Apparu au début de l’année 2014, le phénomène des neknominations a donné une nouvelle ampleur au binge drinking. Se présentant comme un « jeu », elles désignent le fait de filmer une consommation rapide et excessive d’alcool et de la diffuser en ligne. L’objectif est de surprendre par la créativité de la mise en scène tout en lançant aux internautes le défi de boire davantage d’alcool. La surenchère constitue un élément central de cette pratique, entraînant la multiplication de leurs adeptes sur les réseaux sociaux. Les neknominations ont construit leur succès sur une anthropo-logique de la prise de risque : il s’agit de trouver une personne qui sera témoin de la performance et qui, par la suite, confirmera sa valeur. Derrière ces mises en scène, il est cependant difficile d’évaluer si les protagonistes boivent bel et bien de l’alcool — si les verres sont remplis de vodka ou d’eau, si les bouteilles contiennent vraiment de la bière. En mettant en scène, puis en ligne, leurs mises en danger, les jeunes concernés ont trouvé dans les réseaux sociaux un nouveau territoire pour valoriser leurs exploits. À l’instar du happy slapping [1], les neknominations ont suscité l’intérêt des médias parce qu’elles ont donné de la visibilité à une forme peu connue de violence, celle que des jeunes tournaient contre eux-mêmes. Les médias se sont alors empressés de mettre l’accent sur les cas les plus tragiques [2].
La presse a rapidement qualifié les neknominés, d’adolescents narcissiques, voire stupides [3]. Devant l’incompréhension provoquée par cette nouvelle forme de prise de risque, peu d’analyses en profondeur ont tenté de saisir la complexité des neknominations et d’en révéler le sens. Le phénomène a plutôt animé une autre dimension de l’adophobie : certains adultes ont préféré l’étiquette à l’interrogation, comme si ces formes déroutantes de mises en danger ne méritaient pas d’être étudiées en tant que comportements ayant du sens pour les ados impliqués. Parfois, le dénigrement est une réponse apportée pour colmater la brèche de l’incompréhension. Plus encore, le désir de comprendre de tels comportements semble parfois assimilé à l’idée qu’il s’agirait de les justifier, ce qui n’est évidemment pas le cas.
Comme la plupart des prises de risque délibérées, les neknominations impliquent une personne pour valider l’exploit. Or, en exposant des mises en scène de binge drinking [4] sur Internet, les jeunes concernés s’assurent d’être vus pour tenter d’obtenir le commentaire attendu, inscrivant ainsi leur action dans un réseau de regards croisés. Ce lien entre mises en danger et validation n’a pas attendu Internet pour exister, puisque ces demandes de reconnaissance concernent aussi des prises de risque plus « traditionnelles ». Comme pour la course automobile, qui nécessite le témoignage du passager, ou le happy slapping, s’effectuant d’abord en groupe avant d’être montré sur Internet, les nekominations impliquent nécessairement un public. La question plus fondamentale qu’il importe alors de poser est pourquoi des jeunes cherchent à valider leurs « exploits » sur le Net, plutôt que d’interpeller ceux qui les entourent dans les lieux qu’ils fréquentent.
Depuis les années 1990, on observe une montée progressive et une diversification des conduites à risque. À partir des années 2000, l’investissement massif du Web 2.0 par les ados donne une nouvelle visibilité à cette montée et à cette diversification. Il n’est plus possible de passer sous silence un fait pourtant repéré par les spécialistes : parmi les jeunes générations, plusieurs ados se mettent délibérément en danger et rivalisent d’originalité pour se sentir vivants, usant parfois de moyens déplaisants à regarder. Déplaisants, parce que des phénomènes comme les neknomisations forcent les adultes non seulement à reconnaître l’apparition de comportements qui les dépassent, mais aussi à accepter que ces jeunes n’obtiennent plus toujours la reconnaissance dont ils ont besoin pour s’intégrer à nos sociétés. Remettre en question ces comportements en apparence insignifiants implique d’examiner en profondeur un univers témoignant du mal-être adolescent et, une fois de plus, du rôle plus ou moins efficace des adultes dans l’accompagnement des ados. Une telle analyse souligne aussi que les expérimentations des jeunes, autrefois invisibles aux yeux de leurs aînés, sont désormais exposées sur la Toile, au risque que ceux-ci s’en aperçoivent. Les consommations d’alcool mises en scène par les neknominés n’ont pas attendu l’apparition d’Internet pour exister, les jeux d’alcool étant beaucoup plus anciens que les médias sociaux.
L’attribution de l’exclusivité des neknominations aux adolescents est une expression d’adophobie. En effet, un examen des vidéos diffusées sur Internet et un retour sur les documentaires produits à ce sujet montrent que le phénomène ne semble pas concerner que des adolescents, mais bien majoritairement de jeunes adultes. Or, la description proposée sur le site Internet de France Inter est représentative de cette tendance à faire des adolescents les principaux protagonistes d’un phénomène qui semble moins les concerner qu’il n’y paraît :
« un ado se filme en buvant cul sec une forte dose d’alcool. Il partage la vidéo sur Facebook et désigne trois amis, qu’il met au défi de faire la même chose dans les 24 heures. Un nouveau jeu de biture express, sur le mode du “cap/pas cap” [5]. »
Ainsi, les neknomisations n’impliqueraient que des adolescents [6]. Plus encore, ceux-ci seraient un élément central de cette pratique. Pourtant, ni les vidéos commentées ni les conséquences parmi les plus fâcheuses ne semblaient impliquer de jeunes ados, les personnes décédées tragiquement ayant entre dix-neuf et vingt-neuf ans. Par ailleurs, des vidéos regardées massivement sur Internet, témoignant de mises en scène de consommation excessive d’alcool par des adultes, sont antérieures au phénomène avéré des neknominations [7].