De l’hypersexualisation [1] à la pornographie [2], en passant par le slut-shaming [3], les phénomènes évoqués convergent dans l’expression de la dérive de nos sociétés adophobiques, particulièrement inquiètes de la situation de l’adolescente découvrant sa sexualité. Depuis les dernières décennies, la sexualité féminine semble progressivement échapper aux interdits définis par la loi de Dieu et en partie à ceux imposés par la loi des hommes. Or, les représentations restent fortement imprégnées par cette longue histoire non seulement parce que subsistent dans nos sociétés des propos misogynes et des positions conservatrices, mais aussi parce que perdure la « nécessité » de protéger les jeunes filles, ces dernières étant souvent considérées comme les victimes potentielles du désir masculin. Ainsi, au XXIe siècle persiste l’idée que l’adolescente est fondamentalement « fragile », « naïve » et « inconsciente » et qu’elle fait face aux désirs agressifs des hommes, ce qui empêche de repenser l’agentivité des jeunes filles, c’est-à-dire leur capacité d’agir, par elles-mêmes, de façon responsable, consciencieuse et réfléchie [4].
Lors du visionnage du film Jeune et Jolie (2013 [5]) de François Ozon, le spectateur est convié à une réflexion sur l’agentivité des adolescentes. Rappelons-en brièvement l’histoire : Isabelle, à peine âgée de 17 ans, s’adonne à la prostitution sous le nom de Léa. Sans problèmes d’argent, provenant d’une famille plutôt « classique » (c’est-à-dire recomposée), vivant avec sa mère, son beau-père et son jeune frère, fréquentant un lycée de bonne réputation, l’adolescente n’a apparemment aucune raison de vendre son corps. Aucune raison financière, car Isabelle ne dépensera finalement pas l’argent qu’elle gagnera, et aucune raison identitaire évidente, car l’adolescente ne semble pas être particulièrement mal dans sa peau. Et pourtant, le personnage d’Ozon est crédible : sans plaisir apparent, l’adolescente s’adonne à son nouveau travail ou loisir jusqu’au jour où sa mère apprend la vérité. Indignée, cette dernière tente de comprendre sa fille, qui se confiera assez peu à son entourage. Isabelle donnera-t-elle aux spectateurs une clé pour comprendre ses choix ?
Les critiques mitigées du film sont assez éloquentes. Les plus élogieuses d’entre elles partagent avec les moins flatteuses au moins un point important. Ce qui fait la force du film pour certains constitue en fait son point faible pour les autres : aucune raison n’est explicitement donnée au spectateur pour comprendre pourquoi Isabelle se prostitue. Pour nombre de critiques, Ozon ne tombe pas dans le piège d’une psychologisation de son personnage. Pour les autres, il manque d’audace, offrant au final un film pâle. En fait, si Ozon ne fait pas l’unanimité, c’est parce qu’il ne choisit ni le chemin facile de la condamnation, ni celui, miné, de la justification. Il ne présente jamais Isabelle comme une victime en danger ni même comme une dangereuse Lolita. Il la met plutôt en scène comme une jeune femme maîtresse de son destin, de sa sexualité et de son corps. Pourtant, même si plusieurs critiques ont dit qu’Ozon ne donne aucune clé d’interprétation au spectateur, c’est faux : le fait est qu’il ne donne pas les clés attendues.
Si Isabelle, alias Léa, se prostitue, ce n’est pas la faute d’Internet, ni celle de sa mère, ni de son père, ni de son beau-père, ni de son premier amant, ni encore de l’argent. Un peu comme l’avait fait Gus Van Sant dans Elephant (2003 [6]), Ozon laisse le spectateur juger si les éléments présents dans son film sont pertinents pour comprendre la décision de son personnage de se prostituer. Taciturne, Isabelle va cependant s’ouvrir et se confier au moins une fois. Face au psychologue, elle explique qu’elle se sent sale non pas parce qu’elle a couché avec quantité d’hommes, mais parce qu’elle se sent responsable de la mort de l’un d’eux, qui était différent à ses yeux.
— Tu as vu souvent cet homme ; pourquoi ? lui demande le psychologue.
— Il était gentil, répond l’adolescente. Avec lui c’était plus tendre. Il ne voulait pas grand-chose, juste... caresser. Il me regardait.
De l’aveu du personnage, c’est bien de la quête du regard de l’autre dont il est question. Le film devient alors moins mystérieux. Comme la plupart des adolescents, Isabelle cherche, en premier lieu, non pas la reconnaissance, mais quelqu’un qui la reconnaîtra. Elle trouve finalement une personne capable de poser sur elle le regard valorisant qui la fera se sentir exister parmi les autres. Isabelle veut exister en tant que femme. Cela n’est pas possible sous le regard de son père absent, ni sous celui, inquisiteur, de sa mère, ni encore sous celui, ambigu, de son beau-père. Cela n’est pas plus possible sous le regard puéril de son petit frère et de ses compagnons de classe. Isabelle est alors en quête de celui qui la reconnaîtra en tant que femme, afin de se sentir appréciée, demandée et attendue comme telle. Elle l’affirme clairement : elle ne trouve pas nécessairement de plaisir pendant les relations sexuelles avec ses clients, mais elle aime y retourner. Répondre à la demande. Lorsqu’elle rallume le téléphone portable qui la liait à ses clients, les messages, nombreux, défilent sur l’écran. Elle sourit, pour l’une des rares fois du film.
Si elle peine à partager ce qu’elle vit, c’est surtout parce qu’elle sait qu’on la juge. De victime potentielle selon la police, qui lui rappelle son statut de mineure, elle devient soudainement aux yeux de son entourage la tentatrice, la provocatrice, le « danger », comme évoqué dans les études de Caron [7]. La meilleure amie de sa mère ne laisse pas son copain la raccompagner seule à la maison ; pourtant, le spectateur sait que cet homme entretient une liaison secrète avec la mère d’Isabelle. Celle-ci ne fait pas davantage confiance à sa propre fille, qu’elle soupçonne de draguer son beau-père. En résumé, Ozon brosse le portrait de l’ambivalence des adultes, qui s’arrachent difficilement à une représentation réduisant l’adolescente au statut de victime ou de provocatrice. Le spectateur est alors lui aussi renvoyé à la difficulté de sortir de cette vision étriquée de l’adolescente contemporaine.
Comme le souligne la sociologue Marie-Ève Lang [8], l’agentivité sexuelle des adolescentes, leur capacité d’agir avec leur corps en toute conscience et en toute liberté, s’oppose à des représentations fortement ancrées dans une histoire dominée par le patriarcat. À la fois jeune et femme, l’ambiguïté du statut des adolescentes, situées à mi-chemin entre l’enfant et l’adulte, encourage le déni collectif de leur droit à jouir de leur propre corps. En fait,
« sur la base de cette inégalité, le concept soulève les questions du droit à l’agentivité (notamment chez les adolescents et les adolescentes) et des conséquences liées à l’importance de sa reconnaissance, principes qui motivent de nombreuses positions militantes. À cause de leur âge, les jeunes se voient parfois dérobés de la reconnaissance de leur agentivité, alors qu’eux-mêmes et elles-mêmes admettent en avoir une certaine part et font une distinction nette entre leur capacité d’agentivité et celle des enfants, bien que l’on place trop souvent les deux groupes d’âge dans le même panier [9]. »