Dans les années 1970, le psychologue d’origine suédoise Dan Olweus a attiré l’attention du grand public sur le phénomène de l’intimidation chez les jeunes, en forgeant le concept de bullying [1]. S’intéressant initialement au harcèlement des plus grands envers les plus petits, Olweus a sensibilisé l’opinion publique à une forme de violence qui, jusque-là, ne semblait guère préoccuper les autorités. Ses premières études ont indiqué que les jeunes considéraient comme insuffisante l’implication des adultes pour empêcher l’intimidation de se répandre dans les cours d’école. Si le phénomène n’est pas nouveau, le récent intérêt du grand public semble important, puisque la question du rôle des adultes pour le combattre se pose depuis plusieurs décennies.
Le phénomène du harcèlement est constamment examiné à partir des relations interpersonnelles : entre agresseurs et agressés, entre adultes et adolescents. Or, ces relations sont contextualisées. En fait, en tant que manifestation de la violence, le harcèlement est situé plus globalement dans des sociétés qui en favorisent peut-être l’expression. Quatre éléments de ce contexte semblent particulièrement importants à souligner. Premièrement, le harcèlement apparaît au sein de groupes où la violence des interactions individuelles n’est pas régulée par des instances extérieures. En d’autres termes, même si le harcèlement est ciblé par la loi, cette dernière n’arrive pas à s’imposer. Deuxièmement, les insultes proférées à l’endroit des victimes concernent souvent l’identité sexuée : les filles sont traitées de « putes » ou de « salopes », les garçons de « pédés » ou de « tapettes ». Le harcèlement se manifeste souvent dans un contexte de recherche de normes en matière d’identité sexuée, ou encore de critères d’inclusion ou d’exclusion d’une personne dans un groupe. Troisièmement, les espaces numériques n’apparaissent pas toujours comme des territoires plus propices à l’expression du harcèlement que le sont les espaces physiques ; toutefois, son existence redéfinit les manières de vivre le phénomène au quotidien. Quatrièmement, le harcèlement n’est pas un phénomène exclusif à la population adolescente : elle concerne aussi les adultes et, notamment, de nombreux milieux professionnels.
Le renouveau de l’intérêt pour l’intimidation chez les jeunes s’explique par la visibilité récente et inédite du harcèlement sur Internet, ce qui ouvre la porte à une interprétation séduisante selon laquelle les technologies de la communication seraient à l’origine du problème. Autrefois invisible, ne laissant comme seule trace que les souvenirs des paroles blessantes et des gestes de violence dans l’esprit de la victime, l’intimidation n’était pas seulement difficile à repérer, elle était aussi facile à ignorer. Or, en passant du harcèlement au cyberharcèlement, les intimidateurs laissent maintenant des traces qui non seulement témoignent de l’existence d’une violence psychologique, mais obligent aussi les témoins à agir face à ce qu’ils ne peuvent plus ignorer. Si des années de recherches n’ont pu aboutir à une prise en compte sérieuse et surtout permanente du phénomène à l’extérieur du monde de la recherche, la visibilité de cette violence a au moins permis une prise de conscience significative de son existence et de sa gravité. Paradoxalement, l’adophobie est à l’origine de ce soudain intérêt des gouvernements occidentaux, subventionnant quelques recherches et tentant au mieux de légiférer pour cibler spécifiquement les comportements des jeunes internautes dans les espaces numériques [2].
Le cyberharcèlement agit comme un révélateur des occurrences antérieures de harcèlement se déroulant dans les espaces physiques. Il n’est pas dissociable de l’existence, encore aujourd’hui, d’insultes proférées dans la rue ou dans la cour d’école, de bousculades dans les couloirs, de regards croisés qui menacent. Comme le montre l’enquête Adolescents en France : le grand malaise, menée par l’Unicef en 2014 [3], si 12,5 % des jeunes déclarent avoir été harcelés ou agressés sur Internet, près du tiers affirment être harcelés à l’école. Dans la plupart des cas, le cyberharcèlement ne semble donc constituer que la part visible du phénomène, un accès partiel aux insultes proférées à l’endroit de la victime, un reflet incomplet de la complexité de la situation qui lie le ou les agresseurs à l’intimidé. Certes, l’usage des technologies de l’image et de la communication participe d’une intensification des effets produits par l’intimidation, à cause de la permanence du lien dans un monde connecté et de la visibilité de l’agression dont témoigne désormais un vaste public sur Internet. En d’autres termes, parce que l’agresseur peut en tout temps harceler sous le regard des autres, la victime vit désormais avec le sentiment de ne jamais être à l’abri et d’être la risée du plus grand nombre, qui est rapidement mit au courant des rumeurs. Toutefois, un lieu commun consiste à confondre l’amplification des effets du harcèlement inhérente aux usages des technologies avec l’idée que celles-ci auraient créé les conditions d’émergence du phénomène. Les chiffres rappellent alors que le harcèlement continue d’avoir lieu dans les espaces physiques et que la compréhension du cyberharcèlement ne peut faire l’économie d’une approche globale.
Cette nouvelle visibilité a aussi eu l’avantage de forcer des adultes à réagir, voire à inventer de nouvelles approches pour combattre la violence de la cyberintimidation. Accusé du pire, mais parfois à l’origine du meilleur, Facebook a dû faire face depuis sa création à des questions difficiles concernant l’exposition de la sexualité, de la violence et de la mort [4]. Ainsi le réseau social a-t-il été tenu responsable par certaines personnes du harcèlement chez les jeunes, de la banalisation d’une nouvelle forme d’exhibitionnisme, de l’affirmation du narcissisme, mais il serait aussi à l’origine du Printemps arabe... Dans le cas du harcèlement, pressé d’agir, Facebook a créé, en partenariat avec des chercheurs de l’Université de Yale, un système favorisant la délation d’actes d’intimidation en ligne [5]. Il est désormais possible d’avertir en un clic un pair ou une personne d’autorité et de confiance de ce qui se trame et d’alerter la communauté des internautes, transformant alors la scène de l’humiliation en une scène de dénonciation. Dans ce contexte, certains aspects des médias sociaux, qui intensifient les effets de l’intimidation sur les victimes, se transforment aussi en un avantage pour la combattre : d’une part, le lien permanent de l’intimidé avec les internautes facilite sa mise en contact avec des témoins pouvant le défendre, d’autre part, la visibilité favorise la désignation des agresseurs par le plus grand nombre. Il s’agit de transformer les témoins en alliés, et de contrer le mouvement de l’humiliation par un mouvement de sensibilisation virale.
L’adophobie entraîne les individus dans des voies paradoxales. La visibilité du harcèlement sur Internet les sensibilise à une réalité difficile à appréhender, mais en orientant le regard vers les mots, les photos et les vidéos, cette visibilité encourage une lecture partielle du phénomène. La diffusion des traces du harcèlement remplace alors leur analyse en profondeur, voire leur contextualisation. Le plus grand nombre est informé par une mise en contact avec les « preuves » visuelles, mais peu en décryptent alors le sens. Les médias s’intéressent rarement au problème fondamental de la violence des jeunes ou de la complicité implicite des adultes qui ferment les yeux, lorsque surgit l’intimidation dans les espaces physiques. La recherche des causes de cette violence suscite moins l’intérêt que l’exposition de ses modalités, ce qui détourne l’attention des personnes impliquées, de leurs interactions et de leurs usages, pour la rediriger vers les technologies, les espaces qu’elles créent et qui sont investis par les plus jeunes. Dans ce contexte, la stigmatisation d’espaces de communication comme Facebook est flagrante : désigné comme le coupable, accusé de déshumaniser les relations entre les personnes, d’encourager les adolescents à la violence, Facebook créerait les conditions de l’intimidation. Pourtant, au-delà de cette définition partielle du contexte du cyberharcèlement par les dispositifs sociotechniques qui le circonscrivent, c’est surtout l’appropriation de ces derniers par les acteurs qui constitue, au final, les mondes numériques.
De l’oral à l’écrit, le cyberharcèlement signe le passage du harcèlement de l’ordre du négligeable à l’ordre du condamnable. Ce qui est dit s’oublie facilement, mais ce qui est écrit laisse une trace dont il est désormais difficile de nier l’existence. La violence verbale qui sévit dans les cours d’école, mais aussi dans la rue et parfois dans les familles, ne peut être contrée qu’à la condition que les témoins réagissent à ce qui est dit. Cela demande une grande spontanéité, que les situations se déroulant dans l’urgence ne facilitent pas toujours. Mais lorsque la même phrase est diffusée sur Facebook, qu’elle circule, qu’elle est vue et commentée, il est possible d’en informer l’opinion publique sous le couvert d’un fait : des adultes savent alors qu’ils ont le devoir d’agir. En ce sens, les réseaux sociaux lèvent parfois le voile non seulement sur des comportements adolescents, mais aussi sur une difficulté collective à intervenir, d’où la proposition d’hypothèses explicatives mettant à l’écart une implication quelconque des adultes dans les phénomènes abordés.
Le harcèlement révèle que nos sociétés peinent parfois à transmettre aux jeunes générations les modalités de l’être-ensemble. L’expérimentation prend ainsi plus de place dans la construction de leur identité et dans les interactions, dont les modalités ne sont plus données formellement. En d’autres termes, en faisant l’expérience nouvelle des relations entre pairs, les ados traversent une période d’apprentissage des codes à adopter et des limites à ne pas transgresser. Or, la violence verbale est une manière de tester les limites de l’échange, de susciter l’autorégulation des pairs, de mettre en scène — même maladroitement — son désaccord ou d’affirmer sa place dans un groupe. À cet effet, les travaux de Claire Balleys sur les usages adolescents de Facebook en Suisse ont montré que les rixes s’inscrivent dans un système complexe où règnent non pas les échanges violents, mais au contraire des conventions et des formules de politesse [6]. En devenant les nouveaux territoires de l’expérimentation du lien aux autres, les réseaux sociaux apparaissent alors comme les révélateurs d’un apprentissage qui engendre parfois des débordements. Dans tous les cas, le harcèlement témoigne de l’absence d’une règle posée par les adultes, potentiellement intériorisée par les plus jeunes.
À cet effet, la violence des propos tenus par certains adolescents sur Internet fait écho à celle qui caractérise les relations entre leurs aînés. Le Conseil canadien de sécurité au travail affirme qu’un employé sur six a été victime d’intimidation au travail, et qu’un sur cinq a déjà vu un collègue se faire intimider [7]. Plus qu’un épiphénomène, l’intimidation semblerait même ancrée dans certaines pratiques managériales [8]. Elle est peut-être même plus répandue parmi les adultes que parmi les ados. Au cours d’une enquête menée au Québec, 16,3 % des salariés interrogés ont affirmé avoir été victimes de harcèlement psychologique au travail au cours des douze derniers mois [9]. Des chiffres semblables ont été divulgués aux États-Unis, en Belgique, au Royaume-Uni et en Norvège [10]. Deux formes sont principalement décrites : le harcèlement vertical et descendant, qui implique un rapport hiérarchique au sein duquel le supérieur s’attaque à son subalterne, et le harcèlement horizontal, c’est-à-dire entre collègues. Ce qu’il faut en retenir, c’est que ces études, nombreuses et diversifiées, soulignent la présence significative de la violence psychologique au sein de la population adulte. Énième paradoxe de l’adophobie : des comportements parfois présents chez l’ensemble de la population semblent susciter davantage l’intérêt et l’attention lorsqu’ils s’expriment chez les plus jeunes. À titre comparatif, selon l’Institut de la statistique du Québec, 5 % des adolescents auraient été victimes de cyberharcèlement [11].