L’avènement d’Internet, puis des sites de partage de vidéos en ligne, des blogues, des réseaux sociaux et de la visiocommunication n’a pas seulement rendu visibles des manifestations ponctuelles de violences commises par une minorité d’adolescents. Ces technologies ont aussi proposé des moyens inédits pour se rencontrer, les écrans devenant par le fait même la vitrine de nombreuses pratiques sexuelles. Le Web 2.0 a ainsi transformé le contexte non seulement de la sexualité, mais aussi de son interprétation : en favorisant la prolifération des images sur des écrans nombreux et accessibles, les individus ont désormais accès à une « documentation » inédite pour appréhender la sexualité d’inconnus. En d’autres termes, les photos et les vidéos disponibles participent de la construction de représentations, d’idées et d’opinions au sujet de la sexualité des autres. Pourtant, ceux qui accèdent à ces documents ne voient, dans les faits, que des bribes de mises en scène.
La place occupée par les images dans la construction de ces représentations repose sur le paradoxe selon lequel elles sont à la fois fausses (car elles sont, par définition, des « reflets » déformés de la réalité) et porteuses, malgré tout, d’une certaine vérité. Ainsi le débat autour du « décloisonnement », de « l’exposition », voire de la « fin » de l’intimité repose sur la conviction qu’une image donnerait effectivement accès à celle-ci. En d’autres termes, l’image du corps constituerait un reflet suffisamment en adéquation avec la vérité objective de ce corps pour devenir non pas son miroir, mais sa trace. L’image comporterait toujours un mensonge, mais révélerait néanmoins en permanence une part de réel. En fait, comme le souligne Serge Tisseron,
« le vrai danger que présentent les images par lesquelles nous sommes de plus en plus envahis porte sur le fait que nous savons bien qu’elles ne sont pas le vrai, mais que nous ne pouvons pas pour autant nous empêcher d’y croire [1]. »
Le caractère ambivalent de l’image ouvre donc la porte à un exercice d’interprétation ; puisqu’elle révélerait effectivement une part de vérité, tout en étant fausse, il importerait pour celui qui en est le spectateur de départager, de lui-même, ce qui est effectivement vrai de ce qui est définitivement faux.
Cette place paradoxale de l’image dans l’imaginaire contemporain renforce la persistance d’une technophobie s’alliant depuis longtemps à une peur non pas de l’adolescence en général, mais de la sexualité des adolescentes en particulier. La production d’images à caractère sexuel ou érotique par les plus jeunes s’inscrit dans l’histoire de cette peur. Comme le remarquent les chercheurs américains Cassel et Cramer [2], l’introduction des nouvelles technologies dans le quotidien de la classe moyenne américaine suscite des inquiétudes chez les parents, particulièrement soucieux de la sécurité de leurs jeunes filles. Leurs craintes surgissent précisément lorsque ces nouvelles technologies leur permettent d’explorer une nouvelle forme de « mobilité métaphorique », les arrachant potentiellement au contrôle des adultes. En d’autres termes, la peur surgit lorsque des adolescentes échappent à un espace plus ou moins cloisonné, protégé des intrusions provenant « de l’extérieur » et contrôlé par leurs parents. L’apparition du téléphone puis, des années plus tard, d’Internet dans les foyers a entraîné des réactions d’inquiétude semblables, motivées, d’une part, par la peur d’une invasion de l’espace domestique par des inconnus et, d’autre part, par celle d’une échappée vers un monde extérieur apparemment incontrôlable. Or, confinées pendant longtemps dans le territoire restreint de la maison, les jeunes filles ont fortement bénéficié de l’usage des nouveaux moyens de communication. En fait, ces derniers ont participé à ce décloisonnement salutaire permettant aux femmes de prendre leur place dans l’espace public. La lettre d’abord, puis le télégraphe, suivi du téléphone fixe, mobile, et enfin intelligent ont facilité leur accès au monde des autres sous des formes diversifiées. De nos jours, ces technologies ont cependant la particularité de prendre le corps comme objet de communication visuelle.
Avec l’introduction de l’appareil photo numérique dans les téléphones portables, et plus récemment dans les téléphones intelligents, l’échange de « sextos » s’est banalisé partout en Occident. Ce sont des photos à caractère sexuel que des personnes s’échangent par l’intermédiaire de leur téléphone ou d’Internet. En France et en Italie, 35 % des jeunes femmes de moins de 35 ans ont déjà envoyé un sexto, contre 29 % des Allemandes et 33 % des Espagnoles du même âge [3]. Aux États-Unis, une étude estime que 15 % des 12-17 ans auraient reçu un sexto. Selon le Pew Research Center [4], 9 % des garçons entre 14 et 24 ans se sont adonnés au sextage, contre 14 % des filles du même âge. De manière générale, si celui-ci se banalise lentement, il ne semble pas être exclusivement pratiqué par des jeunes. Conscient de cette réalité, Le Monde a publié fin 2013 un article titré « Sexto ou tard [5] » afin de remettre en question l’idée que cela concernerait uniquement les ados. Paradoxalement, si le sexto est présenté comme un danger pour eux, un autre discours, exclusif aux adultes, en fait l’apologie. « Sextos : 20 idées de textos d’amour (très chauds) ! » et « Cinq conseils pour être une pro du sexto ! » sont évidemment des titres d’articles de cyberpresse qui ne sont pas destinés à attirer l’attention du lecteur sur les dangers qui guettent les plus jeunes, mais plutôt à l’attirer sur les bienfaits du sexto dans la vie amoureuse. Toutefois, une visite sur le Net donne rapidement une idée du ton catastrophiste adopté par nombre de médias sur la question, une fois de plus sans accorder d’importance au sens de cette pratique : « Le sextage, un phénomène dangereux qui guette les adolescents [6] » ; « Les risques du sextage » ; « Les sextos chez les jeunes : danger ! [7] » ; « Les jeunes mis en garde contre les risques du sexto [8] ».
Une recherche menée par le Pew Research Center [9] souligne que les sextos sont généralement échangés par des partenaires en couple ou par des personnes cherchant à entreprendre une relation « romantique ». Dans certains cas, toutefois, un sexto est sollicité ou transmis sans le consentement de l’autre. Selon une étude menée par le National Campaign to Prevent Teen and Unplanned Pregnancy [10], les adeptes du sexto l’envoient à leurs petits copains ou leurs petites copines, à des pairs avec lesquels ils veulent entreprendre une relation amoureuse ou une aventure d’un soir et parfois à une personne rencontrée sur Internet. L’échange de sextos prend donc la forme d’un rite de séduction, que ce soit à l’intérieur du couple, afin de renforcer la relation, ou entre deux personnes qui flirtent. Parmi les principales raisons évoquées par ceux qui en ont déjà envoyés, on trouve : s’amuser ou séduire, faire un cadeau à son petit copain ou à sa petite copine, répondre à un sexto reçu, blaguer, se sentir sexy. Toutefois, 12 % des adolescentes de l’enquête disent l’avoir fait à la suite de pressions exercées sur elles.
L’étude de Lenhart [11] auprès des adolescents et des adolescentes américaines confirme que des jeunes filles s’adonnant à la pratique du sexto le font parfois parce qu’elles s’y sentent obligées. Une étude québécoise montre d’ailleurs que les garçons sont plus nombreux que les filles à solliciter des sextos. En 2006, 20 % des jeunes filles québécoises disent avoir subi des pressions pour en envoyer ; ce chiffre monte à 33 % en 2011. Toutefois, les adolescentes interrogées dans les différentes enquêtes affirment indirectement que le malaise palpable n’a rien à voir avec la pratique du sextage en soi. Le problème soulevé est fondamentalement relationnel : il rappelle la difficulté pour ces jeunes de trouver ou de s’inventer des modalités pour entrer en contact les uns avec les autres, pour séduire, pour se faire aimer et apprécier sans succomber aux demandes pressantes, et surtout sans mettre en jeu son image. Pour prévenir les dérives néfastes associées au phénomène du sexto, il ne suffit donc pas de s’interroger sur la conscience qu’ont les jeunes de laisser une « trace » ou non. Il n’est pas non plus suffisant de réévaluer les notions de pudeur et d’intimité, qui sont en plein bouleversement. Il importe surtout de revenir au sujet fondamental qui ressort du discours des jeunes sur leurs propres pratiques : les difficultés entourant la confiance en soi et en l’autre. Par ailleurs, contrairement à ce que peuvent nous laisser croire les médias, notons que la revenge porn, qui consiste à diffuser une image pornographique d’une ex-petite copine, reste un phénomène marginal. Par ailleurs, le résumé de l’enquête de l’Institut français d’opinion publique (IFOP [12]) à ce sujet n’aborde que la diffusion par des hommes des images de leurs ex-petites copines et non le contraire, ce qui laisse dans l’ombre l’humiliation des garçons par des jeunes filles.
Derrière la visibilité du phénomène du sexto se cache donc une dimension profondément relationnelle, impliquant au premier plan les questions de l’engagement et de la confiance en soi et en l’autre. En effet, le partage de photos ou de vidéos compromettantes est fortement imprégné du désir de « faire confiance ». Puisque le risque de diffusion est bel et bien réel, le fait de ne pas partager de telles photos prouve à chaque instant aux personnes concernées la qualité de leur relation. Les documents visuels envoyés sont alors des symboles de confiance, voire d’engagement [13]. Les appréhensions circulant autour du phénomène soulignent qu’en orientant les interprétations et les analyses en fonction d’un regard « adulto-centré », le risque d’invisibilisation du sens caché des pratiques s’amplifie.