un simple médium et d’ajouter de nouvelles variables temporelles au regard perspectiviste fixe et emblématique de la modernité.
Est-il seulement possible de mémoriser tout ce (sa)voir ?