Le slut-shaming est un exemple de la nouvelle visibilité donnée à la violence qui imprègne les relations entre adolescentes. Apparu en 2011, le terme désigne une forme précise d’intimidation, prenant pour victimes des filles qui sont traitées de « salopes » par d’autres filles. Il consiste en des paroles violentes proférées à l’endroit d’adolescentes accusées d’être vulgaires, de s’habiller indécemment, d’adopter des mœurs légères. Sur des réseaux sociaux et des forums, des remarques désobligeantes sont lancées sur le type de vêtements portés, des critiques visent la manière de se maquiller, de se comporter dans les couloirs de l’école, etc. Les agresseurs accusent la personne prise pour cible de coucher avec « tout le monde ». Bien souvent, les victimes ne comprennent pas pourquoi elles sont devenues l’objet de ces insultes dans lesquelles elles ne se reconnaissent pas.
Le slut-shaming remet en question l’effectivité du féminisme dans l’ensemble des populations, de nombreux individus incarnant même un certain retour en force de la question de la moralité ; au sens premier du terme, c’est-à-dire qui concerne la distinction entre le bien et le mal. Si, pendant longtemps, les religions, les États et les familles ont farouchement défendu des conceptions relativement rigides de la morale, à l’heure actuelle, ce n’est évidemment plus le cas pour tous. Comme si c’était le prix à payer de la liberté, les individus font progressivement l’expérience du bien et du mal, à l’intérieur d’un système de valeurs où règne un certain relativisme. L’individu a ainsi plus de libertés, mais cherche à en bousculer les limites, à tester les frontières du convenable. En ce sens, les femmes ont remporté une première bataille au XXe siècle en s’imposant dans la sphère publique, notamment en revendiquant leur droit légitime à se vêtir comme elles l’entendaient. Mais le prix à payer est parfois significatif : le convenable étant constamment remis en question, les farouches défenderesses de la liberté font toujours face aux réfractaires et aux conservateurs, hommes et femmes. Ainsi, il n’est pas surprenant d’assister, en ce début de XXIe siècle, au prolongement de cette bataille : d’une part, la revendication d’une plus grande liberté se poursuit et, d’autre part, un durcissement de ton s’exprime lorsque certains considèrent que l’expression de cette liberté a atteint les limites du raisonnable.
Comme le souligne le socioanthropologue Thierry Goguel d’Allondans, la sexualité se voit partout, mais ne se dit nulle part [1]. Elle est omniprésente, inonde les écrans, parsème les espaces numériques, les affiches publicitaires, les propos tenus à la télévision et à la radio. Mais cela ne signifie pas que la sexualité trouve un sens partagé par la plupart des individus d’aujourd’hui. Son rôle n’est plus le même ; chacun est désormais chargé de lui assigner une place dans son histoire personnelle. Cela vaut également pour l’identité sexuée, qui est de moins en moins assignée et de plus en plus individualisée. Les questions fondamentales ressurgissent aussi dans le comportement des plus jeunes : qu’est-ce qu’une femme ? C’est dans ce contexte que le slut-shaming apparaît comme une guerre du sens. Les victimes d’insultes sont ramenées « à l’ordre », exclues, tandis que les intimidateurs se confortent dans leur opinion, en compagnie de leurs complices, en affirmant comment devrait ou non se comporter une fille.
Chez les ados, ce combat entre position libérale et conservatrice s’inscrit dans le contexte d’une découverte de soi, d’une affirmation de son point de vue, d’une quête de réponse à la question : qu’est-ce qui est bien et mal pour moi ? Devant l’absence de réponses claires, des jeunes vont susciter des réactions chez leurs pairs. Ainsi s’organise un système d’autorégulation : les limites sont posées par les amis qui donnent leur avis, approuvent ou condamnent les positions prises. L’autorégulation concerne aussi bien le choix des vêtements que les opinions sur des phénomènes de société. Certains jeunes vont tester des positions radicales, des groupes les désapprouveront, d’autres les renforceront. Mais généralement, l’autorégulation ne mène pas à une banale uniformisation des idées et des goûts. Elle participe plutôt d’une mise en tension : un certain consensus existe au sein des groupes jusqu’au jour où s’affirme une nouvelle tendance, une nouvelle opinion, un nouveau point de vue qui force le débat, mais aussi la séduction, la confrontation, l’imposition de ses idées. En mettant publiquement en scène des insultes, le slut-shaming fait apparaître l’une des versions les plus radicales de la logique de l’autorégulation qui s’impose dans les groupes d’adolescentes. Les échanges ont besoin de témoins pour exister, une manière d’interpeller le « tribunal de la majorité » et de lui demander de prendre position.
Comme la plupart des phénomènes rendus visibles sur les écrans, le slut-shaming effraie non seulement parce qu’il montre que l’identité sexuée se négocie parfois dans la violence, mais aussi parce qu’il force l’émergence d’une nouvelle question : pourquoi cette violence est-elle exposée, au risque d’être dénoncée ? Comme le signale Claire Balleys [2], le nombre d’amis recherchés sur les réseaux sociaux ne s’explique pas simplement par une quête de popularité, voire de célébrité. En fait, les « amis » constituent le groupe témoin des mises en scène produites sur les médias sociaux. En d’autres termes, ces derniers confèrent aux interfaces publiques, sur lesquelles se déroulent des interactions en ligne, l’apparence d’une scène de la vie quotidienne. Si le slut-shaming est si visible, c’est bien parce qu’il ne prend de sens que dans son caractère public. Il ne s’agit pas seulement d’humilier une personne en particulier, mais d’exposer sa position concernant certaines normes liées à l’apparence (habillement, maquillage, manière de parler, etc.), symbolisant l’affirmation et l’expression d’une certaine féminité.