Parce que l’adolescence est décrite comme une période d’incertitude et de débordements, un moment de la vie éventuellement propice à une violence « manifeste », à une sexualité « débridée », voire à un rapport « ambigu » à la mort, toute personne ayant un tel rapport avec ces tabous universels est susceptible d’être qualifiée d’adolescent. C’est la fameuse « crise » d’adolescence, expression persistant dans le sens commun pour qualifier cette période de la vie. Comme l’étymologie du terme « crise » renvoie à la phase grave d’une maladie, son usage dans le sens commun a l’inconvénient d’orienter négativement la lecture des comportements adolescents. D’un simple terme, la « crise » devient alors une catégorie par laquelle est pensée l’adolescence. Malgré l’ambiguïté bien connue de ce terme, certains adologues continuent pourtant de l’employer, et ce sans se soucier des effets de la reprise de cet usage au quotidien par des parents et des professionnels.
Cette idée de « crise » favorise une assimilation entre l’adolescent et l’adulte vivant des périodes de transitions. Ainsi s’est banalisé l’usage des termes « ado » et « adolescent » pour insulter des adultes « en crise », dont les comportements immatures ne seraient pas imputables à leur statut d’adulte. Ce dernier serait innocenté de ses propres erreurs, puisque l’adolescent subsistant à l’intérieur de lui serait le coupable désigné. Que ce soit pour relever l’immaturité d’un trentenaire habitant chez ses parents, d’un adulte refusant de s’engager dans la vie professionnelle ou d’un individu récemment divorcé multipliant les aventures sans lendemain, les expressions « ado attardé », « cesse de faire l’ado », « tu n’es plus un ado » sont autant de variantes rappelant le lien inextricable entretenu entre adolescence et comportements négatifs non plus seulement chez les plus jeunes, mais aussi chez les plus âgés. Cette tendance est représentative du rôle de l’adophobie, participant de la stigmatisation d’adolescents au profit de certains adultes dont l’image est alors préservée. En ramenant un ami ou un parent à un statut d’adolescent, certains individus mettent à distance le fait que les comportements critiqués sont commis par des adultes et qu’ils sont aussi représentatifs du groupe auquel eux-mêmes appartiennent. En imputant ceux-ci à l’adolescent qui persisterait en chacun de ces adultes, ces personnes se mettent à l’extérieur du groupe déprécié. À cet effet, nous pouvons même nous demander si l’expression « cesse de faire l’ado » n’a pas progressivement remplacé « cesse de faire l’enfant ».
Pour Patrice Huerre [1], les représentations qu’ont plusieurs adultes de l’adolescence sont en partie liées au statut indéterminé de cette période de la vie, au flou entourant la définition même de ce qu’est un adolescent. Dans ce contexte, les termes ados et adolescents sont devenus péjoratifs puisqu’ils sont associés quotidiennement à des problèmes. En fait, il ne se passe
« pas un jour sans que la jeunesse ne soit montrée du doigt comme responsable de nombre de nos maux — “l’insécurité” par exemple — ou soit dépeinte comme violente, dépourvue d’idées, sans enthousiasme... contrairement aux adultes en place qui, eux, rayonnent d’optimisme, de douceur, de respect et de civilité ! Les remises en question occasionnées par la génération suivante sont mal supportées dans une époque de changements rapides comme c’est le cas aujourd’hui, quand les adultes eux-mêmes rencontrent le désarroi et perdent leurs repères [2]. »
En qualifiant des adultes d’adolescents, des individus vont ainsi remettre en jeu cette dynamique intergénérationnelle, permettant aux plus âgés de préserver le blason de leur génération et se dégageant, par le fait même, de la responsabilité de leurs actes.
De plus, des insultes proférées subtilement à l’endroit des adolescents se sont banalisées au point qu’il est possible de les prononcer publiquement. En 2013, en tentant de grimper par-dessus une clôture pour assister à un match de Rugby afin de rattraper son retard, le président du Modem en France, François Bayrou, s’est blessé au bras. Les médias s’étant emparés du fait divers, le politicien a alors justifié, dans le magazine l’Express, son acte auprès du grand public :
« C’est une connerie d’adolescent. Quand j’ai vu que le portail était fermé, je me suis dit que j’allais passer par-dessus la grille. Je ne voulais pas rater le début du match. J’ai glissé. J’ai d’abord été suspendu par la jambe [3]. »
L’usage public de l’expression « connerie d’adolescent » souligne à la fois l’impunité avec laquelle il est désormais possible d’associer une génération à des comportements négatifs et l’intelligibilité de cette référence pour le grand public, qui établit presque naturellement cette association.
Des adultes traversant des périodes de transition sont comparés aux adolescents, ce qui n’est pas absurde dans la mesure où il s’agit précisément d’une période ayant pour particularité le passage du statut d’enfant à celui d’adulte. Or, par ce rapprochement, l’accent semble mis en permanence sur une instabilité identitaire, signe d’un rejet des normes établies, d’une grande souffrance personnelle, voire d’une incapacité à entrer dans la vie. Les individus s’attardant au sein de la famille d’origine sont ainsi associés à des adultes refusant de grandir. Ces « adulescents » ont par exemple été personnifiés par le protagoniste du film Tanguy paru en 2001 [4]. Mûr physiquement, indépendant économiquement, mais ne trouvant pas les ressources personnelles pour s’émanciper du cocon familial, le personnage de Tanguy n’a pas seulement donné un visage à un phénomène : les « Tanguys » désignent désormais, dans le langage courant, de jeunes adultes, souvent des étudiants, qui tardent à quitter leurs parents. Malgré l’acceptation tacite d’un certain allongement du temps de l’adolescence, une pression s’exerce néanmoins sur ces « adolescents attardés ».
Si les termes ado et adolescent sont parfois synonymes d’injures dans le langage courant, certains adultes ne se gênent pas lorsqu’il s’agit d’insulter rituellement des plus jeunes. En ce sens, l’exemple le plus frappant est le retour annuel de l’exhibition des pires erreurs commises par les lycéens à l’occasion du bac français. Les insultes rituelles touchent parfois des groupes d’adultes, comme dans le cas des « perles de la sécu » — mais le cas des lycéens semble être le seul visant implicitement une génération. En effet, suivant une tradition moqueuse, stigmatisante et dégradante, les médias relaient les réponses les plus « bêtes » écrites par des lycéens de 17 et 18 ans, ces adolescents devant alors faire face à la violence d’une société qui n’hésite pas à humilier publiquement ses élèves les moins talentueux [5]. En résumé, soutenus par un consensus tacite, les médias procèdent à un lynchage générationnel, conscients du succès que ces insultes rituelles trouvent auprès du grand public [6]. L’adophobie s’exprime par la dévalorisation explicite des jeunes générations, soumises aux épreuves imposées par le système scolaire puis au dénigrement public lorsqu’elles réussissent moins bien. Réduisant ces lycéens au statut de bêtes de cirque, leurs contre-performances sont alors exhibées pour le plaisir de ceux qui se complaisent dans cette dévalorisation des générations montantes.
L’adophobie s’exprime donc parfois de manière frontale dans des paroles et des gestes. Elle s’immisce aussi plus insidieusement dans les représentations des jeunes dans le contexte des orientations prises lorsqu’il s’agit de les accompagner. Parce que l’adophobie consiste en une peur pour les ados qui se confond de plus en plus souvent avec une peur des ados, le devoir d’accompagnement se confond à son tour avec l’impératif de protection — les protéger d’eux-mêmes et protéger les autres contre les effets indésirables de cette jeunesse qui, parfois, semble à la dérive. Certes, il est légitime d’accompagner les plus fragiles et de sanctionner les délits. Mais trop souvent, l’application du principe de précaution donne lieu à une généralisation hâtive, qualifiant parfois de pathologiques des comportements désignés trop rapidement comme des problèmes, des déviances ou des maladies. Il importe au moins d’examiner les tendances actuelles en matière d’accompagnement, pour comprendre ce qui les influence, vérifier si elles sont orientées par cette peur latente des ados qui se renouvelle dans nos sociétés occidentales. Car à l’heure actuelle, le plus inquiétant n’est pas la situation même des adolescents et des adolescentes, mais bien la position inconfortable d’adultes animés par la peur.
Les discours adophobes bénéficient d’une légitimité peu remise en question. Il est possible de tenir à l’égard des jeunes des propos qui seraient inacceptables s’il s’adressaient à des femmes ou à certains groupes ethniques ou religieux. La généralisation hâtive, sophisme par excellence, symbole d’un manque de rationalité, devient la norme lorsque certains parlent des jeunes générations. Puis, après les mots et les discours stigmatisants viennent les actes répressifs. Non seulement la violence n’est pas le fait exclusif des jeunes, mais elle est d’abord le fait de ceux qui leur présentent le monde et les invitent à y trouver leur place. La violence des propos tenus ouvre la porte à la violence de nos actions. La tentation au contrôle prend l’avantage sur un accompagnement, demandant un investissement plus significatif de temps et d’argent.
Les sociétés à tendance adophobes sont la source, nous l’avons vu, d’une diversité d’exemples qui témoignent de leur peur pour les ados et des ados. À l’ère du numérique, toutefois, l’adophobie prend un nouvel essor en s’appuyant sur des images certes partielles — expressions de la violence, de la sexualité et de la mort adolescentes —, mais bien visibles. Pendant longtemps, des adultes curieux n’avaient que leur imagination pour s’effrayer à l’idée de ce que pouvaient bien faire les adolescents en leur absence. Aujourd’hui, photos et vidéos s’offrent comme des « preuves » visuelles confirmant leurs craintes, bien que ces images, le plus souvent commentées avec l’intention plus ou moins consciente de provoquer la peur, ne présentent en réalité qu’une vision partielle des comportements adolescents interrogés. Résultat, l’adophobie se trouve renforcée par ces prétendues justifications, ne rendant que plus nécessaire sa mise en examen : quelle proportion et quelles formes prendra-t-elle dans l’avenir ? Le principe de précaution pour mieux protéger les ados se fera-t-il au détriment d’une liberté autrefois connue pendant cette période ?
Ou prendra-t-on la mesure de ces orientations et anticipera-t-on les répercussions du resserrement des espaces autour des jeunes qui, comme tous les êtres, ont besoin d’explorer les environs de la vie pour prendre leur place ?